Bernard Bajolet n'en a pas encore fini avec l'Algérie. Après ses révélations fracassantes sur la déliquescence de l'Etat algérien, voilà que l'ex-chef des renseignements français (DGSE) qui en rajoute une couche. Dans une interview publiée sur le site de l'hebdomadaire Jeune Afrique voici deux jours, mercredi 11 octobre, il affirme que "la corruption touche jusqu’au sommet de l’État" et que des responsables algériens ont laissé entendre que d'ici 2030, les ressources pétroloières pourraient s'épuiser.
.Venant de quelqu'un qui a été la première barbouze de France et qui fut ambassadeur à Alger, cette nouvelle révélation est lourde de sens.
Dans cette interview, Bajolet est revenu sur sa vision des relations franco-algériennes, et a également abordé la question de la mémoire commune entre la France et l’Algérie. Il a en outre livré ses impressions sur ce pays qui le passionne encore.
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Ses sorties répétées ont finalement fait entrer les autorités algériennes dans une colère noire, surtout qu'à chaque fois bernard Bajolet décoche ses flèches contre Bouteflika en personne et son entourage.
Il a par exemple affirmé que le président algérien est maintenu "artificiellement en vie", ce qui n'a pas plu à son entourage. Le secrétaire général du FLN, Djamel Ould Abbès était alors monté au créneau pour traiter l'ex-diplomate de "petit barbouze", tout en évoquant une conversation qu'il a eue avec le Premier ministre Ahmed Ouyahia à ce propos.
"On a évoqué le sujet jeudi, on en a rigolé. Je lui ai dit que celui-là est un petit barbouze, où est-ce qu’il était ambassadeur ? En Afghanistan où il y avait du sang, en Irak où il y avait du sang, en Bosnie où il y avait du sang, et il vient s’égosiller sur l’Algérie".
Pour éviter l'incident diplomatique, Bajolet explique qu'il prend cette liberté de ton, parce qu'il parle en son nom propre et non au nomde la France. "Je ne suis mandaté par personne, il s’agit d’appréciations personnelles. Désormais libéré de mes obligations au service de l’État, j’use de ma liberté de parole, sauf quand il s’agit de questions relatives au secret-défense", affirme-t-il.
"J'appelle un chat un chat"
Interrogé au sujet de ses déclarations sur la santé du président Bouteflika et sur le fait qu’il est "maintenu en vie artificiellement", Bajolet a répondu: "ce que j’écris sur l’Algérie dans mon livre ne relève pas de la diplomatie: j’y appelle un chat un chat". Il va ainsi plus loin en mettant le doigt sur les maux qui fâchent: corruption, baisse indubitable des récettes pétrolières ou encore chômage des jeunes sont passés au peigne fin.
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En Algérie, explique-t-il, il existe un "contraste, saisissant, entre un pays jeune, dont la jeunesse dispose globalement d’un très bon niveau d’éducation et des dirigeants politiques en profond décalage par rapport au pays réel", a-t-il déclaré, affirmant être "frappé par ce système de représentation, qui semble en panne".
"Il existe un décalage entre cette Algérie jeune, éduquée, dynamique, qui a beaucoup de mal à trouver du travail et doit souvent s’expatrier, et cette technostructure qui n’a pas changé depuis plusieurs décennies", a-t-il dit.
"Mon sentiment profond est que la situation n’a pas changé. Le constat sur la corruption qui touche jusqu’au sommet de l’État (…) n’a pas fondamentalement changé", a affirmé Bajolet, ajoutant que les richesses enfouies dans le sous-sol, qui ne sont pas éternelles, diminuent".
"J’ai même entendu des hauts responsables algériens affirmer que les exportations pétrolières pourraient cesser à partir de 2030. Cela voudrait dire que les recettes d’exportation vont baisser, tandis que les besoins de la population augmentent", a-t-il affirmé.
Dans cet entretien, Bajolet a également pointé du doigt son pays, la France, qui "n’a rien fait pour aider l’Algérie à décoller. À aucun moment elle n’a offert aux Algériens un statut équivalent à celui des Français".
S’agissant de la mémoire commune aux deux pays et si la France devait présenter des excuses officielles sur les crimes coloniaux pour clore ce chapitre, il a répondu: "je ne pense pas que ce genre de situations serait résolu par l’humiliation de l’une ou l’autre partie".
Sahara: "Chirac remonté contre le MAE marocain"
Interrogé à propos d’une confidence que lui aurait fait en 2006 le président Chirac, selon laquelle "on était à deux doigts d’aboutir à un accord entre le Maroc et l’Algérie sur la question du Sahara occidental, mais que les Marocains l’auraient fait capoter", Bernard Bajolet a répondu: "Je ne l’ai jamais su. Tout ce que je sais, c’est que Jacques Chirac était plutôt remonté contre le ministre marocain des Affaires étrangères de l’époque".
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Concernant les reproches que fait Alger à Paris de s’aligner sur la position marocaine concernant le dossier du Sahara, l’ancien diplomate a répondu que cela "n’est pas faux". "Les Algériens nous reprochent de toujours défendre la position marocaine, que m’a d’ailleurs dit dès le départ le président Bouteflika, sans animosité aucune. Je ne pouvais pas lui donner totalement tort. Je lui ai répondu qu’il ne s’agissait pas d’un parti-pris mais de la conviction, en France, que l’affaire du Sahara était plus vitale pour le Maroc, plus importante pour sa stabilité, que ce n’était le cas pour l’Algérie".
Ce constat, "le président Bouteflika ne l’a pas démenti", a affirmé Bajolet ajoutant que le chef de l’Etat algérien lui aurait indiqué "qu’il n’y aurait pas de lune de miel avec le Maroc ni de Maghreb arabe si cette question ne trouvait pas une solution équitable".
Cet entretien a eu lieu dans une brasserie du 8e arrondissement parisien, où Bernard Bajolet enchaîne les interviews pour la promotion de ses mémoires "Le soleil ne se lève plus à l’Est", parus aux éditions Plon.