L’Afrique est redevenue un champ de bataille diplomatique majeur. Comme le souligne une dépêche AFP publiée le 23 novembre 2025, la Chine, les États-Unis et la Russie se disputent ses ressources, son potentiel énergétique et son soutien politique. Dans cette compétition mondiale, une nouvelle dynamique se dessine au sein de l’Union européenne (UE), où des pays sans attaches coloniales historiques renforcent activement leur présence. Une évolution qui met en lumière des nations africaines qui sortent clairement du lot par leurs choix stratégiques et leur attractivité.
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Cette dynamique s’inscrit dans un contexte plus large de réaffirmation comme en témoigne la conférence organisée par Chatham House à Addis-Abeba début novembre 2025 sur le thème «Africa’s rising influence: Advancing agency in foreign policy and global governance», en français: «L’influence croissante de l’Afrique: renforcer son rôle dans la politique étrangère et la gouvernance mondiale».
Comme l’a souligné Tighisti Amare, directrice du programme Afrique de Chatham House lors de l’évènement, «le système international fondé sur des règles est en mutation. Dans ce contexte, le rôle, la capacité d’action et les réponses de l’Afrique face à l’ordre mondial sont en pleine redéfinition».
Le groupe de pays africains qui s’illustre le plus nettement, par une transformation profonde et volontariste, est celui du Sahel central: le Burkina Faso, le Niger et le Mali. Ces pays ont opéré une rupture diplomatique spectaculaire et assumée avec la France, leur ancienne puissance coloniale et partenaire historique.
Une décision, intervenue suite à une série de coups d’État militaires, qui constitue un rejet clair d’un héritage perçu comme oppressif et d’une relation jugée déséquilibrée. Leur choix de se tourner résolument vers le Kremlin, faisant ainsi de la Russie leur «partenaire sécuritaire privilégié», démontre une volonté de diversification et de recherche de partenaires perçus comme offrant une alternative aux anciennes tutelles.
Une reconfiguration géopolitique audacieuse qui les place au centre des préoccupations européennes et illustre la quête d’autonomie stratégique d’une partie du continent. Comme le résume un diplomate européen anonyme dans la dépêche, cette situation a forcé plusieurs capitales de l’UE à une réévaluation stratégique: «il nous fallait absolument revenir dans la course».
À l’inverse, un autre pays d’Afrique de l’Ouest se distingue par son attractivité et son positionnement en tant que plateforme d’entrée pour les États européens cherchant à établir de nouvelles relations «égalitaires, non verticales»: le Sénégal. Ce pays incarne une trajectoire différente, fondée sur la stabilité et l’ouverture. Il est devenu le point focal de l’engagement renouvelé des pays nordiques de l’UE. La Finlande a ainsi choisi Dakar pour y ouvrir une nouvelle ambassade en 2021, une initiative rapidement suivie par la Suède et le Danemark. Mieux, le 11 novembre 2025, le Président sénégalais, Bassirou Diomaye Faye, a reçu les lettres de créance des ambassadeurs de Suède, de Norvège, de Finlande, de Suisse et de la République Tchèque, nouvellement accrédités au Sénégal. Des audiences qui illustrent la consolidation des liens d’amitié entre le Sénégal et ces pays partenaires.
Un choix qui n’est pas anodin; il signale la reconnaissance du Sénégal comme un acteur politique et économique clé en Afrique de l’Ouest, un partenaire crédible pour développer des relations allant au-delà de l’aide traditionnelle. Kaarina Airas, chargée de la politique africaine au ministère finlandais des Affaires étrangères, l’affirme explicitement. «Nos partenaires africains souhaitent développer le commerce et nouer des relations politiques avec nous, et pas seulement une aide au développement». Une convergence d’ouvertures diplomatiques qui place résolument le Sénégal «sur la bonne voie» pour bénéficier de ces partenariats émergents, avec l’ambition finlandaise affichée de doubler ses échanges commerciaux avec l’Afrique d’ici 2030.
Signature de partenariat entre le Conseil namibien de promotion et de développement des investissements (NIPDB) et le Conseil estonien du développement (EstDev) visant à développer les capacités et les compétences numériques dans les entreprises namibiennes de micro, de petite et moyenne taille (MPM) à travers le programme « Entrepreneurship Minds ».
Opportunités sectorielles
Au-delà de ces deux cas emblématiques, la dépêche révèle d’autres pays africains bénéficiant de cette nouvelle approche européenne, illustrant la diversification des partenariats à l’œuvre. C’est le cas pour la Mauritanie, le Tchad, la Namibie et l’Ouganda.
La Mauritanie se démarque dans le domaine sécuritaire, recevant une formation de ses forces de sécurité par des instructeurs de la République Tchèque, dans le cadre des initiatives de l’OTAN pour le renforcement des capacités de défense et de sécurité connexes (DCB). Un partenariat technique ciblé qui répond à des besoins spécifiques tout en s’inscrivant dans la logique de diversification des appuis externes.
Le Tchad attire l’attention avec l’implantation significative de la Hongrie. Budapest a ouvert à N’Djamena un centre d’aide humanitaire et une mission diplomatique, et prévoit même de lancer une mission militaire pour former les forces locales. Une présence multiforme (humanitaire, diplomatique, sécuritaire) qui confère au Tchad une place notable dans la stratégie d’élargissement d’influence de ce pays d’Europe centrale.
La Namibie et l’Ouganda bénéficient d’un partenariat sectoriel innovant avec l’Estonie, qui met à profit son expertise technologique pour numériser leurs services publics et privés. Une coopération, basée sur un savoir-faire spécifique et une histoire partagée de transition post-soviétique perçue comme un atout, qui offre à ces pays des solutions concrètes de modernisation. Daniel Schaer, ambassadeur estonien au Kenya et en Afrique du Sud, souligne la valeur de cette expérience. «Dans les années 1990, nous avions tous ces conseillers qui venaient nous dire comment faire les choses. Donc je pense que nos conseils sont, d’une certaine manière, novateurs».
Selon Alex Vines, du Conseil européen pour les relations étrangères, un centre de réflexion, cette vague d’initiatives européennes «de deuxième génération», a des implications majeures pour les pays africains concernés et pour la dynamique continentale. La première implication est un renforcement du pouvoir de négociation africain. La multiplication des partenaires offre aux pays africains un éventail de choix plus large. Ils ne sont plus contraints par des relations historiques souvent asymétriques. Comme le note un second diplomate européen anonyme, les nouveaux acteurs ne sont pas perçus comme «le grand oppresseur du passé leur dictant leur conduite».
Ce qui accroît la marge de manœuvre des capitales africaines pour négocier des accords plus équilibrés, que ce soit en matière commerciale, sécuritaire ou de développement technologique. Les pays comme le Sénégal, en attirant plusieurs nouveaux acteurs, illustrent cette capacité à tirer parti de la concurrence.
Deuxième implication: la diversification des modèles et des apports. Les offres européennes se diversifient. Elles vont désormais bien au-delà des schémas traditionnels d’aide au développement, incluant des partenariats technologiques, des formations sécuritaires ciblées, des hubs humanitaires et diplomatiques, et des ambitions commerciales accrues, comme l’on peut le remarquer pour la Finlande, le Danemark et la Suède via le Sénégal. De quoi permettre aux pays africains de sélectionner les coopérations les plus adaptées à leurs besoins spécifiques.
Cela dit, la fragmentation des acteurs européens pose également des défis. Pour les pays africains, gérer une multitude de partenaires bilatéraux aux agendas et procédures potentiellement divergents peut s’avérer complexe, nécessitant une capacité administrative renforcée et une vision stratégique claire. Une complexité qui renforce la pertinence des appels à une coordination continentale, comme ceux portés lors de la conférence de la Chatham House à Addis-Abeba.
A propose, le ministre éthiopien des Affaires étrangères, Dr Gedion Timothewos, y a rappelé un impératif stratégique: «la solidarité et la coopération africaines sont les fondements de notre influence collective croissante. Les défis mondiaux ne peuvent être relevés sans la participation et le leadership africains. Cependant, la participation seule ne suffit pas. Nous devons transformer notre présence en influence, et notre influence en résultats concrets pour nos peuples».
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L’UE elle-même doit veiller à ce que ces initiatives nationales complètent, plutôt qu’elles ne fragmentent, la stratégie globale de l’Union présentée comme le «partenaire de premier plan» du continent.
Dans le cas spécifique des pays du Sahel réunis au sein de l’AES, si le choix radical du Burkina Faso, du Niger et du Mali de rompre avec la France pour s’aligner sur la Russie traduit une volonté forte d’émancipation face au passé colonial, il pourrait placer ces pays dans une dépendance vis-à-vis d’un nouveau partenaire aux motivations et méthodes propres. Les conséquences à long terme sur leur stabilité interne, leur développement économique et leurs relations régionales au sein de la CEDEAO et de l’UA restent à évaluer. Un repositionnement qui illustre la profondeur du ressentiment envers l’héritage colonial, identifié dans la dépêche comme un facteur de revers pour la relation UE-Afrique.
Ainsi, la reconfiguration des engagements européens en Afrique, menée par des pays sans passé colonial, met en lumière la capacité de plusieurs nations africaines à s’imposer comme des acteurs centraux dans ce nouveau jeu diplomatique. Le Sénégal tire parti de sa stabilité pour devenir un hub attractif pour les investissements et la diplomatie nordique. Le Burkina Faso, le Niger et le Mali forcent, par leur rupture, une réévaluation stratégique européenne. La Mauritanie, le Tchad, la Namibie et l’Ouganda bénéficient de partenariats sectoriels novateurs. Des diversifications de relations qui offre potentiellement plus de leviers aux pays africains, renforçant leur pouvoir de négociation et leur autonomie stratégique.
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Comme le constate Alex Vines, elle témoigne surtout de «l’importance croissante de l’Afrique au sein de l’Union européenne (UE), y compris pour ses plus petits Etats membres». Une reconnaissance accrue qui, bien que motivée par la compétition mondiale, offre aux pays du continent, et particulièrement aux pays qui savent habilement naviguer cette nouvelle donne comme le Sénégal ou exploiter les failles des anciens systèmes comme le Sahel, une opportunité sans précédent de modeler des partenariats davantage à leur avantage. Le succès dépendra cependant de leur capacité à gérer cette complexité accrue et à définir des intérêts nationaux et continentaux clairs.
Comment les pays africains exploitent la diversification européenne
| Pays | Initiative/Projet clé | Partenaires européens impliqués | Conséquences/Impacts |
|---|---|---|---|
| Burkina Faso | Rupture diplomatique avec la France, pivot vers la Russie | Russie | Réévaluation stratégique de l’UE, quête d’autonomie, risques de dépendance à la Russie. |
| Mali | Rupture avec la France, alliance sécuritaire avec la Russie | Russie | Renforcement des préoccupations européennes, incertitudes sur la stabilité régionale (CEDEAO/UA). |
| Niger | Rejet de la France, partenariat privilégié avec Moscou | Russie | Transformation des alliances, interrogation sur le développement économique à long terme. |
| Sénégal | Hub diplomatique pour relations « égalitaires » et accueil d’ambassades | Finlande, Suède, Danemark | Attractivité accrue, diversification économique (commerce +200% visé par la Finlande d’ici 2030). |
| Mauritanie | Formation des forces de sécurité | République Tchèque | Réponse aux besoins sécuritaires locaux, diversification des appuis externes. |
| Tchad | Centre humanitaire, mission diplomatique et future formation militaire | Hongrie | Place stratégique dans l’influence hongroise, diversification multiforme (humanitaire/sécuritaire). |
| Namibie | Numérisation des services publics/privés | Estonie | Modernisation concrète, partenariat innovant basé sur l’expertise tech post-soviétique. |
| Ouganda | Numérisation des services publics/privés | Estonie | Solutions de modernisation, renforcement des capacités via un savoir-faire partagé. |









