Tunisie. Fuite des cerveaux: pour quelles raisons les ingénieurs quittent le pays, par vagues, chaque année?

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Le 28/10/2019 à 12h45, mis à jour le 28/10/2019 à 13h18

Selon l’Ordre des ingénieurs tunisiens, quelques 10.000 ingénieurs ont quitté la Tunisie depuis 2016. La fuite des cerveaux, facilitée par la crise que traverse le pays depuis 2010, risque de handicaper la reprise économique du pays. Ingénieurs et médecins constituent le plus gros des départs.

A l’instar du Maroc, la Tunisie fait face au fléau de la fuite des cerveaux, définie par l’organisation internationale de la migration (OIT), comme étant «une émigration permanente ou de longue durée de travailleurs qualifiés, qui se réalise au détriment du développement économique et social du pays d’origine».

Cette définition colle parfaitement avec le cas tunisien, où ce phénomène s’est aggravé avec la crise multidimensionnelle qui a suivi la Révolution du Jasmin, précurseure, en 2011, des printemps arabes. 

Ainsi, au cours de ces dernières années, ce sont des vagues de diplômés et de travailleurs qualifiés de haut niveau qui ont quitté le pays, à la recherche de meilleures conditions de travail et de vie en Europe (en France, en Allemagne, etc.) ainsi qu'au Canada.

Du fait que ces départs ne sont pas déclarés, les statistiques sur la fuite des cerveaux en Tunisie varient selon les sources, les autorités ayant souvent tendance à minorer les chiffres.

Toutefois, tout le monde s’accorde sur une donnée: ce mouvement de départs s’est accéléré au cours de ces dernières années en Tunisie, notamment dans deux domaines: les nouvelles technologies de l’information et la santé.

D’après un rapport de l’OCDE –Organisation de coopération et de développement économique-, publié en novembre 2017, ce sont 95.000 Tunisiens diplômés qui ont choisi l’exode depuis la chute du régime de Zine El Abidine Ben Ali, en 2011.

Parmi eux, 84% ont choisi l’Europe comme terre d’accueil. Selon l'OCDE, il s’agit principalement de diplômés de haut niveau, qui aspirent à des perspectives d’avenir meilleures.

Parmi ceux-ci, figurent un grand nombre d’ingénieurs, notamment dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et des télécommunications, des enseignants-chercheurs et aussi des médecins.

Selon l’Ordre des ingénieurs tunisiens, quelques 10.000 ingénieurs ont quitté le pays depuis 2016. La vague de départs d’ingénieurs, notamment des informaticiens, est telle que le secteur des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) peine à recruter.

Dans une déclaration à France24, Badreddine Ouali, PDG de VERMEG, un fournisseur de logiciels financiers, soulignait que 30 à 40% des postes vacants dans ce domaine ne trouvaient pas preneurs, ce qui handicape fortement les entreprises qui n’arrivent pas à trouver les ressources humaines nécessaires à leur développement.

Les médecins tunisiens, aussi, sont de plus en plus tentés par le départ. Ils sont ainsi entre 200 et 300 médecins à quitter le pays chaque année.

La part des jeunes médecins exilés est ainsi passée de 9% en 2012 à 45% en 2017, et 45% des nouveaux médecins, fraîchement inscrits à l’Ordre des médecins en 2017 ont aussitôt quitté le pays.

Fait inquiétant, les médecins spécialistes expérimentés, qui avaient une certaine attache envers leur pays, commencent eux aussi à prendre le chemin de l’étranger, déplorant des conditions de travail de plus en plus mauvaises.

La crise que traverse le pays depuis bientôt une décennie fait que les conditions de travail sont devenues dramatiques avec des hôpitaux dépourvus de matériel, des blocs opératoires équipés d'un matériel vétuste et souvent en panne, ou encore des conditions d’hygiène déplorables.

Le pire, c'est que cette fuite des cerveaux touche aussi l’enseignement supérieur.

Selon les autorités tunisiennes, 1.657 enseignants supérieurs ont préféré quitter le pays au cours de ces dernières années.

Et ce sont les pays du Golfe qui les reçoivent, ces cerveaux chargés de former d'autres cerveaux. Ainsi, lors de l'année universitaire 2018-2019, 200 enseignants universitaires, sur un total de 256 partis à l’étranger, sont partis s’installer dans un des pays du Golfe.

Il s’agit de compétences dans des disciplines diverses: informatique, anglais, mathématiques, ingénierie ou encore médecine.

Concernant les destinations, la grande majorité des Tunisiens qui quittent le pays partent s'installer dans trois principales destinations: la France prioritairement, le Canada et l’Allemagne.

Les pays du Golfe, aussi, sont également des pays d’accueil, et ciblent particulièrement les médecins tunisiens spécialisés.

Nombreux sont ceux qui partent dans le cadre d’une «immigration choisie» décidée par le pays d’accueil, pour faire face à leur propre déficit.

Les pays européens, qui n’ont pas dépensé un centime dans la formation de ces diplômés, profitent de cette manne d’ingénieurs à la formation de qualité, pour faire face à une demande accrue de profils recherchés dans divers domaines tels, par exemple, la blockchain, la numérisation, l’intelligence artificielle...

Les Tunisiens, grâce à leur formation de qualité, sont réputés comme étant bons en informatique, et peuvent se targuer d'une bonne aisance avec les algorithmes.

Les meilleurs profits sont recrutés lors d'entretiens effectués en Tunisie, le temps d’un week-end, lors des French Tech Visa, un forum instauré en 2017, et dont les procédures ont été facilitées en mars 2019, avec, à la clé, un contrat en bonne et due forme. Ils sont également recrutés via des sites dédiés, ou encore par des contacts directs via des chasseurs de têtes.

La fuite des cerveaux coûte, de fait, des milliards de dinars tunisiens chaque année au pays. Alors que la formation des ingénieurs et des médecins figurent parmi les plus coûteuses dans le budget des finances publiques, celle-ci finit par profiter aux pays d’accueil.

Pire encore, ces départs massifs entraînent un déficit en compétences dans certains secteurs. Les difficultés pour recruter de nouvelles compétences poussent les entreprises tunisiennes à motiver davantage leurs salariés, grâce à des hausses de salaires, ce qui met leur survie en danger. 

Comment faire face à cette situation? Une chose est sûre, enrayer la fuite des cerveaux est une nécessité pour le développement de la Tunisie.

A défaut, c’est la reprise de l’économie tunisienne qui risque d’en pâtir, et ce, durant des années.

Et si les autorités tunisiennes semblent avoir pris conscience de ce phénomène, toutefois, pour ne pas être alarmiste, celles-ci préfèrent éviter de parler précisément de «fuite des cerveaux» et lui préfèrent la pudique expression de «mobilité des compétences».

Pour le gouvernement, il s’agit là d’une tendance mondiale, aggravée, pour le cas tunisien, par la crise et la mutation que traverse le pays.

Devant cette situation, les autorités se disent désarmées, «face à l’attractivité des marchés de l’emploi internationaux», notamment européen.

La pénurie d’ingénieurs dans certains domaines, notamment en informatique a poussé certains à proposer des solutions, ça et là, pour remédier à cette situation.

Ainsi, certains proposent de puiser dans le vivier des étudiants subsahariens, présents en Tunisie, et d'accélérer la formation de jeunes pour essayer d'endiguer les pertes occasionnées par ces départs.

Toutefois, une meilleure compréhension de leurs motifs de départ pourrait atténuer l’envie de partir de nombreux jeunes.

En effet, parmi ceux qui partent, nombreux sont ceux qui dénoncent les conditions de travail et de vie, bien en deçà de leurs attentes.

La dégradation continue de la qualité de vie en Tunisie, au cours de cette dernière décennie, y est en effet pour beaucoup. L'état déplorable des secteurs publics de l'éducation et de la santé est tel, que les cadres sont obligés de recourir aux établissements privés pour l'éducation de leurs enfants, ainsi que pour leurs soins. Or, cela coûte énormement, alors même que dans les pays d'accueil, ces services sont souvent offerts gratuitement, avec la qualité requise, en sus.

Selon l’Association des Tunisiens des grandes écoles (Atuge), un départ sur trois est motivé par la situation du pays, qui n’offre pas de visibilité.

C’est le cas, notamment, des nombreux cadres qui étaient revenus au pays après la révolution, espérant un changement du mode de gouvernance, et qui ont par la suite été déçus par la persistance, voire l’aggravation du clientélisme, du népotisme, de la bureaucratie et de la corruption.

La crise économique que traverse le pays et la baisse du pouvoir d’achat, consécutive à la dépréciation du dinar tunisien, ont, de plus, découragé plus d’un cadre supérieur.

Le bas niveau des salaires explique aussi pourquoi les jeunes tunisiens diplômés s’exilent en nombre.

En effet, l’Europe, très proche géographiquement et culturellement, est bien plus attractive. En effet, alors qu’un ingénieur débutant tunisien gagne autour de 800 dinars tunisiens, soit environ 260 euros, il peut facilement se retrouver avec un salaire autour de 3.000 euros sur le marché européen, où le secteur des TIC semble connaître un nouveau souffle.

Ces fuites des cerveaux commencent toutefois à faire changer les mentalités des chefs d’entreprises tunisiens. A l'examen des motifs de départs de leurs salariés, surtout liés à l’environnement du travail, beaucoup d’entre eux commencent à reconsidérer la façon dont ils traitaient leurs employés,et font désormais montre de plus de respect envers la réglementation du travail, et s'efforcent aussi d'améliorer les conditions de travail pour un meilleur épanouissement de leurs salariés.

Voilà, au moins, une amélioration de gagnée pour ceux qui, pour une raison ou une autre, ont pris le parti de rester dans leur pays.

Par Moussa Diop
Le 28/10/2019 à 12h45, mis à jour le 28/10/2019 à 13h18