Depuis une quinzaine de jours, les organisations de la société civile sénégalaise montent au créneau pour dénoncer l'attribution à Afri Partners Sénégal, une filiale du groupe Anas Sefrioui, d'une superficie globale de 10.000 ha. La presse n'a pas hésité à titrer : «Bradage des terres agricoles : les Marocains s'offrent 10.000 ha dans le Fouta». Evidemment, c'est aller trop vite en besogne, car c'est un peu plus complexe que cela.
La procédure respectée, mais…
Il s'agit d'une superficie tellement grande, même dans le domaine agricole, que beaucoup crient déjà au scandale. Pourtant tout semble être fait dans le respect de la législation sénégalaise. De plus, si Afri Partners Sénégal, société appartenant au groupe du milliardaire Anas Sefrioui, tient ses promesses d'investissements, il s'agira d'un des plus grands projets créateurs de valeur ajoutée agricole au Sénégal.
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Sauf que dans un pays comme le Sénégal, où la société civile, notamment le mouvement «Y'en a marre», a réussi à faire basculer un chef d'Etat, en l'occurrence Abdoulaye Wade, il est crucial de l'avoir dans le rétroviseur. D'ailleurs, il y a un précédent où un projet sur 20.000 ha avait finalement été empêché en 2013.
Un rappel des faits s'impose pour bien comprendre les tenants et les aboutissants de tout ce raffut. En effet, dans la vallée du fleuve Sénégal, deuxième plus grand cours d'eau d'Afrique de l'Ouest, après le fleuve Niger, deux communes rurales, Dodel et Démette, ont attribué respectivement 8500 et 1500 ha à Afri Partners. Il faut rappeler qu'au pays de la Teranga ce sont les populations locales, représentées par les communes, donc leurs élus, qui ont en charge la gestion des terres agricoles. Elles tiennent cette compétence de l'Etat.
Quand un agriculteur souhaite investir, il lui suffit simplement d'en faire la demande. Alors le conseil communal se réunit pour prendre sa décision. Sauf qu'il faut au préalable avoir consulté toutes les populations pour voir si personne ne possède une parcelle exploitée sur la zone visée. La moindre opposition annule la procédure, ou pourrait rendre nulle la future décision du conseil communal.
En ce qui concerne ces 10.000 ha, Afri Partners Sénégal bénéficie d'un droit d'exploitation d'une quarantaine d'années, à condition de réaliser ses promesses d'investissements d'ici un an. La société du groupe Sefrioui a déboursé la somme de 2 milliards de Fcfa, soit 3 millions d'euros, ou encore 200.000 Fcfa à l'hectare pour les frais d'attribution des droits d'exploitation.
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La faiblesse de la somme investie peut porter à la critique. Mais, là également, malgré les doutes, c'est quelque chose de très commun au Sénégal. Certaines communes n'encaissent même pas une somme pareille, puisque ce qui est privilégié c'est surtout l'apport global du projet, en termes d'emplois, de production agricole et d'impôts locaux, et non la location de la surface.
Un projet créateur de valeur ?
Et justement, auprès des deux communes, on fait savoir que le groupe de Sefrioui s'est engagé à réaliser un investissement de 75 milliards de Fcfa, soit 7,5 millions de Fcfa/ha, ou 11.500 euros. Or, aujourd'hui, rares sont les agriculteurs sénégalais dans le domaine rizicole qui ont déjà consenti un investissement similaire.
En effet, nombre de producteurs de riz se contentent simplement d'utiliser les terres aménagées par l'Etat pour démarrer leur exploitation. L'objectif d'Afri Partners est d'arriver à une production de 115.000 tonnes de riz paddy par an, en deux campagnes, une dite de saison et une autre dite de contre-saison. Il est également prévu la création d'une unité de valorisation pouvant traiter 125.000 tonnes/an.
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Enfin, toujours selon les mêmes sources, quelque 1.500 emplois seront créés, sans compter les investissements permettant de désenclaver plusieurs villages isolés. Enfin, argument ultime, 2.500 ha seront aménagés et octroyés aux populations qui désirent prendre en charge l'exploitation, sans doute dans un contrat d'agrégation avec l'investisseur. Ce qui voudrait dire que le produit de la récolte serait alors revendu exclusivement au groupe de Sefrioui.
Au Sénégal, l'Agence de promotion des investissements, le ministère de l'Agriculture et le ministère de l'Intérieur ont tous été favorables à un tel projet. Car, faut-il le rappeler, en haut lieu, le président Macky Sall lui-même a fait de l'autosuffisance en riz son cheval de bataille. C'est pourquoi, Afri Partners Sénégal n'a eu aucun mal à signer une convention avec le gouvernement du Sénégal le 12 janvier 2017.
La bataille contre la société civile sera rude
Sefrioui a-t-il alors toutes les cartes en main? Pas tout à fait, car il y a bien un précédent. En 2013, le projet Senhuile-Senethanol porté par des investisseurs italiens était attributaire de 20.000 ha de terres dans des conditions similaires, donc respectueuses de la législation sénégalaise en la matière. C'était également dans la région du fleuve Sénégal. Il y a eu une levée de boucliers de la société civile, notamment le Cadre de réflexion et d'action sur le foncier au Sénégal (CRAFS) soutenue par des organisations internationales qui luttent contre l'accaparement des terres. Finalement tout a capoté.
Car, le problème n'est pas seulement l'apport immédiat du projet rizicole, mais l'accaparement des terres durant plusieurs générations, au profit d'un seul investisseur. Cela poussera inexorablement les villageois à changer leur modèle économique et leur mode de vie, voire à chercher simplement de nouvelles terres ailleurs.
De plus, dans le monde rural au Sénégal, les réserves agraires non encore exploitées par les populations sont le seul héritage des générations futures d'agriculteurs. Il y aura donc un réel changement de paradigme. A cela s'ajoute la réalité de la région, où plusieurs terres agricoles servent de parcours pour l'élevage transhumant. Or en octroyant 10.000 ha en un bloc, plusieurs centaines d'éleveurs seront obligés de changer leurs habitudes séculaires de production.
Ce sont là quelques arguments qui seront certainement brandis contre le groupe d'Anas Sefrioui. D'autant que, jusqu'ici, on ne connait Afri Partners dans aucun projet agricole, ni au Sénégal, ni au Maroc d'où est originaire sa maison-mère.