Cameroun. Femmes et interdits alimentaires: des tabous à la peau dure

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Le 21/01/2019 à 11h36, mis à jour le 21/01/2019 à 14h43

Entres autres mets préférés des Camerounais, les femmes n’ont pas le droit de consommer l’antilope, ou encore le gésier du poulet, voire la vipère, au nom de traditions encore bien vivaces. Mais aujourd’hui nombreuses sont celles qui osent briser ces tabous.

Elodie B. a horreur de la vipère, après avoir entendu toute sa vie que les femmes ne doivent pas en manger parce que «c’est interdit» par la tradition.

«Je crois qu’ayant grandi "dans ça", je m’y suis habituée et je m’en suis accommodée», confie la jeune femme, originaire de la région du Centre. Et tout comme cet interdit qui concerne la consommation de vipères, les Camerounaises, en fonction de leur ethnie, n’ont pas le droit de manger de l’antilope, de la biche, de la tortue, etc.

Ces tabous alimentaires deviennent encore plus nombreux quand une femme se retrouve enceinte. «Chez nous, la femme n’a pas le droit de manger du rat palmiste quand elle attend un enfant. Sinon, l’enfant sera turbulent, dit-on. Mais tout ça n’est que superstitions. Je n’y crois pas», affirme Yanick K, ressortissant de la région de l’Ouest.

Un aliment est interdit à toutes les femmes, sans doute car il est le plus connu de tous: le gésier du poulet. Dans l’univers socioculturel camerounais, cette partie de la volaille est généralement uniquement réservée aux hommes, et au père de famille (ou son successeur) en particulier.

«Dans un groupe, tout le monde ne peut pas tout manger. Il vaut mieux faire une répartition selon les personnes. Le gésier est la partie centrale de la poule. C’est lui qui écrase la nourriture et qui nourrit le reste du corps. C’est comme ça qu’est l’homme, lui qui nourrit la famille. Donc, c’est lui qui mange le gésier», soutient ainsi, le plus sérieusement du monde, Isaac N, 55 ans, issu de l’ethnie Bassa, un peuple qu’on retrouve notamment dans les régions du Centre et du Littoral du Cameroun. 

Difficile cependant de déterminer avec précision l’origine de cet interdit particulier. «L’une des raisons de cette difficulté se trouve dans le fait que la tradition orale, qui reste la bibliothèque au service de quiconque cherche à saisir les fondements anthropo-historiques de l’établissement des tabous alimentaires, ne se perpétue pas en précisant, partout et pour tout, les causes et les effets», expliquent Désiré Manirakiza, Paule Christiane Bilé et Fadimatou Mounsade Kpoundia, auteurs d'une étude à ce sujet: «Tout ce qui est bon pour eux. Transgressons d’un tabou alimentaire à Yaoundé», parue en 2015 dans le Journal des anthropologues. 

Rapports sociopolitiques

Selon ceux-ci, les personnes interrogées dans le cadre de cette étude n’ont pas été capables de donner les origines de ces tabous alimentaires, se contentant juste d’évoquer la liste des interdits et les conséquences de leur transgression. «Tous ces interdits sont fixés par les hommes qui estiment qu’ils [doivent être] les seuls à manger de la bonne chair», s’emporte Marielle M., originaire de la région du Sud et loin d’être traditionnaliste.

A en croire l’anthropologue Adonis Milol, le tabou à l'échelle d'une tribu ou d'un autre groupe à l'intérieur de l'ethnie peut effectivement avoir un fondement «machiste».

«La légende généralement associée à ce tabou fait souvent allusion à la gourmandise, ou l'outrage d'une femme qui reçût pour sanction le tabou concerné, assorti d'une imprécation sensée déclencher une malédiction à tout contrevenant», précise l’expert. Toutefois, la question des fondements des tabous alimentaires basés sur le genre est très variée, poursuit-il.

«Au-delà de la diversité en fonction des communautés et de l'environnement physique, il y a une constance: ce sont tous des modes populaires d'action politique, entendus comme des formes de régulation des rapports sociopolitiques dans un groupe donné», souligne cet expert, qui précise en outre que certains interdits sont «incontournables».

Ainsi, l'interdit prévaut toute la vie durant, sauf quand la femme change socialement de statut, et devient, par exemple, chef de famille. D’autres interdits peuvent être levés sous certaines conditions: initiation ou autorisation rituelle, qui est, en soi, une forme d'initiation.

Aujourd’hui, ces tabous tendent de plus en plus à être brisés. Le gésier, autrefois chasse gardée des hommes, est de plus en plus consommé par les femmes, surtout dans des familles monoparentales où la femme assume le rôle dévolu au patriarche, donc au mâle. «Pour une femme, transgresser le sacré en consommant du gésier est une façon de redéfinir les rôles et statuts sociaux», explique Adonis Milol. 

Mais les habitudes ayant la peau dure, cette remise en cause peut encore être contrôlée au nom des valeurs d’estime et de respect que les femmes sont tenues de manifester aux êtres qui leur sont chers», concluent les auteurs de cette étude.

Par Tricia Bell (Yaounde, correspondance)
Le 21/01/2019 à 11h36, mis à jour le 21/01/2019 à 14h43