On est en août 2015, le Tchad célèbre le 55e anniversaire de son indépendance. Le président Idriss Déby Itno choisit cette date symbolique pour, non pas parler de l’indépendance de son pays vis-à-vis de la France, mais de celle des pays de la Zone Franc par rapport à l’ancienne métropole coloniale. "Le FCFA est aujourd’hui garanti par le Trésor français. Il faut que dans les faits cette monnaie soit la nôtre pour que nous puissions en faire une devise convertible et un outil de développement", avait-il dit en substance. C’était bien la première fois qu’un chef d’Etat levait la voix pour dénoncer ce que tout le monde savait déjà. Idriss Déby venait de poser des questions cruciales, longtemps évitées par ses pairs. "Pourquoi cette monnaie n’est pas convertible? Pourquoi tous les échanges passent par la Banque de France? Qu’est-ce que nous gagnons en mettant nos ressources dans des comptes d’opérations? Quel est le taux d’intérêt que nous gagnons?", s’était-il demandé.
Certes, Déby est connu pour sa fougue, mais ses questions sont bien celles que les économistes africains sont de plus en plus nombreux à se poser. Et pour comprendre leur importance, il faut non seulement revenir aux principes qui régissent le franc Cfa, mais également aux réalisations des deux banques centrales par rapport aux réserves.
Comment la France obtient gratuitement 7000 milliards de FCFA
Il se pose, avant tout, le problème du fameux compte d’opération. Car faut-il le rappeler, les banques centrales sont tenues de verser pour le compte du Trésor public français la moitié de leurs avoirs extérieurs. En d’autres termes, les économies africaines financent l’Etat français en contrepartie de sa garantie. Car, une fois entre les mains du Trésor français, on imagine bien que cette somme finance l'éducation, la santé et la police françaises, entre autres.
Ainsi, d’après les états de synthèse de la BCEAO au 31 décembre 2015, ce financement de l’Etat français par les économies des huit pays de l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine) est de 3405 milliards de FCFA à fin 2015, contre 3097 milliards en 2014, soit l’équivalent de près de la moitié du PIB sénégalais. Pour ce financement du Trésor français, la banque centrale ouest africaine n’a reçu qu'un petit pécule: 23,56 milliards d’intérêts en 2015. Concrètement, le rendement calculé par Le360 Afrique n’est que de 0,72% pour un crédit moyen de 3251 milliards accordé par les pauvres citoyens sénégalais, ivoiriens ou maliens aux riches Français, par la BCEAO et le Trésor public français interposés. Autant dire que la France reçoit un financement gratuit de la part des pays africains qui, eux, l’acceptent sans rechigner. C’est une aberration, mais c’est ainsi depuis 1945, date à laquelle la Zone franc a été mise en place.
3281 milliards de Fcfa des réserves de la BEAC pour le Trésor français
Au niveau de la BEAC, ce n’est guère mieux. Les Etats d’Afrique centrale auront empoché quelque 21,2 milliards de Fcfa d’intérêts payés par le Trésor public français pour avoir déposé dans le fameux compte d’opération quelque 3281 milliards à fin 2015 et 3702 milliards de Fcfa à fin 2014, soit une moyenne de 3491,5. Là également le taux de rendement moyen n’est que 0,60%.
Il ne saurait en être autrement, puisque en acceptant l’accord asymétrique régissant le franc CFA, les pays africains ont indirectement accepté de prêter au Trésor public Français la moitié de leurs avoirs extérieurs contre une rémunération ridicule.
L’Afrique prête au Trésor français au taux négatif de -0,25%
"Le Compte d’opérations auprès du Trésor français reçoit 50% des avoirs extérieurs nets de la Zone Franc depuis le 1er juillet 2009". C’est ce qu’on peut lire dans le rapport annuel 2015 de la BEAC. Au-delà, les fonds déposés par les deux banques centrales sont logés dans un "Compte spécial de nivellement" pouvant être librement utilisés par la BCEAO ou la BEAC.
Or, les avoirs en Compte d’opérations sont rémunérés au taux de la facilité marginale de la Banque centrale européenne (BCE) tandis que les avoirs du Compte spécial de nivellement sont rémunérés au taux de refinancement (REFI) de la BCE.
La situation devrait empirer durant l’année 2016. En effet, le 21 juillet 2016, sans surprise, la BCE n'a modifié ni son principal taux directeur, le "REFI", qui reste à zéro, ni ses taux de facilité de prêt marginal et de facilité de dépôt calés en territoire négatif, à respectivement -0,25% et -0,4%, depuis le 10 mars.
Pendant ce temps, on emprunte à 6,5%
Le problème c’est que pendant ce temps, les Etats africains empruntent à des taux exorbitants. Pas plus tard que vendredi 29 juillet 2016, la Côte d’Ivoire a levé sur le marché ouest-africain quelque 120 milliards de Fcfa au taux moyen pondéré de 3,25%.Il s'agit là d'un excellent taux d’intérêt dans la sous-région où la Côte d’Ivoire possède la meilleure notation. D’autres pays comme le Bénin ou le Togo n’ont pas cette chance. Le 19 juillet dernier, le Bénin a emprunté, sous forme d’émission obligataire, la somme de 35 milliards au taux de 5,28%. La dernière sortie du Togo sur le marché international a été faite au taux de 6,5%.
Quatre principes qui ne servent pas toujours l’Afrique
En effet, il y a quatre grands principes régissant le CFA. D’abord, le Trésor public français apporte sa garantie de convertibilité illimitée du franc CFA en euro. Cela veut simplement dire que la totalité de la masse monétaire disponible dans les 8 pays de l’UEMOA, des 6 de la CEMAC et dans les Comores est convertible en euro.
Ensuite, la conversion en euro se fait suivant une parité fixe au taux d’un euro pour 655,985 francs Fcfa. C’est ainsi depuis 2001, lors de l’avènement de la monnaie unique européenne. Puis, comme troisième principe, le Fcfa est librement transférable vers n’importe quel pays dans le monde. Enfin, il y a un principe de centralisation des réserves, d’une part au niveau de la BCEAO, pour les huit pays de l’UEMOA et, d’autre part, a niveau de la BEAC pour les six pays de la CEMAC.
La fixité du change bloque la possibilité de relance
De ces quatre principes, celui qui pose le plus problèmes aux économies africaines de la zone Cfa c’est sans conteste la fixité des parités. En effet, cela place virtuellement les 15 pays concernés en zone euro, comme le sont la France, l’Espagne, l’Allemagne ou encore la Grèce. Et on l’a vu avec les cas de la Grèce, sa présence dans cette zone a rendu douloureux les réformes et les ajustements qu’elle devait adopter pour redresser son économie. C’est d’ailleurs pourquoi avant que l’on ne parle de Brexit, on a évoqué le Grexit. C’est pour éviter une réaction en chaîne que l’Allemagne notamment a décidé de renflouer les caisses de l’Etat grec, tout en exigeant une austérité dont le pays ne se relèvera pas de sitôt.
L’Afrique n’est pas la Grèce
Sauf que les pays africains ne sont pas la Grèce. Si la conjoncture change, l’arrimage du Fcfa à l’euro demeure, sans forcément bénéficier de la solidarité française. Avec un taux de croissance proche de zéro, un taux de chômage autour de 10,7% et une dette de 2200 milliards d’euros, soit 96% de son PIB, la France n’a pas les moyens d’aider le moindre pays africain à redresser son économie.
En cas de conjoncture difficile, tout le monde craint que la France ressorte la fameuse solution de la dévaluation du Franc Cfa. Cela s'est déjà produit, puisqu’en 1994, le Fcfa avait été purement et simplement dévalué de 50%, passant d’une parité d’un franc français pour 50 francs CFA à 100 francs CFA. Les 14 chefs d’Etat n’ont en rien pesé face au seul François Mitterrand.
Impossibilité de relancer l'économie par la monnaie
Par ailleurs, "il convient de rappeler que dans une économie de marché, à l’image du prix des biens de consommations, il y a un grand intérêt à ce que l’offre et la demande fixent le cours de la monnaie", affirme Babacar Bâ, banquier vivant en France. En effet, un pays compétitif économiquement aura tendance à exporter et donc à enregistrer des rentrées importantes de devises. L’échange desdites devises en monnaie locale correspond à une demande qui augmente en fonction de la compétitivité du pays. Par conséquent le cours de la monnaie locale s’apprécie. En revanche, pour une économie en mal de compétitivité, c’est l’effet inverse qui se produit, permettant ainsi une dépréciation de la monnaie locale. Cette simple baisse de la parité permet de doper les exportations.
L’évolution récente des cours du pétrole et des matières de base nous en apporte une preuve évidente. Des pays comme le Congo, la Guinée équatoriale, le Tchad ou encore le Gabon exportateurs de pétrole risquent d’entrer en récession sans que le Franc Cfa ne leur soit d’aucun secours, d’autant plus que leurs économie sont peu diversifiées. Alors que le Nigéria s’en sortira mieux à moyen terme. En effet, le naira a déjà connu une forte dépréciation de l’ordre de 30% par rapport au dollar. C’est l’un des meilleurs gages de la reprise de l’économie nigériane.
Le débat autour du Cfa ne doit plus être un sujet tabou
C’est dire qu’avec le franc Cfa, les anciennes colonies ne perdent pas seulement leur souveraineté en confiant la gestion de leur monnaie à la France. Ce sont aussi et surtout des enjeux de politiques économiques afin de laisser le marché adapter le taux de change à la conjoncture pour faciliter la relance en cas de besoin. Enfin, il s’agit aussi d’arrêter de financer la France à des taux négatifs, alors que les pays du continent empruntent entre 3 à 6,5%. Malheureusement certains inféodés à la France diront que c’est trop risqué de gérer soi-même sa monnaie. Même en laissant de côté le Nigéria, il est toujours possible de s’inspirer de pays comme la Mauritanie, la Gambie, la Guinée qui sont loin d’être des géants sur le continent, mais qui peuvent se targuer d'une souveraineté monétaire. Pour cela, il faudra que les gouverneurs des deux Banques centrales, BCEAO et BEAC et les chefs d’Etat arrêtent de considérer le débat autour du franc Cfa comme un sujet tabou.