Lors de l’Ibrahim Governance Weekend (IGW) 2025, l’échange entre Mo Ibrahim, fondateur et président de la fondation éponyme, et David Lammy, secrétaire d’Etat britannique aux Affaires étrangères, au Commonwealth et au Développement, a révélé des réorientations significatives dans l’approche du Royaume-Uni envers l’Afrique. Basée sur une consultation approfondie, cette nouvelle stratégie privilégie l’investissement sur l’aide publique au développement (APD), affiche une fermeté renouvelée contre les flux financiers illicites, et reconnaît la complexité des crises comme celle du Soudan.
David Lammy insiste à plusieurs reprises sur une rupture avec le passé «Oui, la Grande-Bretagne a refait surface en Afrique dans le domaine du partenariat, et non plus dans le paternalisme». Un repositionnement qui est incarné par une approche fondée sur l’écoute. «Nous avons pris plus de temps à écouter, et nous avons parlé très peu». À cela s’ajoute la reconnaissance des priorités africaines exprimées lors de consultations: opportunités, financement, développement.
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Lors de l’évènement, David Lammy a détaillé une "approche Afrique" construite après six mois de consultations avec des ONG et institutions financières. Selon le chef de la diplomatie britannique, le constat est unanime «les interlocuteurs ne veulent plus que la Grande-Bretagne soit simplement un donneur. Mais qu’elle investisse». Ce virage stratégique cible des secteurs clés identifiés comme porteurs: climat, énergie, finance, éducation et technologie.
Il se concrétise par des instruments financiers existants comme Royaume-Uni Export Finance (UKEF), l’agence de crédit à l’exportation du gouvernement britannique, qui selon le ministre, «a un portefeuille de 10 milliards de livres pour le continent africain, dont 1 milliard engagé récemment», tandis que British International Investment (BII), l’institution financière de développement du gouvernement britannique, intensifie ses placements.
Mais pas que. Lammy promet une traduction en «actions concrètes», évoquant notamment les onze protocoles d’accord signés avec le Maroc. Un ton qui marque une évolution rhétorique positive que les pays africains doivent accueillir, mais aussi surveiller quant à sa mise en œuvre réelle.
Engagements réaffirmés dans la lutte contre les flux illicites
Mo Ibrahim a interrogé la capacité et la volonté britannique de lutter contre l’évasion fiscale et les flux illicites, pointant les territoires d’outre-mer comme refuges pour «l’argent volé» par «des dirigeants corrompus, des terroristes, des trafiquants de drogue». Lammy a reconnu le problème, liant ces flux au «trafic d’armes, de drogue» et à l’instabilité. Il annonce des actions dont, en premier lieu, le renforcement de la transparence.
En s’appuyant sur les lois adoptées sous le gouvernement du Premier ministre David Cameron, le ministre souligne sa volonté de poursuivre les progrès dans les territoires britanniques d’outre-mer. «Il y a des lois qui ont été adoptées sous le gouvernement de David Cameron. Je pense qu’il y a eu des bonnes avancées dans les territoires britanniques d’outre-mer. Il y a du progrès à faire dans d’autre», soutient le chef de la diplomatie britannique.
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Pour étayer son propos, il est revenu sur la nomination de Margaret Hodge, ex-présidente de la commission d’audit parlementaire, comme envoyée spéciale sur le sujet. Cette ancienne députée travailliste est reconnue pour son engagement de longue date contre la corruption et les finances illicites, notamment en tant que présidente du Comité des comptes publics entre 2010 et 2015. «Nous sommes à la tâche», dit-il.
«Je viens de nommer Margaret Hodge au poste de championne anti-corruption du Royaume-Uni. Dans ce rôle, elle travaille avec le Parlement, le secteur privé et la société civile pour combattre la corruption et le crime organisé. Nous espérons que ça va faire avancer les choses. D’ailleurs, la National Crime Agency (NCA), notre agence de répression du crime, fait du bon travail. Cela fait onze mois que nous avons commencé. Pour l’heure, nous avons identifié des flux financiers illicites en Angola, au Nigéria», fait valoir David Lammy, qui met en avant des initiatives concrètes pour légitimer sa position. Des mesures qui sont des pas positifs, reconnaissant la dimension criminelle des flux illicites.
Face à l’impatience de résultats tangibles et l’urgence d’action concrète face à l’hémorragie économique que subissent les États africains, David Lammy s’engage à des résultats visibles «en moins de 4 ans». Rappelons que l’Afrique perd environ 90 milliards de dollars par an en fuites illicites de capitaux, pratiquement l’équivalent de l’aide publique au développement reçue.
Engagement affiché dans les crises
L’autre nouveauté à souligner est le renforcement de l’engagement du Royaume-Uni dans les crises comme celle du Soudan. Le secrétaire d’Etat britannique aux Affaires étrangères, au Commonwealth et au Développement qualifie la crise soudanaise de «pire catastrophe humanitaire au monde en cours», déplorant son manque de médiatisation en Occident. Pour faire bouger les lignes et à la différence de ses prédécesseurs, son action est marquée par une visite dans les camps de réfugiés au Tchad, un plaidoyer actif «Si vous regardez mon fil d’actualité sur le réseau social X, le Soudan est en tête de liste», fait-il valoir.
À cela s’ajoute une conférence de haut niveau à Londres, co-présidée par le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Union africaine et l’Union européenne, le 15 avril 2025, pour répondre à la crise humanitaire au Soudan, à l’occasion du deuxième anniversaire du conflit qui ravage le pays depuis avril 2023. Rappelons que cette conférence a réuni 22 États parties prenantes et organisations internationales dont l’UE, l’UA, Égypte, Émirats, Kenya, États-Unis, Russie, etc., et a abouti à des engagements de 800 millions de dollars, dont 120 millions du Royaume-Uni.
Aide au développement et visa
Malgré la nouvelle rhétorique, l’héritage des coupes budgétaires pèse. Si la réduction de l’aide publique au développement (APD) britannique de 0,7% à 0,5% puis 0,3% de son revenu national brut (RNB) est critiqué, David Lammy justifie cela comme un héritage difficile, défendant le maintien du Royaume-Uni comme 6ème donateur mondial.
Pour lui, l’APD ne se limite pas aux dons. «Le développement, c’est la croissance, c’est les emplois, c’est les opportunités, c’est les entreprises. Ce ne sont pas des dons», martèle Lammy, soulignant que les transferts de fonds de la diaspora dépassent largement l’aide publique dans tous les pays. A titre d’exemple, pour l’Égypte, le Maroc et la Tunisie réunis, ces flux s’élèvent à plus de 44 milliards de dollars en 2024.
Le chef de la diplomatie argue de la nécessité d’investir dans la défense (hard power) dans un contexte international tendu.
Le système de visas britannique est aussi vivement critiqué comme « cher », « compliqué », « ternissant l’image de marque du Royaume-Uni » et contraire à l’ambition d’un « Royaume-Uni mondialisé ». Lammy, reconnaissant le problème et rappelant ses origines immigrées, notamment de la Guyane, promet des simplifications via un nouveau portail et un régime VIP à l’aéroport de Londres-Heathrow, tout en évoquant les pressions politiques internes sur l’immigration.
Le Maroc, modèle concret de la nouvelle approche
Comme indiqué plus haut, le partenariat stratégique renforcé signé avec le Maroc le 1er juin 2025, a été évoqué par David Lammy durant l’entretien, notamment les onze protocoles d’accord signés avec le Maroc. Pour lui, il sert de modèle concret à la nouvelle approche.
Rappelons que le Royaume-Uni soutient explicitement le plan d’autonomie marocain pour le Sahara comme «base la plus crédible, viable et pragmatique» pour une résolution, marquant un alignement fort avec le Maroc. A cela s’ajoute le fait que l’UKEF engage 5 milliards de livres pour soutenir les affaires au Maroc (pouvant inclure le Sahara), visant des secteurs comme les énergies renouvelables, l’eau, la santé et les infrastructures (dont la Coupe du Monde 2030).
Une Coopération renforcée contre le terrorisme, la cybercriminalité, la migration illégale et le crime organisé, saluant le rôle régional du Maroc. Ainsi que des accords sur la reconnaissance mutuelle des diplômes, la facilitation d’implantations universitaires britanniques, et l’engagement à améliorer les processus de visa.
En définitive, l’échange entre les deux personnalités révèle une volonté britannique de rebâtir une relation avec l’Afrique sur des bases plus équitables et économiques. L’accent mis sur l’investissement, la lutte contre les flux illicites avec des actes concrets comme la nomination de Margaret Hodge sont des nouveautés positives. Le partenariat avec le Maroc, riche en investissements et reconnaissances stratégiques, en est l’illustration la plus aboutie.
Le repositionnement du Royaume-Uni en Afrique
Axe stratégique | Détails clés | Actions concrètes/Engagements |
---|---|---|
Fondements de la Nouvelle Approche | - Rupture avec le « paternalisme » historique. - Priorité aux investissements plutôt qu’à l’aide publique. - Approche fondée sur l’écoute (6 mois de consultations). | - Centrage sur les opportunités, financement et développement exprimés par les pays africains. |
Domaines d’intervention | - Investissements structurants : Climat, énergie, finance, éducation, technologie. - Lutte contre les flux financiers illicites (90 mds$/an perdus par l’Afrique). - Engagement dans les crises (ex: Soudan) | - Mobilisation d’UKEF (10 mds £ pour l’Afrique) et BII. - Nomination de Margaret Hodge comme « championne anti-corruption ». - Conférence internationale sur le Soudan (800 M$ engagés, dont 120 M$ par le RU) |
Partenariat modèle (Maroc) | - 11 protocoles d’accord signés. - Soutien au plan d’autonomie du Sahara. - Coopération renforcée (sécurité, éducation, visas). | - Financement de 5 mds £ par UKEF pour énergies renouvelables, santé, infrastructures (dont Coupe du Monde 2030). |
Défis persistants | - Réduction controversée de l’Aide Publique au Développement (APD) : 0.7% → 0.5% → 0.3% du RNB. - Système de visas jugé « cher » et « compliqué ». | - Promesse de simplification des visas (portail unique, régime VIP à Heathrow). - Maintien du RU comme 6ᵉ donateur mondial malgré les coupes. |