Afrique du Nord. Prix, logistique, géopolitique: comment s’opère, pays par pays, le basculement vers le blé de la mer Noire

Un champ de blé. (Photo d'illustration)

Le 16/07/2025 à 14h05

Selon le département américain de l’agriculture, le virage vers le blé en provenance de la mer Noire est désormais structurel au Maroc, en Algérie, en Lybie, en Tunisie et en Égypte. L’Afrique du Nord doit néanmoins relever un challenge: sécuriser ses approvisionnements en cette céréale tout en développant une résilience agricole face aux aléas climatiques et aux chocs géopolitiques.

L’Afrique du Nord– Égypte, Libye, Tunisie, Algérie et Maroc– représente 15% des importations mondiales de blé. Lors de la campagne 2024/25 (juillet-juin), alors que les achats globaux reculaient de 10% en raison d’une baisse des commandes de la Chine, de la Turquie, du Pakistan et d’autres importateurs clés, la région a augmenté ses importations de 1%, témoignant d’une demande résiliente pour cette denrée vitale. Mieux, «la région est devenue un champ de bataille pour les exportateurs mondiaux», souligne le département américain de l’agriculture (USDA), avec une domination croissante de la mer Noire.

Entendez par «domination croissante de la mer Noire» l’emprise croissante des fournisseurs russes et ukrainiens sur les approvisionnements régionaux, réduisant la part de l’UE à 25%. Une domination qui reflète un réalignement stratégique impulsé par des prix compétitifs, une logistique optimisée et des tensions géopolitiques marginalisant les acteurs européens.

Concrètement, la Russie capte désormais près de 50% des parts de marché nord-africaines pour la campagne 2024/25, avec des pics en Libye et en Égypte, tandis que l’Ukraine y accélère son retour.

Libye: du blé à 100% russe

En Libye, la Russie s’est imposée comme fournisseur quasi exclusif, détenant près de 100% des parts de marché selon les données de l’USDA. Un monopole qui découle directement de l’instabilité politique chronique et des sanctions internationales qui verrouillent l’accès aux fournisseurs occidentaux.

La Russie comble ce vide par des livraisons directes, capitalisant sur sa proximité géographique pour assurer une continuité des flux malgré les tensions locales. Comme le résume l’USDA, «la Russie est pratiquement le seul fournisseur de la Libye», un constat qui reflète l’isolement commercial du pays et son alignement contraint sur les circuits d’approvisionnement de la mer Noire. Une dépendance exclusive qui expose toutefois la Libye à des risques géopolitiques accrus, notamment en cas de fluctuation des disponibilités russes.

L’Égypte, une priorité russe

L’Égypte, premier importateur Nord-africain de blé en volume, a ancré sa dépendance aux approvisionnements russes, qui dominent désormais près de 70% de son marché intérieur. Cette prééminence s’explique par des impératifs de coût compétitif et de logistique optimisée, la proximité géographique de la mer Noire réduisant drastiquement les délais et frais de transport.

Paradoxalement, alors que les exportations mondiales russes reculaient de 500.000 tonnes lors de la campagne 2024/25 en raison de contraintes d’offre, les livraisons vers l’Égypte ont progressé, soulignant la priorité stratégique accordée par Moscou à ce marché clé. L’enjeu majeur pour Le Caire demeure la sécurisation des approvisionnements face à une demande structurellement élevée, liée à des besoins alimentaires incompressibles pour sa population.

Maroc: explosion des achats russes et ukrainiens

Le Maroc a opéré un basculement stratégique vers les importations de blé russe et ukrainien, avec une croissance record de +214% pour la Russie et +54% pour l’Ukraine entre juin 2024 et mars 2025, selon la mise à jour du département américain de l’agriculture de juin 2025 sur le Maroc. Une dynamique qui s’accompagne d’une réduction de 38% des achats à l’UE depuis la campagne 2023/24, propulsant la Russie au rang de deuxième fournisseur du royaume (1,08 million de tonnes sur 10 mois).

L’Ukraine y triple simultanément ses exportations, exploitant des avantages logistiques et des prix compétitifs. Un rééquilibrage qui est directement lié aux politiques publiques marocaines: maintien de droits de douane nuls jusqu’en décembre 2025 et mise en œuvre d’un plan de stocks stratégiques couvrant six mois de consommation nationale. Des mesures qui visent à atténuer la vulnérabilité du pays face aux sécheresses récurrentes et à la volatilité des marchés internationaux.

Algérie: réorientation forcée

Selon l’USDA et Reuters, l’Algérie a rompu son approvisionnement historique en blé français, avec «aucune livraison depuis juillet 2024», en raison de tensions diplomatiques et de l’exclusion des entreprises françaises des appels d’offres de l’OAIC. Cette décision a réduit les importations totales à 8 MMT (-1,2 MMT par rapport aux prévisions initiales), tandis que la Russie maintient sa position de principal fournisseur avec 1,7 million de tonnes livrées sur dix mois malgré des quotas d’exportation restrictifs.

Parallèlement, l’Ukraine triple ses exportations vers l’Algérie, devenant son troisième fournisseur. Comme le souligne la mise à jour du département américain de l’agriculture de juin 2025 sur l’Algérie, ce réalignement s’explique aussi par les contraintes structurelles russes (quota de 7,9 MT jusqu’en juin 2025) et la volonté d’Alger de diversifier ses sources en développant des cultures sahariennes– couvrant désormais 10 % de la production nationale.

La Tunisie fait jouer la concurrence UE/Mer Noire

La Tunisie, pour sa part, enregistre une croissance fulgurante de ses importations de blé en provenance de la mer Noire, avec une hausse de 50 % des achats à la Russie et l’Ukraine dans la campagne 2024/25. Une dynamique qui s’inscrit dans le contexte d’un effondrement des livraisons françaises (-50 % selon l’USDA), permettant aux exportateurs de la mer Noire de capturer des parts de marché vacantes.

Le cas tunisien illustre la compétition féroce opposant l’Union européenne– dont la part régionale est tombée à 25 %– aux fournisseurs russes et ukrainiens, qui bénéficient d’avantages tarifaires et logistiques décisifs dans ce marché hautement sensible aux prix.

Facteurs structurels du basculement régional

Il faut dire que trois dynamiques interconnectées expliquent la réorientation stratégique de l’Afrique du Nord vers la mer Noire. Premièrement, les avantages logistiques jouent un rôle clé. La proximité géographique réduit drastiquement les coûts et délais de transport, comme le souligne l’USDA en notant que «l’Ukraine a capitalisé sur ces atouts pour étendre sa présence». Deuxièmement, les politiques agricoles régionales accélèrent cette transition. Le Maroc mise sur des subventions douanières (droits nuls jusqu’en décembre 2025) et des stocks stratégiques (6 mois de consommation), tandis que l’Algérie développe des cultures sahariennes (10% de sa production nationale) pour limiter sa dépendance.

Troisièmement, la géopolitique des céréales redessine les flux. L’exclusion de la France des marchés algérien et marocain coïncide avec le ciblage prioritaire de l’Afrique dans les quotas russes (7,9 MT jusqu’en juin 2025), transformant la région en arène de rivalités commerciales et diplomatiques.

Perspectives 2025/26 : intensification de la guerre commerciale

Pour ce qui est de la campagne 2025/26, selon le département américain de l’agriculture (USDA), elle s’annonce marquée par une intensification de la guerre commerciale en Afrique du Nord, où les principaux exportateurs mondiaux se préparent à une concurrence accrue. L’Union européenne, portée par une récolte nettement supérieure – notamment en France où la production devrait se redresser après le plus faible niveau depuis des décennies – voit cependant ses ambitions tempérées par ses propres politiques commerciales.

L’USDA souligne que les mesures restrictives limitant les exportations ukrainiennes vers le marché européen contraindront Kiev à rediriger ses volumes vers d’autres régions, dont le Maghreb, créant ainsi une pression concurrentielle directe sur les ventes européennes.

Parallèlement, la Russie prévoit d’augmenter ses exportations à 46 millions de tonnes (+1.000 MT), consolidant son ancrage stratégique en Afrique du Nord grâce à des prix compétitifs et une logistique optimisée.

Cette dynamique s’inscrit dans un contexte où les disponibilités mondiales de blé augmentent chez la plupart des grands exportateurs, alimentant ce que l’USDA qualifie de risque majeur. «L’augmentation des disponibilités chez les exportateurs majeurs va intensifier la compétition en Afrique du Nord». Cette concurrence exacerbée interviendra alors que la région devrait légèrement augmenter ses importations, transformant le Maghreb en arène clé des rivalités agro-commerciales mondiales.

Afrique du Nord : comment la Russie et Ukraine dominent le marché du blé face au recul européen

PaysParts de marché Mer Noire (2024/25)Dynamiques clésDéfis & stratégies
LibyeRussie : ~100% (quasi-monopole)- Instabilité politique et sanctions internationales excluent les fournisseurs occidentaux.
- Livraisons directes russes assurant la continuité.
Risque géopolitique : Dépendance exclusive aux fluctuations russes.
ÉgypteRussie : ~70% (1er importateur régional)- Priorité stratégique de Moscou (livraisons en hausse malgré baisse globale russe).
- Proximité logistique réduisant coûts/délais.
Sécurisation des approvisionnements pour besoins alimentaires incompressibles (entre 115 et 118 millions d’habitants).
MarocRussie : +214% (2e fournisseur, 1,08 MT).

Ukraine : +54%
- Droits de douane nuls jusqu’en déc. 2025.
- Stocks stratégiques (6 mois de consommation).
- Réduction de 38% des achats UE.
Lutte contre la vulnérabilité : Sécheresses récurrentes et volatilité des marchés.
AlgérieRussie : 1,7 MT (malgré quotas).
Ukraine : exportations triplées
- Rupture avec la France (tensions diplomatiques, exclusion des appels d’offres).
- Développement de cultures sahariennes (10% production).
Diversification forcée : Baisse des importations totales (-1,2 MMT) et quotas russes restrictifs (7,9 MT max).
TunisieRussie/Ukraine : +50%- Effondrement des livraisons françaises (-50%).
- Concurrence UE/Mer Noire sur les prix.
Sensibilité aux prix : Marché très concurrentiel, avantages tarifaires/logistiques décisifs.
Facteurs régionauxMer Noire : 75% des parts (UE : 25%)1. Logistique : Proximité géographique réduit coûts/délais.
2. Politiques : Subventions (Maroc), autosuffisance (Algérie).
3. Géopolitique : Exclusion de la France, quotas russes ciblés.
Défi commun : Sécuriser les approvisionnements face aux chocs climatiques et géopolitiques.
Perspectives 2025/26Concurrence exacerbée : UE (récolte supérieure) vs. Russie (+46 MT) vs. Ukraine (volumes redirigés).- Guerre commerciale intense en Afrique du Nord.
- Disponibilités mondiales en hausse → pression sur les prix.
Risque majeur : Transformation du Maghreb en « arène clé des rivalités agro-commerciales mondiales ».

Source : Département américain de l’agriculture (USDA).

Par Modeste Kouamé
Le 16/07/2025 à 14h05