En ce début d’après-midi du lundi 27 juin, la circulation est particulièrement dense sur le tronçon Patte d’Oie-Pikine de l’autoroute à péage. Beaucoup d’automobilistes ont quitté le bureau depuis 15h30 ou 16h pour venir s’entasser sur le basalte, se mêlant aux cars «Ndiaga Ndiaye», ces véhicules de transport en commun bien connus des Sénégalais pour leur mépris du code de la route, et les camions, créant ainsi un indescriptible embouteillage.Tous espèrent rompre le jeûne à la maison, mais beaucoup n’arriveront pas à temps. A bord de sa fragile Citroën C4, Khadim, la quarantaine, est particulièrement nerveux ce soir. «Mais qu’est-ce que tu fais espèce de c…?», lance-t-il à un conducteur de «Ndiaga Ndiaye» (des cars datant d'une autre ère).Ce dernier, qui ne cessait depuis quelques minutes de «forcer» le passage pour rejoindre leur voie, a fini par toucher légèrement le taxi qui se trouvait devant Khadim, bloquant ainsi la circulation. A l’arrière de la scène, les klaxons se multiplient, aigus. Comme si cela suffisait pour se frayer un chemin ! Mais rien ne bouge.Après une bonne quinzaine de minutes d’échanges de propos aigres-doux entre le conducteur «indélicat» et les autres automobilistes, un policier chargé de réguler la circulation finit par arriver. Il confisque le permis du coupable avant de décanter la situation. La circulation peut reprendre, mais toujours aussi lentement. Ce genre de scènes se produit des dizaines de fois quasi-quotidiennement sur les routes de Dakar en ce mois béni de ramadan.Il est presque 19h30 à Pikine. Il ne reste qu’une poignée de minutes pour la rupture du jeûne. Les passagers qui ont réussi à s’extirper de «l’enfer» de la circulation se hâtent vers leurs domiciles. Les «Baay Fall» animent la rue. Ils ont allumé du feu sur lequel une grande marmite servant à préparer le «café Touba».Avec leurs dreadlocks et leurs habits multicolores, ces fidèles atypiques qui se réclament du mouridisme, l’une des principales confréries du Sénégal, n’observent pas le jeûne, tout comme ils ne pratiquent pas la prière. Mais ils espèrent «profiter» des bienfaits de ce mois béni en servant le café pour la rupture aux passants, aux retardataires et aux nécessiteux. Ils font l’aumône pour avoir de quoi acheter le café. Toute une philosophie,…Ndiaye, un de mes voisins, lui, a réussi à regagner sa maison avant la rupture. Son épouse et ses deux filles l’attendent. Le «ndogou» (repas de rupture) est moins riche que chez les familles plus aisées. Mais il y a le nécessaire : du pain, du fromage, du café, des dattes, etc. Ndiaye ne s’encombre pas de tous ces préalables. «Moi, je n’attends pas l’appel du muezzin pour couper», dit-il, citant le célèbre hadith qui recommande de couper tôt. En tout cas quand le soleil disparaît au couchant.Ndiaye prend rapidement son café et enchaine automatiquement avec son bol de «thiéré» (couscous sénégalais à base de mil) avec de la sauce d’arachides. Quand l’appel du muezzin retentit, donnant le signal pour les autres, ceux qui l’attendaient, Ndiaye avait déjà vidé son bol à moitié. Il laisse le reste, le temps d’aller effectuer la prière du couché du soleil à la mosquée.Sur le chemin, il retrouve Samba, un autre voisin. «Il faisait vraiment chaud aujourd’hui», commente ce dernier. «Moi, je puise dans mes dernières ressources, vivement la fin», répond Ndiaye, avec un petit rire, le reste du «thiéré» au coin des lèvres. L’imam expédie rapidement la prière, pour permettre à ceux qui, contrairement à Ndiaye, n’ont coupé qu’avec quelques dattes et de l'eau avant de se rendre à la mosquée, le temps d’aller terminer tranquillement leur «ndogou».Chez Samba, au menu, il y a tout ou presque. En tout cas «plus que ce que nous pouvons consommer». Comme beaucoup de familles plus ou moins aisées, pendant le ramadan, lui et sa femme ont acheté de tout au supermarché. Cependant, une grande partie de ces denrées finissent à la poubelle.Comme dans beaucoup de pays, la consommation connaît une forte hausse pendant le ramadan. Un effet qui contrebalance la baisse de productivité dans certains secteurs comme l’industrie –une baisse de production estimée entre 15% et 20% par l’économiste sénégalais Moubarack Lô– pour entretenir la croissance,…Samba avoue qu’il n’arrive pas à trouver la formule pour un bon régime alimentaire durant le ramadan. «Si je mange beaucoup dès la rupture, je n’arrive pas à faire les tarawih (prières surérogatoires durant la nuit). Si j’attends la fin des tarawih pour manger, je ne digère pas avant d’aller au lit, ce qui amène d’autres complications».Face à ce casse-tête, Samba a opté pour l’une des deux mosquées du quartier où les tarawih sont expédiées en 15 mn, généralement en quatre raka'. D’autres habitants du quartier, comme Abdou Fall, eux, préfèrent fréquenter l’autre mosquée, située dans un complexe islamique. Là-bas, «c’est comme à la Mecque», s’enthousiasme le jeune-homme. En effet, dans cette mosquée-là, les tarawih durent environ deux heures subdivisées en 8 raka', sans compter les 3 de «safa-witr», avec des imams qui psalmodient «merveilleusement» le coran, imitant Sudaïs, Shuraim ou encore Maheer. Mais tout le monde n’est pas capable de tenir le rythme. Certains ne «tiennent» que 4 ou 6 raka'.Durant ces dix derniers jours du mois béni, quelques mosquées organisent des «qiyamu leyli» (prières de nuit) jusqu’à l’aube, conformément à la tradition prophétique. En revanche, pour la grande majorité des Sénégalais, le «leylatoul qadr» (la nuit du destin) est invariablement fixée dans la nuit du 27.Certains abordent cette dernière ligne droite (les dix derniers jours) avec un grand degré de spiritualité, l’âme s’étant renforcée au détriment du corps, tandis que d’autres ont déjà renoué avec les pratiques habituelles. En effet, généralement, le début du ramadan s’accompagne avec un grand engouement. Les premiers jours, beaucoup, chapelet à la main, cure-dent dans la bouche, crachant à gauche et à droite, montrent ostensiblement leur jeûne. Au fur et à mesure que le mois avance, comme dans une course de fond, ce «cinéma» disparaît peu à peu, les mosquées deviennent moins combles et certaines «mauvaises habitudes» reviennent petit à petit.Mais globalement, au Sénégal, tout le monde, même ceux qui ne jeûnent pas (musulmans, chrétiens ou animistes), respectent la sacralité de ce mois. L’effet ramadan se voit aisément partout : les gens sont moins bavards et moins travailleurs aussi, hélas, s’intéressent plus à leur religion et multiplient les signes de solidarité envers les nécessiteux. Il y a surtout moins de tapage.
Le 28/06/2016 à 11h28