Course à l’espace : le Nigeria en embuscade derrière l’Égypte et l’Afrique du Sud

Avec 7 satellites actifs et 4 en projet, le Nigeria consolide sa 3ème place africaine en termes de déploiement.

Le 15/05/2025 à 16h49

Alors que le Nigeria s’apprête à déployer quatre nouveaux satellites, son ambition spatiale illustre les espoirs et les contradictions d’un continent tiraillé entre innovation locale et dépendance stratégique.

Alors que l’Afrique accélère son intégration dans l’économie spatiale mondiale, le Nigeria se distingue comme un acteur historique et stratégique. Avec sept satellites déjà en orbite et quatre nouveaux prévus, le pays affiche des ambitions qui dépassent les simples objectifs technologiques: sécurité nationale, innovation endogène et influence continentale. Toutefois, cette trajectoire révèle aussi des paradoxes et des défis communs à de nombreux pays africains, entre dépendance technologique, coopérations internationales et quête de souveraineté.

Hier mercredi 14 mai, Chief Uche Nnaji, ministre nigérian de l’Innovation et de la Technologie, a déclaré lors du 22ème Conseil national sur l’innovation, la science et la technologie (NCIST) à Abuja que le Conseil exécutif fédéral (FEC) du pays vient d’approuver le lancement de quatre satellites supplémentaires pour aider à l’observation de la Terre et à la lutte contre l’insécurité dans le pays. Une annonce qui souligne la volonté nationale de renforcer les capacités spatiales du Nigeria. Des appareils qui serviront à la fois la recherche scientifique et la sécurité nationale, en permettant une surveillance «de jour comme de nuit, quelles que soient les conditions météorologiques», selon Chief Uche Nnaji, ministre nigérian de l’Innovation et de la Technologie. Cette dualité civile-militaire illustre une approche pragmatique, où les technologies spatiales répondent à des enjeux locaux urgents: lutte contre les groupes criminels, gestion environnementale et résilience climatique.

Le Nigeria capitalise ainsi sur une expérience accumulée depuis 2003, date du lancement de son premier satellite, et s’appuie sur l’Agence nationale de recherche et de développement spatial (NASRDA). Contrairement à des pays comme Djibouti ou le Sénégal, qui ont récemment lancé leurs premiers nano-satellites (DJIBOUTI-1A en 2023, Gaindesat-1A en 2024), le Nigeria dispose déjà d’une constellation opérationnelle couvrant communications, météorologie et observation. Avec 7 satellites en activité et 4 supplémentaires programmés, le pays se place derrière l’Égypte et l’Afrique du Sud (13 chacun), mais devant l’Algérie (6), le Kenya et le Maroc (3 chacun).

Coopérations vs souveraineté: le dilemme

Si le Nigeria mise sur des compétences locales via la NASRDA, il n’échappe pas aux défis structurels de l’écosystème spatial africain. Comme le Sénégal ou Djibouti, qui ont collaboré avec le Centre spatial universitaire de Montpellier (CSUM), le pays dépend encore partiellement de partenariats étrangers pour le transfert de technologies. Toutefois, son approche diffère par une priorisation de l’industrialisation spatiale nationale. Le ministre nigérian insiste sur l’importance d’«encourager l’innovation au sein des universités nigérianes», contrairement à Djibouti, dont les 10 ingénieurs formés en France constituent l’essentiel du vivier technique.

Pour la petite histoire derrière la mise en orbite, le 11 novembre 2023, de son premier satellite opérationnel dénommé DJIBOUTI 1-A, il y a un an et six mois de cela, le chef de l’État djiboutien, Ismaïl Omar Guelleh, donnait instruction au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MENSUR) de faire développer un nano-satellite par une équipe djiboutienne. Ce projet, symbole d’une ambition nationale, s’est concrétisé grâce à un partenariat avec le CSUM, leader français des nano-satellites. Dix étudiants djiboutiens, sélectionnés rigoureusement, ont suivi une formation spécialisée en France: cinq ont obtenu une licence professionnelle en «Assemblage Intégration Tests», les cinq autres devenant ingénieurs en «Développement des Systèmes Spatiaux». Installés ensuite dans les locaux du CSUM, ils ont conçu et réalisé DJIBOUTI-1A, puis un second satellite (DJIBOUTI-1B), testé dans une salle blanche aux normes internationales.

Ce cas illustre à la fois les opportunités et les limites des coopérations Nord-Sud. Si Djibouti a acquis un savoir-faire opérationnel et formé une première génération d’experts, le pays, voire la majorité des pays africains reste tributaire d’acteurs étrangers pour les infrastructures critiques (comme les salles blanches) et les lancements (via SpaceX). Le modèle de «transfert technologique encadré» permet une montée en compétences rapide, mais pose la question de la pérennité: sans investissements massifs dans l’éducation STEM locale et les infrastructures, le risque de dépendance persiste.

Nigeria, Djibouti et les autres: des visions différentes, des défis communs

Le Nigeria, contrairement à Djibouti, possède une base académique plus solide. La NASRDA, active depuis 1999, a pour mission principale de développer les capacités spatiales du pays, notamment par la formation d’ingénieurs et scientifiques locaux et la recherche-développement dans le domaine spatial.

Depuis sa création, NASRDA s’est engagée dans un ambitieux programme de développement des compétences humaines et technologiques, visant à atteindre une capacité indépendante de développement de satellites. L’agence a lancé plusieurs satellites, dont NigeriaSat-2 et NigeriaSat-X en 2011. NigeriaSat-X est particulièrement notable car il a été conçu et réalisé avec une forte implication de scientifiques et ingénieurs nigérians, dans le cadre d’un transfert de technologie avec Surrey Satellite Technology Ltd (SSTL) au Royaume-Uni. Ce projet a permis à 26 jeunes scientifiques nigérians de travailler directement sur le satellite pendant 18 mois, sous supervision, ce qui a constitué une formation pratique intensive et un renforcement des capacités locales en ingénierie satellitaire.

Par ailleurs, l’Agence nigériane a mis en place plusieurs centres spécialisés à travers le pays pour soutenir la recherche et la formation dans divers domaines spatiaux, ce qui contribue à former régulièrement des cohortes d’ingénieurs et techniciens locaux.

Cependant, même si NASRDA a considérablement renforcé ses compétences locales et a développé des satellites avec un transfert de technologie important, la construction et l’assemblage complets sans recours à des partenaires étrangers ne sont pas encore totalement autonomes. Le Nigeria dépend encore de collaborations internationales, notamment pour le lancement et certains aspects techniques, mais l’agence progresse vers une plus grande indépendance technologique.

Cependant, comme le souligne Zolana João, directeur général du bureau de gestion du programme spatial national de l’Angola, «les pays africains ont du mal à interpréter seuls les données satellitaires à haute résolution», une lacune qui limite leur autonomie stratégique.

Le cas djiboutien révèle aussi un enjeu sous-estimé: le coût politique et économique de la dépendance aux lanceurs étrangers. Le Nigeria, malgré ses 11 satellites (actuels et prévus), utilise des fusées non africaines, tout comme l’Égypte, l’Afrique du Sud, l’Algérie, le Maroc, Djibouti, le Sénégal et les autres. Une réalité qui fragilise la souveraineté spatiale du continent, comme le résume Temidayo Onionsun, directeur général de Space in Africa: «L’espace est crucial pour la sécurité nationale, mais sans accès à des lanceurs locaux, nous restons des clients, jamais des acteurs libres.»

L’écart entre le Nigeria, Djibouti et bien d’autres pays africains se mesure aussi dans leur approche éducative. Alors que l’écrasante majorité des pays externalise la formation de ses ingénieurs, le Nigeria tente d’internaliser cette dynamique via des universités et des centres de recherche nationaux. Toutefois, l’ensemble des pays africains partagent un défi: transformer des projets ponctuels en écosystèmes durables. Rappelons que développer nos propres capacités exige des décennies d’investissements dans l’éducation et la R&D.

Surveillance et dépendance: un enchevêtrement de défis

Comme indiqué plus haut, les nouveaux satellites nigérians seront utilisés pour surveiller les «zones à haut risque», dans la mesure où ils offrent une surveillance en temps réel cruciale pour les opérations de sécurité dans des régions aux frontières poreuses. Toutefois, les pays africains restent tributaires de technologies étrangères pour l’imagerie haute résolution, essentielle pour détecter des activités illégales. Coûtant jusqu’à «25 dollars par km²», cette dépendance limite l’autonomie opérationnelle.

Le Nigeria, malgré ses avancées, n’échappe pas à cette contrainte. Ses nouveaux satellites amélioreront sa couverture, mais le pays devra encore compter sur des lanceurs étrangers (SpaceX, agences européennes ou chinoises), un frein majeur à la souveraineté. Sans oublier qu’une fois les satellites en orbite, les pays africains doivent s’appuyer sur des entités étrangères pour les suivre et surveiller leurs conditions. Comme le déplore Zolana João, directeur général du programme spatial angolais: «Nous n’avons aucune capacité de savoir ce qui se passe avec nos ressources déployées là-haut.»

Une double dépendance — lanceurs et suivi post-orbital — qui expose une vulnérabilité stratégique. Les pays africains, y compris les leaders en matière de conception et de déploiement, ne contrôlent pas pleinement le cycle de vie de leurs satellites. Les données critiques sur l’état des appareils (défaillances, collisions potentielles, usure) transitent par des centres étrangers, ce qui retarde les interventions et accroît les risques d’espionnage ou de sabotage. En clair, l’Afrique produit des satellites, mais ne maîtrise ni leur mise en orbite ni leur maintenance, un paradoxe qui hypothèque ses ambitions de souveraineté technologique.

Entre ambitions et réalités financières

Avec 125 satellites en développement dans 23 pays africains, le continent voit émerger une économie spatiale prometteuse. Le Nigeria, en tant que «géant démographique et économique», joue un rôle pivot. Ses investissements dans les technologies duales (civilo-militaires) pourraient stimuler des secteurs clés: agriculture, télécommunications, gestion des catastrophes.

Cependant, le modèle économique reste fragile. Les nano-satellites, moins coûteux (comme le Gaindesat-1A sénégalais, 10 cm de côté), permettent une entrée abordable dans l’espace, mais leur durée de vie limitée (2-5 ans) exige des relances fréquentes. Le Nigeria, visant des satellites plus complexes, devra mobiliser des budgets conséquents.

Satellites et souveraineté : le pari spatial du Nigeria dans une Afrique en transition

Points clésDéfis/ParadoxesPerspectives futures
Ambitions spatiales du Nigeria (11 satellites prévus)Dépendance technologique envers les partenaires étrangers (lanceurs, interprétation des données).Développement d’une économie spatiale africaine (125 satellites dans 23 pays).
Dualité civilo-militaire des technologies spatialesCoût élevé de l’imagerie satellitaire (25 $/km²) et manque d’infrastructures locales (salles blanches).Investissement dans l’éducation STEM et les infrastructures locales pour une autonomie durable.
Coopérations internationales vs souverainetéRisque de dépendance post-orbitale (suivi et maintenance par des entités étrangères).Priorisation de l’industrialisation spatiale nationale (ex. : NigeriaSat-X conçu et réalisé avec une forte implication de scientifiques et ingénieurs locaux).
Par Modeste Kouamé
Le 15/05/2025 à 16h49