Autofinancement de l’Union Africaine: seuls 17 États membres sur 54 respectent leurs engagements

La Commission de l'Union africaine propose sa feuille de route pour sortir de l’impasse financière.

Le 10/06/2025 à 16h44

L’avenir de l’intégration africaine et de l’Agenda 2063 se joue aujourd’hui sur un front crucial mais négligé: la capacité de l’Union Africaine à assurer son indépendance financière. Dix ans après l’adoption de la taxe Kigali, le constat est sans appel. L’immobilisme des États membres étrangle l’organisation.

Depuis 2019, la liste des Etats membres de l’Union Africaine qui ont mis en œuvre de manière effective la taxe d’importation de 0,2% (Décision de Kigali 2016) reste bloquée à 17 pays. À la veille du 7e Sommet de coordination de l’Union africaine (UA), prévu pour le 13 juillet 2025 à Malabo, en Guinée équatoriale, le constat est sans appel: dix ans après l’adoption historique du mécanisme de financement autonome, seuls 17 États membres sur 54 appliquent la taxe à l’importation de 0,2%, aussi appelée «prélèvement de l’Union africaine».

Une réalité qui hypothèque la souveraineté financière du projet panafricain, comme le souligne avec force la Vice-présidente de la Commission de l’Union Africaine, Selma Malika Haddadi, dans le discours d’ouverture qu’elle a prononcé au nom de Mahmoud Ali Youssouf, nouveau Président de la Commission de l’Union africaine, lors de la 50e session du Comité des représentants permanents de l’Union africaine (COREP): «Seuls 17 États membres ont mis en œuvre la Décision de Kigali». Ces pays sont: le Rwanda; Kenya; Ghana; Tchad; Côte d’Ivoire; Guinée; Éthiopie; Gabon; Mali; Sénégal; Cameroun; Sierra Leone; Congo; Djibouti; Gambie; Niger et Zimbabwe.

Rappelons que la liste des 17 États membres sur 54 qui ont mis en œuvre cette taxe est restée intacte, depuis le 11 octobre 2019. Soit plus de six ans. Le taux de mise en œuvre (31,48%) révèle également une fracture entre engagements politiques et réalités administratives nationales.

C’est donc à juste titre que la Commission de l’Union Africaine (CUA) mobilise le réseau des Représentants Permanents des pays membres auprès de l’UA, réunis au sein du Comité des Représentants Permanents (PRC). En cette qualité, ils jouent un rôle clé dans la coordination politique et technique entre les décisions de haut niveau et leur mise en œuvre dans les États membres.

Comme le rappelle le Président du PRC, Miguel Bembe: «[Le PRC est] le gardien de la cohérence politique et technique entre la prise de décision de haut niveau et les réalités quotidiennes de mise en œuvre».

Pourtant, ce mécanisme financier– conçu pour atteindre les cibles de Johannesburg (100% du budget opérationnel, 75% du programme, 25% des opérations de paix)– accuse un échec criant. Malgré l’urgence rappelée par Haddadi, l’écart persiste entre les engagements des sommets et l’application nationale, fragilisant la crédibilité institutionnelle de l’UA à l’heure où l’Agenda 2063 exige une accélération.

Pour la petite histoire, c’est lors de son 27e Sommet à Kigali au Rwanda en juillet 2016, que l’UA a instauré cette taxe, pierre angulaire de son autonomie financière. Cette décision vise à instaurer une taxe de 0,2 % sur la valeur de toutes les importations éligibles, à l’exception de certains biens de première nécessité, dont la liste est définie par chaque État membre selon ses priorités nationales.

Autre précisions à noter: sont concernés les biens admissibles importés dans chaque État membre depuis un pays non membre de l’UA, c’est-à-dire hors du continent africain.

Des conséquences opérationnelles à ne pas négliger

L’érosion budgétaire de l’UA qui en découle se manifeste par une baisse de 6% du budget sur les cinq dernières années, malgré l’élargissement des mandats et la création de nouveaux organes. Une contraction qui s’accompagne d’un plafond inatteint des contributions statutaires, fixé à 250 millions USD depuis 2019 mais jamais intégralement honoré par les États membres. Comme le souligne la Commission de l’Union africaine, «cette situation a considérablement limité la capacité de la Commission de l’UA à mettre en œuvre efficacement les décisions des Organes politiques».

Les impacts tangibles sont multiples: un gel des recrutements et une morosité du personnel– pourtant qualifié de «ressource la plus critique» par Haddadi–, des infrastructures vieillissantes (dont des bâtiments datant des années 1990) générant des «risques opérationnels et institutionnels» faute de maintenance, et des ajustements draconiens comme la réduction des réunions statutaires et des missions, entravant l’exécution des mandats. Enfin, cette crise alimente une «dépendance lourde vis-à-vis des fonds des partenaires», un paradoxe criant pour une organisation dont la raison d’être est l’autonomie continentale.

Des obstacles structurels

Les obstacles structurels relèvent autant de lacunes de gouvernance financière que de tensions systémiques. D’une part, l’absence de suivi systématique des implications financières des décisions incite la Commission de l’Union africaine à exiger que «chaque projet de décision soit accompagné de ses implications financières» afin de clarifier l’engagement des États. S’y ajoute un défaut de rationalisation des processus, visible dans la tenue de sessions parallèles des sous-comités, la circulation tardive des documents et une planification défaillante des réunions.

D’autre part, la concurrence des priorités nationales fragilise les objectifs continentaux : la flexibilité accordée aux États pour exclure « certains biens de première nécessité » de la taxe Kigali illustre ce conflit entre ambitions panafricaines et urgences locales (inflation, dette souveraine, relance post-Covid).

Enfin, malgré un renforcement récent de la collaboration avec les Communautés économiques régionales (CER), un déficit de coordination persiste. Le prochain Sommet de coordination mi-année de juillet 2025 constituera un test crucial pour l’application effective des principes de « subsidiarité et complémentarité », clés d’une architecture institutionnelle cohérente.

Les points ci-dessus révèlent un dilemme fondamental de l’intégration africaine: l’écart entre la volonté politique affichée dans les décisions et les contraintes de mise en œuvre par les États. La dépendance aux financements externes perpétue un cercle vicieux où l’incapacité à financer les programmes stratégiques mine la crédibilité de l’UA, décourageant à son tour les contributions nationales.

Parallèlement, la fragmentation des CER complique l’harmonisation des priorités, comme le note la Commission de l’Union africaine à propos des principes de «subsidiarité et complémentarité». Sans mécanismes contraignants pour appliquer la Décision de Kigali ou rationaliser la gouvernance interne, l’autonomie financière restera un slogan– hypothéquant la réalisation de «l’Afrique que nous voulons».

C’est le lieu de souligner que «The Africa We Want» («l’Afrique que nous voulons» en français) est la vision stratégique de l’Union africaine formalisée dans l’Agenda 2063. Elle repose sur quatre piliers: l’intégration continentale (approfondissement de la ZLECAf); l’autonomie financière (financement endogène via la Décision de Kigali); la justice et réparations pour les Africains et les personnes d’ascendance africaine) et une gouvernance efficace à travers le développement de synergies entre UA/CER et les réformes institutionnelles.

La feuille de route de la Commission

La feuille de route proposée par la Commission de l’Union africaine articule mesures concrètes et dialogues stratégiques pour sortir de l’impasse financière. Une revitalisation des méthodes de travail est engagée via un document du PRC visant à rationaliser l’organisation des réunions, garantir la soumission ponctuelle des documents et optimiser l’usage des ressources limitées– répondant aux dysfonctionnements structurels identifiés. S’y ajoute une retraite PRC-CUA prévue fin 2025, cadre crucial pour aborder trois défis majeurs : la réforme des financements (accélération de la décision de Kigali), l’évaluation à mi-parcours du thème 2025 (Justice et Réparations), et la définition d’une stratégie globale pour les partenariats externes.

Enfin, la Commission de l’Union africaine rappelle avec force l’urgence des cibles de Johannesburg, soulignant que «les résolutions collectives doivent se traduire par des progrès tangibles- en matière de financement, d’intégration et de justice. L’avenir de l’Afrique en dépend». Une approche qui refuse tant le renoncement que l’incantation, prônant un pragmatisme ancré dans l’exécution méthodique des engagements.

Disons que le dispositif de la CUA (rationalisation, dialogue ciblé, rappel des objectifs) révèle une volonté de rupture avec les cycles d’inaction. En liant explicitement la réforme financière au thème 2025 des réparations– symbole de justice économique–, l’UA tente de réconcilier l’urgence opérationnelle et l’idéal panafricain. Le succès dépendra de la capacité à transformer la retraite PRC-CUA en laboratoire d’engagements contraignants, dépassant le stade des déclarations d’intention.

En définitive, la tenue du Conseil exécutif de juillet 2025 à Malabo s’annonce comme un moment décisif. Sans une mobilisation accrue des États membres sur la décision de Kigali, l’UA restera prisonnière d’un modèle hybride où la grandeur des ambitions contraste avec l’étroitesse des moyens.

Comme le souligne le Président du Comité des Représentants Permanents (PRC) de l’Union Africaine, Miguel Bembe: «Notre action collective doit être guidée par un pragmatisme visionnaire». Un pragmatisme qui exige de convertir les principes panafricains en mécanismes financiers viables. L’heure n’est plus aux déclarations d’intention, mais à l’effectivité.

L’indépendance financière de l’UA au point mort : le sommet de Malabo 2025, dernière chance ?

ThèmePoints clésChiffres/ExemplesTermes clés
Termes clésSeuls 17 États membres sur 54 appliquent la taxe Kigali (0,2% sur les importations extra-africaines), adoptée en 2016. La liste reste inchangée depuis 2019.- 17 pays appliquent la taxe (Rwanda, Kenya, Ghana, Côte d’Ivoire, Éthiopie...).
- Taux de mise en œuvre : 31,48%.
Taxe Kigali, Prélèvement de l’UA, Autofinancement
Conséquences- Érosion budgétaire : baisse de 6% du budget malgré l’élargissement des mandats.
- Dépendance aux partenaires extérieurs.
- Gel des recrutements, infrastructures vieillissantes, réduction des réunions et missions.
Budget opérationnel plafonné à 250 millions USD (jamais atteint).Crédibilité institutionnelle, Dépendance financière
Obstacles structurels1. Gouvernance : absence de suivi financier des décisions, processus non rationalisés.
2. Conflits de priorités : exemptions nationales (inflation, dette).
3. Coordination déficiente avec les CER.
Flexibilité accordée pour exclure les « biens de première nécessité ».Subsidiarité, Complémentarité, CER
Feuille de Route & Urgence- Rationalisation des réunions et documents.
- Retraite PRC-CUA fin 2025 pour aborder :
• Accélération de la taxe Kigali,
• Évaluation de « Justice et Réparations »,
• Stratégie des partenariats.
- Sommet de Malabo (juillet 2025) : test crucial.
Objectifs de Johannesburg : 100% budget opérationnel, 75% programme, 25% opérations paix.Agenda 2063, « The Africa We Want »
Enjeu FondamentalÉcart entre engagements politiques et mise en œuvre nationale, menaçant la souveraineté financière et la réalisation de l’Agenda 2063.« Notre action collective doit être guidée par un pragmatisme visionnaire » (Miguel Bembe).Souveraineté, Intégration continentale

Source : Commission de l’UA.

Par Modeste Kouamé
Le 10/06/2025 à 16h44