Certains artistes-chanteurs du style coupé-décalé reprennent à l’envie les noms de ces jeunes en quête de la gloire. Des surnoms associés à des termes tels «Bceao», «CFA» «l’argentier» ou de célébrités. Ces cybercriminels ou brouteurs ont su entretenir un système d’arnaque qui a fait d’Abidjan une capitale peu recommandée.
Désormais traqués par une unité spéciale de la police, la PLCC (Plateforme de lutte contre la cybercriminalité), ils sont plus que méfiants mais n’ont pas pour autant arrêté leurs basses besognes.
L’apparition du phénomène coïncide avec la vulgarisation de l’outil informatique et internet. Jusqu’au début des années 2000, l’arnaque via internet était assez nouvelle mais dominé par des ressortissants nigérians, plus au fait des évolutions technologiques à l’époque. «Je me souviens que sur le campus de l’université de Cocody où je gérais un cybercafé en 2001, il y en avait qui payait pour être enfermé toute la nuit dans le local afin de s’adonner à certaines activités que l’on savait louches déjà». La rumeur disait à l’époque que l’un de ces arnaqueurs avait même vendu le parc du Banco à un richissime américain qui s’était finalement rendu compte de la supercherie, tardivement, se souvient-t-il.
Mais c’est surtout dans le tournant des années 2005 que le phénomène prend effectivement de l’ampleur et commence à intéresser de plus en plus de jeunes Ivoiriens. Il faut dire que le contexte s’y prêtait. Dans un pays déchiré par une crise armée (déclenchement de la rébellion en septembre 2002) et une crise économique, le désœuvrement et de chômage d’une jeunesse offraient un terrain fertile. L’idée répandue de se faire de l’argent via le net par de petites combines est de plus en plus évoquée et de le filon est réputé fort lucratif.
Du tchat au broutage
«Le tchat en ligne se vulgarisait et les filles en profitaient pour obtenir «des fiancés blancs» qui déjà subvenaient à leurs besoins juste à partir d’échanges sur le net», se souvient Jacques, le surnom que nous donnons à ce brouteur «repenti» comme il se qualifie lui-même. «Sans travail, elle avait une bonne situation grâce aux transferts qu’elles recevait régulièrement». Une situation qui a attiré de plus en plus de jeunes hommes.
«C’était de petites sommes qu’on demandait aux Blancs» poursuit-t-il. L’évocation d’une situation de vie misérable, d’un projet de création d’une ONG d’aide sociale par exemple, ou d’une maladie imaginaire grave qui nécessite des soins onéreux, etc., suffisait alors à susciter la compassion, voire la pitié des «vieux Blancs» et leurs soutirer des euros. Et l’appétit venant en mangeant, ces prétextes se sont avérées insuffisants pour recueillir des sommes plus importantes.
L’arrivée du coupé-décalé, un style musical qui faisait l’apologie des signes extérieurs de richesse (vêtements de marque, voitures de luxe, bijoux hors de prix) et du «travaillement» (distribution de billets de banques dans les maquis et nigth clubs) a attiré nombre de jeunes en mal de reconnaissance et de gloire.
Le phénomène a par la suite passé un cap avec le chantage. De faux profils sont créés avec de belles photos d’occidentaux (hommes ou femmes), des images à même de faciliter les amitiés et briser la méfiance des internautes. Au fil des échanges, ces derniers sont convaincus de se filmer nus. Ces images récoltées servent ensuite à les faire chanter. «Ils étaient prêts à miser beaucoup d’argent parfois pour préserver leur réputation», confirme Jacques. Des sommes importantes escroquées servent à entretenir une vie de «brouteur» faite d’excès d’alcool, de débauche et de mondanité.
Dette coloniale
Le style de vie ostentatoire et les frasques de ces nouveaux riches avaient commencé à agacer quelque peu, mais les autorités de l’époque n’en avaient pas trouvé grand-chose à redire, alors qu’au niveau international la Côte d’Ivoire commençait à être inscrite sur la liste noir de nombreux sites de rencontres. Et même pour narguer ce beau monde, une célèbre chanson «zouglou» (style musical urbain) avait été dédiée au «broutage», présenté comme la contrepartie de «la dette coloniale».
Dans un pays avec un régime (de l’ex président Laurent Gbagbo) en froid contre la France, accusée d’entretenir la rébellion armée, la chanson avait bien été tolérée et avait servi parfois de propagande politique. De sorte que les brouteurs bénéficiaient d’une relative liberté d’action, l’action des autorités policières à leur encontre étant alors plus timide.
Le broutage a ainsi pu s’ancrer dans les habitudes de ces jeunes qui en ont quasi fait une activité professionnelle au point de susciter des vocations.
«Les méthodes sont restées les mêmes, souligne Jacques, mais ils font de plus en plus preuve d’une grande capacité d’imagination». Dans le principe, "il faut trouver des âmes sensibles sur le net, installer un climat de confiance à travers des échanges et même des communications téléphoniques régulières, puis passer progressivement par des demandes de petites sommes d’argent», explique-t-il.
«Ils s’arrangent parfois avec des agents de la police pour se retrouver en prison, se faire prendre en photo derrière les barreaux et supplier leurs correspondants de payer une caution pour leur libération». Ou il leur arrive «de convaincre leurs correspondants de leur prêter en urgence de l’argent grâce à des profils de richissime hommes d’affaires ou en usurpant des profils de ministres ou de personnalités parfois bien connus», révèle notre repenti.
Une cyber police pour traquer les brouteurs
A la PLCC, l’on a pu observer toute sorte de dérives. Du jeune homme qui est parvenu à convaincre des femmes à se filmer nue, pour ensuite menacer de publier ces images sur les réseaux sociaux à moins d’entretenir des relations sexuelles régulièrement avec elles en plus d’espèces sonnantes et trébuchantes exigées. Ou encore, l’histoire incroyable de ces 4 jeunes cybercriminels parvenus à soutirer en 2013, 166.321 euros, soit près de 110 millions FCFA à un sexagénaire français.
Le vrai tournant dans la lutte contre ce phénomène a été la période après la crise postélectorale avec la création, en 2011, d’une unité spéciale de la police scientifique, la PLCC (plateforme de lutte contre la cybercriminalité) consacrée à la lutte contre ces cybercriminels.
Avec la lutte sans merci engagée contre les brouteurs, toutes une expertise a été mise à nu. «Vous avez des spécialistes de toutes sortes capables de pirater un profil, un compte bancaire, de fabriquer de vrais-faux documents officiels, de brouiller les pistes sur les réseaux afin de ne pas être repérés», confie un agent de la PLCC, qui a requis l’anonymat. «Mais, poursuit-t-il, nous sommes bien équipés pour les dénicher même si c’est souvent avec beaucoup de difficulté et d’astuces».
Il ne se passe pas de semaine en effet sans qu’une grosse prise ne viennent meubler le tableau de chasse de la cyber police. L’une des plus retentissantes de ces derniers jours a été l'arrestation d’un individu se faisant passer pour un général soudanais et qui cherchait à escroquer 60.000 euros à un individu (lien http://cybercrime.interieur.gouv.ci/?q=article/deux-individus-usurpent-lidentité-dun-général-soudanais-et-tentent-d-escroquer-60-000-euro-0).
Pratiques occultes
Face à la traque qui leur est faite, beaucoup de brouteurs ont recours à des pratiques occultes via des crimes rituels. Entre la fin 2014 et début 2015, le pays avait vécu une psychose avec des enlèvements d’enfants. Des gamins retrouvés par la suite sans tout ou partie de leurs membres, ou sans leurs parties intimes.
Dans le milieu, on avoue volontiers l’existence de telles pratiques. «Généralement, c’est pour avoir la chance de tomber sur les personnes riches afin d’obtenir rapidement leurs faveurs et leur soutirer beaucoup d’argent» explique Jacques. (Voir reportage lien https://www.youtube.com/watch?v=Dcz0AKY9xV8).
Mais à quoi servent ces fortunes amassées? De nos informations, il ressort que certains ont émigré en Europe, d’autres sont plus ou moins parvenus à blanchir les sommes perçues dans l’immobilier ou d’autres activités (bars et nigth clubs), mais là encore il ne s’agit que d’une infime minorité. La plupart ont pour quotidien une vie d’oisiveté allant de bars en night-clubs, entourés de courtisans et de jeunes filles, quand ils ne sont pas tués dans d’horribles accidents de la circulation. «C’est le prix à payer quand on signe des pactes occultes», s’attriste Jacques.
Jusqu’à 20 ans de prison
Des lois relatives à la protection des données à caractère personnel, à la lutte contre la cybercriminalité et aux transactions électroniques ont en effet été votées pour contenir, voire en finir avec le phénomène. Les cybercriminels et leurs complices risquent en effet des peines d’emprisonnement allant de 1 à 20 ans, assorties d’une amende de 500.000 à 100 millions FCFA.
Mais selon les experts, la faiblesse de la législation réside dans le fait qu’il n’est pas possible d’arrêter un individu sur la base de son train de vie, en déphasage avec ses revenus réels.