Ce samedi matin, les ruelles de la commune populaire de Yopougon dégagent une odeur reconnaissable par tout abidjanais digne de ce nom. Et c'est assurément l’inévitable rituel tous les matins à Abobo, Anyama, Treichville, Adjamé, Cocody ... les communes de la capitale ivoirienne. Ce doux parfum d’oignon et de thon en train de frire dans l’huile, peu de personnes avoueront pouvoir y résister. «Les Ivoiriens ne peuvent résister à cette odeur-là et c’est ce qu’il faut pour attirer tout de suite le client, comme pour leur dire que le garba est prêt», concède l’air satisfait et malicieux Oumarou, un nigérien devant son «garbadrome», une baraque en bois à la propreté sommaire qui sert à son activité. Et dans les instants qui suivent, c’est le début de la ruée ; un attroupement commence à se former.
Les poissons revêtus d’une couleur or, à peine sortis de l’huile bouillante, s’arrachent à coup de fourchettes. La queue est particulièrement prisée, de quoi entrainer quelques petites disputes. Et parfois, c’est durant la friture que le poisson est réservé. C’est que, pour les «connaisseurs», la magie du garba s’opère surtout avec du poisson chaud.
C’est quoi un bon garba? «Il faut d’abord du poisson thon enrobé de farine, grillé à l’huile et présentant un aspect doré légèrement foncé, du bon attiéké, suffisamment d’oignon et de piment frais, une bonne cuillère d’huile de friture, voire plus, pour bien «mouiller» l’attiéké, un cube d’assaisonnement ou, à défaut, du sel. Et chaque bouchée doit être un mélange de ces éléments et je t’assure c’est inexplicable», nous explique Pascal, un inconditionnel. «Il faut surtout rechercher la queue du poisson», conseille Ibrahim, la bouche à moitié pleine.
Un plaisir abidjanais
Ce plaisir, il est surtout réservé aux Abidjanais, dans la mesure où on trouve rarement du thon à l’intérieur du pays. Et pour ceux qui arrivent pour la première fois dans la capitale, c’est quasiment le premier plat demandé ou servi pour faire plaisir. Même quand on vient de l’extérieur.
Pour Joseph Fang, un Camerounais, l’initiation au garba fut assez périlleuse. «Quand je suis arrivé en Côte d’Ivoire en 2008, mes cousins à Abidjan se sont empressés de me faire découvrir ce plat typique dont ils m’avaient tant parlé. A la première bouchée, j’ai plutôt ressenti ce mélange granulé au goût si différent du couscous qui m’a laissé sur ma faim et que j’ai eu du mal à digérer. Mais j’avoue qu’aujourd’hui chaque fois que je le peux, surtout les week-ends, je ne m’en prive pas» indique-t-il.
D’où vient ce met si simple qui attise tant les papilles des Ivoiriens? Pour connaître l’origine de ce qui est parfois appelé «Zéguen», il faut se fier à la légende populaire. C’est un ressortissant nigérien, un dénommé Garba, qui aurait eu l’idée de proposer un jour de l’attiéké avec le poisson thon grillé et comme accompagnement simple de l’oignon et du piment frais découpés en dé. Le thon, alors considéré comme moins noble et donc ayant une moindre valeur marchande, permettrait de composer un repas simple à petit tarif. Adopté d’abord par les ouvriers aux abords de grands chantiers, puis dans les quartiers populaires, ce sera surtout dans les années 1990 dans les cités universitaires, avec la crise économique, que ce repas sommaire va connaître son ère de gloire.
Le repas du pauvre a triomphé
Le plat est d’abord réputé comme la nourriture des personnes de condition sociale modeste pour ne pas dire pauvre. Il sert bien souvent à la fois de petit-déjeuner, de déjeuner et de diner, avec délectation faut-t-il le préciser, dans les quartiers populaires. «C’est plus accessible et un bon garba permet de tenir toute la matinée, voire une bonne partie de la journée.
J’ai juste besoin d’un plat attiéké 100 francs, poisson 200 ou 250 francs (soit un total de 300 à 350 FCFA, soit 0,5 euro)», avance Zoumana, attendant de choisir un poisson chaud, près d’un garbadrome. Dans les années 80, il fallait jusqu’à trois fois moins pour s’offrir un bon plat, raconte un homme plus agés attendant près d’un fourneau la cuisson de «son poisson».
Mais le Garba est parvenu à intégrer triomphalement toutes les classes sociales. «Le cadre d’aujourd’hui était l’élève ou l’étudiant d’origine modeste d’hier dont les études ont été agrémentées par le bon garba» commente jacques, un étudiant dans un baraquement fait de planches et d’une toiture en sachets plastiques, largement suffisant pour ce «job de vacance».
Une affirmation que soutient François Opéli, cadre au Trésor ivoirien, en jogging, une assiette en porcelaine en main. «Au centre commercial Kahira, au niveau du cercle des rails au Plateau, c’est avec bonheur que j’ai pu découvrir le parfum du garba par un heureux hasard. Et j’envoie régulièrement un de mes collaborateurs m’en acheter à midi. Cela me rappelle l’ambiance des années lycée et université. C’était à l’époque tout ce que je pouvais m’offrir et j’étais loin de me plaindre tant j’en étais accroc».
Les jeunes ivoiriens investissent l’activité
Au fronton du «Garbadrome» de Jacques, l’écriteau «Garba choco»: une expression valorisante qui en dit long sur la nouvelle tendance dans ce secteur d’activité avec des Ivoiriens qui tentent désormais d’intégrer le milieu dominé par les ressortissants nigériens, en mettant un peu plus l’accent sur l’hygiène. C’est que la décennie de crise qu’a traversé le pays a douché bien de rêves de bureaucrates et vendre du garba fait partie des petits boulots vers lesquels se replient nombre de jeunes ivoiriens.
«Les activités marchent bien, mais dernièrement avec la rareté du manioc (tubercule qui sert de base à la fabrication de l’attiéké), et la cherté de l’attiéké, on a eu moins de clients. Egalement, il devient difficile de s’approvisionner en thon dont les prix ne cessent de grimper. A ce rythme, le garba va devenir inaccessible pour les couches populaires», déplore-t-il.
Le gouvernement, conscient de la renommée de l’attiéké, a décidé le mois dernier d’en faire une marque déposée et d’en industrialiser la production pour mieux le valoriser. Reste à espérer que, comme le café et le cacao, il ne deviendra pas lui aussi un luxe pour les Ivoiriens.