Sénégal: la polémique sur la double nationalité refait surface

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Le 12/08/2016 à 15h15, mis à jour le 12/08/2016 à 15h26

Une proposition du pouvoir, consistant à faire figurer dans la Constitution que tout candidat à l’élection présidentielle de 2019 doit renoncer à sa -ou ses autres- nationalité-s cinq ans avant le jour du scrutin, a suscité la polémique et relancé le débat sur la double nationalité. Explications.

Pour corser les conditions d’application de l’article 28 de la Constitution relatif à la double nationalité, le chargé des élections de l’APR, Benoît Sambou, avait proposé d’ajouter un point à l’article Lo114 du code électoral. La proposition, qui fait partie de la mouture du projet de loi actuellement sur la table de l’Assemblée nationale, consiste à faire figurer dans la Constitution que tout candidat à l’élection présidentielle de 2019 doit renoncer à sa ou ses autres nationalités cinq ans avant le jour du scrutin.

Malgré le retrait de cette disposition, la polémique n’en finit plus. L’opposition dans son ensemble crie au scandale. L’ancien Premier ministre et président du parti «Rewmi», Idrissa Seck, dans une lettre ouverte adressée aux Sénégalais, a critiqué la démarche du pouvoir et qualifié le débat de «malsain et dangereux».

Mamadou Diop «Decroix», le coordonnateur du FPDR (Front pour la défense de la république, une coalition des partis d’opposition) estime, quant à lui, que c’est Karim Wade et Abdoul Mbaye qui sont visés à travers cette proposition, dénonçant lui aussi un débat «malsain et dangereux parce que source de déchirure et de discrimination pour notre jeune nation».

Bref, pour ses détracteurs, le régime de Macky Sall vient de franchir une «ligne rouge» en agitant un débat qui a «déstabilisé» tant de pays de la sous-région, notamment la Côte d’Ivoire. Les jeunes Libéraux de lancer cette mise en garde : «Macky Sall se lance dans une entreprise dangereuse en voulant priver le peuple de son candidat (Karim Wade)».

El Hadji Hamidou Kassé, le ministre conseiller du président Macky Sall, est monté au créneau pour tenter d’apporter la réplique. D’après lui, cette proposition «ne cible personne et n’a nullement pour finalité d’éliminer des adversaires politiques. C’est un débat qui concerne les candidats à l’élection présidentielle et non un débat sur la bi-nationalité ou la double nationalité», dit-il, jugeant «malheureux que des hommes politiques et autres chroniqueurs pensent qu’il y a un débat sur la sénégalité –en référence à l’ivoirité– alors qu’il n’y a jamais eu un débat sur la sénégalité». Il met en avant le fait que c’est sous Macky Sall qu’un étranger marié à une Sénégalaise acquiert la nationalité sénégalaise.

Quoi qu’il en soit, pour le politologue Babacar Justin Ndiaye, ce débat engendre «un mélange de choc, de gêne et d’inquiétude». Il est surtout «aux antipodes» de la trajectoire historique du Sénégal, dit-il dans un entretien accordé au quotidien «L’Observateur», le 11 août.

En effet, des binationaux comme Isaac Foster qui fut le Premier président de la Cour suprême ou Jean Collin, membre influent des gouvernements de Senghor et d’Abdou Diouf, ont occupé des postes clés de l’Etat et aidé à la construction de la nation sénégalaise au lendemain des indépendances.

Dans un jeu de mots qui fait sa marque de fabrique, Babacar Justin Ndiaye fait remarquer que «le comportement national est plus essentiel que le certificat de nationalité (et que) la posture nationale importe plus que le papier national», rappelant que la haie juridique n’a jamais bloqué la propension à la trahison nationale. Après tout, le Maréchal Pétain n’avait-il pas roulé pour Hitler alors qu’il était de nationalité exclusivement française ?

Ceci étant dit, l’écrasante majorité des Sénégalais, même les détracteurs de l’initiative du pouvoir, s’accordent sur le principe que pour participer à l’élection présidentielle, un candidat doit être de nationalité exclusivement sénégalaise, c’est-à-dire renoncer à sa ou ses autres nationalités avant le jour du scrutin. Ne serait-ce que pour le symbole.

Ce qui indigne certains, c’est la volonté du pouvoir de modifier les règles du jeu pour «disqualifier» d’avance certains candidats, en maquillant cela d’une nouvelle disposition dans le code électoral.

Alors que cette question semblait être «réglée» par la Constitution et le code électoral actuel, le débat actuel est jugé «traumatisant» pour certains compatriotes qui n’ont choisi ni leurs foyers de naissance ni leurs nationalités.

En effet, comme le souligne la sociologue et anthropologue Fatou Sow Sarr, l’histoire du Sénégal est faite de brassages ethniques mais aussi de migrations. Ce qui fait que «de plus en plus de nos enfants seront condamnés à avoir la double nationalité ou plus».

Mais pour Mme Sarr, c’est plutôt «une chance et une formidable opportunité» pour le développement du Sénégal que d’avoir des binationaux. Il faut rappeler que les envois des migrants représentent le tiers du budget de l’Etat. L’autre avantage, c’est que les binationaux peuvent utiliser les opportunités offertes dans leur pays d’adoption pour investir dans leur pays d’origine.

Par conséquent, «où qu’ils voient le jour, ils doivent avoir tous les droits dans leur pays d’origine, y compris de servir la nation à travers un engagement politique», estime Fatou Sow Sarr. Reste à déterminer sous quelle modalité. Pour le sport, la question ne se pose pas : l’équipe nationale de football compte plusieurs binationaux.

En définitive, note Fatou Sow Sarr, la question de la nationalité a toujours été une question politique en fonction du projet de société collectif et ne doit pas se réduire à des préoccupations tactiques d’élimination d’adversaires politiques, dit-elle. Et si le débat sur cette question est inévitable, il faut qu’il soit mené «dans la sérénité». D’autant plus que, d’après Babacar Justin Ndiaye, le président Sall ne manque pas d’atouts. Il doit donc «bannir les règles hideuses ; ainsi sa victoire éventuelle sera plus éclatante et immaculée».

Par Ibrahima Diallo (Dakar, correspondance)
Le 12/08/2016 à 15h15, mis à jour le 12/08/2016 à 15h26