Entre Paris, Bamako et les jihadistes, les contradictions d'un jeu à trois

Sophie Pétronin, libérée cette semaine (début octobre 2020) par les djihadistes maliens.

Sophie Pétronin, libérée cette semaine (début octobre 2020) par les djihadistes maliens. . DR

Le 10/10/2020 à 15h47

La libération de Sophie Pétronin expose au grand jour une divergence majeure entre Paris et Bamako: le Mali a fait libérer l'otage française en négociant avec les groupes jihadistes, ce que la France, présente militairement au Sahel, s'interdit officiellement de faire.

Paris et Bamako sont censés travailler main dans la main, autour de la force française antijihadiste Barkhane déployée au Sahel depuis 2014 (plus de 5.000 soldats). Ils font face à une nébuleuse de groupes jihadistes liés à Al-Qaïda ou au groupe Etat islamique (EI), qui écument le nord du pays et une zone très vaste entre Mali, Niger et Burkina Faso.

Mais selon plusieurs sources, la France n'a pas été associée à l'opération de libération.

"La France félicite aujourd'hui le gouvernement. Mais est-ce que tout le monde était d'accord sur le prix à payer ? Je ne peux pas imaginer que Paris soit satisfaite de la libération d'autant de jihadistes", relève un chercheur français qui requiert l'anonymat, vu la sensibilité du sujet.

"C'est évidemment très délicat pour la France car il y a une contradiction", estime-t-il. Désormais, "on ne peut plus exclure que des discussions avec les groupes puissent faire partie de la solution" politique globale.

Le dilemme n'est pas nouveau. Début 2020, le président malien Ibrahim Boubacar Keïta avait admis vouloir discuter avec des groupes jihadistes et avoir envoyé des émissaires en direction de deux de leurs principaux chefs, le prédicateur peul Amadou Koufa et Iyad Ag Ghaly, leader du Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (GSIM).

Peu après, le GSIM, affilié à Al-Qaïda, avait accepté le principe à une seule condition: "la fin de l'occupation raciste et arrogante des croisés français".

Depuis, une junte militaire a renversé le président malien. Elle n'a fait aucune communication sur le sujet sinon sur sa volonté de "gagner la guerre". Mais les évènements de la semaine témoignent de ce que les ponts avec le nord du Mali n'ont pas été coupés.

La France, elle, est restée circonspecte voire mutique sur ces négociations, évoquant une question intérieure malienne. Surtout, elle a poursuivi ses objectifs militaires. En juin, elle revendiquait l'exécution du chef historique d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), l'Algérien Abdelmalek Droukdal.

Un haut-responsable militaire de Barkhane l'admettait peu après sans détour: "la mise hors de combat d'Ag Ghaly serait certainement un plus".

Celui avec lequel les uns veulent parler est donc bien aussi celui que les autres veulent abattre.

- Coup de poker malien -

Jeudi soir, le président Emmanuel Macron a remercié les autorités maliennes, en les assurant de sa volonté de les soutenir "dans la lutte qu'il mène avec persévérance contre le terrorisme au Sahel".

Mais l'agacement français était palpable en début de semaine, lorsqu'ont été annoncées les premières libérations de combattants, dont le profil précis restait flou vendredi. Et plusieurs sources ont indiqué à l'AFP que Paris avait ces derniers mois développé d'autres réseaux pour libérer Mme Pétronin.

"C'est un coup de poker des Maliens. Les Français avaient leur propre projet mais il n'avançait pas", a confirmé à l'AFP Lémine Ould Salem, journaliste, auteur et documentariste mauritanien, spécialiste de la région. Mais il ajoutait, relativisant les divergences bilatérales: "on peut être liés sans fonctionner de la même manière".

En coulisses pourtant, des militaires français ne cachaient pas leur frustration de voir relâchés tant de jihadistes, dont des cadres, capturés par leurs soins et qui pourraient les retrouver bientôt sur le terrain. Un scénario difficile à avaler alors que Barkhane a déjà perdu 45 soldats depuis 2014.

Comment va se jouer l'articulation entre logique militaire et négociation ? Michael Shurkin, analyste de la Rand Corporation, un institut américain de stratégie militaire, est convaincu que Ag Ghaly demeure l'objectif numéro un de Paris.

Sa mort constituerait une victoire bien plus significative sur le plan opérationnel que celle de Droukdel, a-t-il expliqué à l'AFP. Car Ag Ghaly "joue un rôle central dans le maintien de la coalition islamiste" et "a été de loin le chef de guerre touareg le plus important depuis le début des années 90".

Quant à l'hypothèse de négociations qui se poursuivraient, il rappelle que beaucoup des accords signés par le Touareg depuis trente ans ont surtout servi ses intérêts propres. "Il n'y a pas de paix à espérer avec lui", assure l'Américain.

Par Le360 Afrique (avec AFP)
Le 10/10/2020 à 15h47