Sénégal: pourquoi il est impossible de gouverner sans les Mourides

DR

Le 03/10/2016 à 16h08, mis à jour le 03/10/2016 à 17h16

Touba, la ville sainte fondée par Cheikh Ahmadou Bamba est au centre du pouvoir grâce à la capacité de mobilisation des Mourides. Les hommes politiques ont très vite compris tout le bénéfice qu'ils peuvent en tirer. Acquise bien avant l'indépendance, l'influence de Touba est allée grandissante.

En juin dernier, les enseignants se sont radicalisés dans leur mouvement de grève. Le président Macky Sall menace de les radier de la fonction publique, ce qui aurait eu de fâcheuses conséquences sur le plan social. C’est le khalife général des Mourides qui intime l’ordre aux syndicats de mettre fin à leur grève et de reprendre le chemin des classes.

Toujours en juin, beaucoup ont reconnu le rôle joué par Touba, la capitale des Mourides, dans la libération de Karim Wade, qui dès sa sortie, s’est rendu chez l’un des fils du khalife général pour lui témoigner sa reconnaissance. Des anecdotes semblables, il y en a presque chaque mois. Touba est, bien malgré lui, au centre du pouvoir.

Chaque année, trois millions de Mourides convergent vers ce qui est reconnu comme le second plus grand pélerinage du monde musulman. Beaucoup ne retiennent que ce Grand Magal de Touba comme symbole de cette confrèrie. Mais, c'est beaucoup plus. La communauté mouride est connue pour sa capacité à se prendre en charge grâce au travail, et à fonctionner comme un réseau où chacun est obligé de tendre la main à l'autre.

Ainsi, avant l’indépendance, cette communauté a entièrement financé et construit le chemin de fer entre Touba et Diourbel (43 km) pour acheminer une production arachidière déjà largement supérieure à la moyenne du pays.

Une université ultra-moderne en construction

Cette qualité à lever des fonds est toujours restée ; elle s’est même affinée avec le temps. Actuellement, la construction de l’Université Khadimou Rassoul de Touba (UKRAT), la plus grande du pays, est engagée. Elle est financée par une contribution régulière de 1140 Fcfa donné par chacun des talibés. Entre 4 et 5 millions de disciples, dont une forte communauté installée à l'étranger, cela va très vite. Les projets de ce genre se multiplient. Autre édifice qui montre la capacité d’organisation de cette confrérie : la grande mosquée Massalikoul Jinane de Dakar, financée sur le même modèle que l’UKRAT. Cette qualité à se mobiliser fait peur, autant qu’elle suscite l’admiration. Les politiques ont très vite compris, tout le bénéfice qu’ils peuvent en tirer.

Senghor l'avait compris avant l'heure

Hommes politiques ou opérateurs économiques, tout le monde accourt à Touba pour demander la baraka du Khalife, et montrer ainsi indirectement qu’il porte allégeance au khalife. Tout ou presque se décide dans la cité sainte, fondée par Cheikh Ahmadou Bamba. Le saint homme, qui a été persécuté pendant plus de 32 ans par le colonisateur français, a été le premier à faire de la résistance par la non-violence.

C’est bien avant l’indépendance du Sénégal que Touba a été un centre d’influence qui a aidé Léopold Sédar Senghor à devenir un député de la République française. Celui qui deviendra le président Senghor disait de Serigne Fallou, le deuxième khalife de Cheikh Ahmadou Bamba, qu’il "était un père pour lui". C’est parce que Senghor, bien que chrétien, lui devait chacune de ses réélections en tant que député français.

En effet, on est dans la deuxième moitié des années 40, El hadj Fallou accède au khalifat de son père, après la disparition de son ainé, Serigne Mouhammadou Moustapha. Le colonisateur arrête la construction de la grande Mosquée de Touba, actuellement la plus grande d’Afrique subsaharienne. Senghor briguait alors le mandat de député à l’Assemblée nationale française. C’est à ce moment-là qu’il s’est engagé à tout faire pour que la construction reprenne; engagement pris, par ailleurs, aux abords de ladite mosquée.

Wade, le disciple convaincu

Le saint homme s’exclama devant l’assistance: "il a emporté le morceau", ce qui signifiait que Senghor devait gagner les élections. Ce témoignage est fait par la famille de Serigne Fallou lui-même dans la lettre de condoléance adressée à Colette Senghor, femme du défunt président.

Le président n’a plus jamais perdu d’élection, même après l’indépendance. Il était assuré de tout remporter grâce au soutien de Serigne Fallou et, après sa disparition, il a entretenu une relation similaire avec Serigne Aboul Ahad, le troisième khalife général des Mourides. Au-delà de l'alliance entre l'homme religieux et le politique, cette amitié a contribué indirectement à consolider l'entente entre les chrétiens et les musulmans qui représentent 95% de la population du pays. 

Quand en 1981, Senghor quitte le pouvoir, Abdou avait déjà beaucoup appris sur la nécessité de s’allier avec la famille de Cheikh Ahmadou Bamba. Grâce au "ndiguel", l’ordre donné par Serigne Abdou Ahad, l’ensemble des adeptes ont voté pour Diouf en 1988. Quant à Abdoulaye Wade, discipline mouride convaincu, certains lui reprochaient de s’agenouiller devant le khalife en tant que président, oubliant sans doute que les présidents avant lui venaient demander la bénédiction du khalife avant toutes décisions de portée nationale. 

Enfin, le successeur d'Abdoulaye Wade, Macky Sall n'a pas voulu déroger à la règle. Dès son élection, il est allé prêter allégeance au Khalife actuel, Cheikh Sidi Moktar. 

Par Mar Bassine Ndiaye
Le 03/10/2016 à 16h08, mis à jour le 03/10/2016 à 17h16