Énergie. Entre hésitations, production et ambitions... où en est l’Afrique avec le nucléaire

De plus en plus de pays africains explorent l'option du nucléaire pour répondre à leurs défis énergétiques.

Le 11/03/2025 à 14h47

D’après l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE), des pays africains explorent le recours à l’énergie nucléaire. Centrales existantes, petits réacteurs modulaires en projet et partenariats stratégiques dessinent une cartographie où leadership technique et défis financiers s’entremêlent.

Alors que l’AIE décrit un «retour en force» du nucléaire mondial, plusieurs pays africains explorent cette option pour répondre à leurs défis énergétiques et climatiques. Entre réacteurs existants, projets de nouvelles centrales et innovations technologiques comme les petits réacteurs modulaires (SMR), le continent présente des dynamiques contrastées.

D’après deux récents rapports de l’AIE «The Path to a New Era for Nuclear Energy» et «Electricity 2025, Analysis and forecast to 2027», cinq pays africains émergent dans la course au nucléaire, avec des stratégies et des niveaux de maturité différents. En tête, l’Afrique du Sud se distingue comme le seul pays du continent disposant déjà d’une centrale opérationnelle (Koeberg, 1,9 GW). Son avance technique est renforcée par le développement de deux modèles de petits réacteurs modulaires (SMR), les HTMR-100 et A-HTR-100, bien que les défis financiers et le vieillissement des infrastructures tempèrent son leadership.

L’Égypte occupe la deuxième place grâce au mégaprojet d’El Dabaa (4,8 GW), dont la construction a débuté en 2024 avec Rosatom. Ce partenariat stratégique avec la Russie, couplé à une urgence énergétique accentuée par le déclin du champ gazier de Zohr, positionne le pays comme un acteur clé, malgré les risques géopolitiques et les tensions liées aux importations de GNL.

Le Ghana, troisième, mise sur un calendrier ambitieux (premier réacteur d’ici 2030) et un accord signé avec NuScale en 2024 pour des SMR de moins de 100 MW. Toutefois, son manque d’expertise locale et sa dette publique élevée soulèvent des questions sur sa capacité à concrétiser ces plans sans soutien international.

Le Kenya, quatrième, table sur un SMR de 300 MW dès 2027, mais son calendrier apparaît irréaliste au vu des retards globaux dans le déploiement de cette technologie.

Enfin, le Maroc, reste dans une phase exploratoire: bien qu’envisageant l’introduction du nucléaire d’ici 2030, aucun projet concret ni partenariat technologique n’a été formalisé, le pays privilégiant les renouvelables et les interconnexions électriques avec l’Europe.

Statut actuel, projets et enjeux pour l’Afrique du Sud

L’Afrique du Sud est le seul pays africain doté d’une centrale nucléaire opérationnelle, Koeberg (1,9 GW), dont le réacteur 1 a obtenu en 2024 une extension de licence jusqu’en 2044, tandis que le réacteur 2 reste en cours d’évaluation. Cette infrastructure, entrée en service en 1984, symbolise à la fois un atout stratégique et un défi technique, son vieillissement exigeant des investissements massifs pour garantir sa sûreté et sa compétitivité.

Parallèlement, le pays développe deux modèles de petits réacteurs modulaires (SMR), les HTMR-100 et A-HTR-100, conçus pour une production flexible adaptée aux besoins industriels et urbains. Bien qu’une expansion à long terme du parc nucléaire soit évoquée dans les plans énergétiques nationaux, les détails– capacités, calendriers ou partenariats– restent flous, reflétant des incertitudes politiques et financières. Le rapport «The Path to a New Era for Nuclear Energ» de l’AIE souligne d’ailleurs que les projets SMR sud-africains nécessitent des «mécanismes de dé-risque et un soutien gouvernemental robuste», encore insuffisants malgré leur potentiel transformateur. Comme le résume l’agence, «Les SMR peuvent être un catalyseur pour une nouvelle ère nucléaire, mais leur succès dépend de la réduction des coûts et de modèles économiques innovants», un équilibre que Pretoria devra trouver pour concilier ambitions énergétiques, contraintes budgétaires et impératifs de transition juste.

Égypte: un géant énergétique en construction

Avec le lancement en janvier 2024 du quatrième réacteur de la centrale nucléaire d’El Dabaa (4,8 GW au total), développé en partenariat avec Rosatom, l’Égypte s’affirme comme un acteur majeur du nucléaire africain. Ce projet phare, basé sur la technologie russe VVER-1200, vise une connexion complète des quatre unités d’ici 2030, offrant une solution structurelle à la crise énergétique du pays.

Cette ambition s’inscrit dans une stratégie de diversification du mix via un parc renouvelable ciblant 40 % d’énergies vertes d’ici 2040, et de renforcement des interconnexions régionales pour créer un marché électrique arabe intégré. Cependant, le déclin de la production gazière du champ Zohr, qui a transformé l’Égypte en importateur net de GNL en 2024, souligne l’urgence de cette transition.

Le partenariat avec la Russie, bien que crucial pour le transfert technologique, expose le pays à des risques géopolitiques, notamment des sanctions potentielles et des difficultés de financement dans un contexte international tendu. Sur le plan économique, le modèle égyptien – combinant nucléaire (pour sa stabilité) et renouvelables (pour sa flexibilité) – reste fragile : la hausse de 50 % des tarifs électriques en 2024, destinée à réduire les subventions, risque de miner l’acceptation sociale, tandis que les investissements massifs requis pour El Dabaa (estimés à 30 milliards USD) pèsent sur une dette publique déjà élevée. Comme le note l’AIE, « les projets nucléaires traditionnels restent complexes à financer en raison de leur échelle et de leurs délais », un défi amplifié dans un pays où les besoins énergétiques croissent deux fois plus vite que la moyenne mondiale.

L’ambitieuse feuille route du Ghana

Le Ghana, déterminé à diversifier son mix énergétique, prévoit la mise en service de son premier réacteur nucléaire d’ici 2030 selon son Plan National de Développement (2018-2057). Cette ambition s’est concrétisée en août 2024 par un accord avec NuScale, pionnier américain des petits réacteurs modulaires (SMR), visant à déployer des unités de moins de 100 MW adaptées aux besoins industriels et miniers. Ces SMR, actuellement en phase de discussions techniques, pourraient alimenter des sites reculés ou des complexes sidérurgiques, combinant décarbonation et stabilité énergétique.

Toutefois, le pays se heurte à un double défi : un déficit criant d’expertise locale, exigeant des transferts de compétences massifs avec des partenaires comme les États-Unis ou la Corée, et des contraintes financières exacerbées par une dette publique dépassant 80 % du PIB. Comme le souligne l’AIE, l’envergure et les délais des projets nucléaires traditionnels en font des défis financiers majeurs – une réalité exacerbée au Ghana, où le secteur énergétique dépend fortement de l’aide internationale et des prêts à conditions avantageuses.

Si les SMR, moins coûteux et modulaires, offrent une échappatoire théorique, leur développement au Ghana dépendra de la capacité des autorités à structurer des partenariats public-privé innovants et à sécuriser des financements verts, dans un contexte où les investisseurs internationaux restent prudents face aux risques techniques et réglementaires.

Kenya entre ambition et réalité

Le Kenya mise sur un SMR de 300 MW, dont le démarrage des travaux est prévu en 2027 pour une mise en service en 2034, visant à alimenter ses industries minières et ses régions isolées, tout en soutenant des applications comme le dessalement d’eau. Ce projet, qui cible des mini-réacteurs adaptés aux besoins locaux, se heurte cependant à une double incertitude : l’absence de partenaire technique confirmé – le pays cherchant activement investisseurs et fournisseurs – et un calendrier jugé irréaliste par les experts, alors qu’aucun SMR n’est opérationnel dans le monde avant 2030.

Le Kenya table ainsi sur une technologie encore en phase de validation, sans cadre réglementaire national clair pour encadrer la sûreté, les déchets ou les responsabilités civiles. Comme le souligne le rapport de l’AIE, «les SMR pourraient représenter 10 % de la capacité nucléaire mondiale d’ici 2040, mais leur déploiement nécessite une standardisation et des chaînes d’approvisionnement résilientes» – des conditions loin d’être réunies ici.

En l’état, le Kenya risque de reproduire les écueils des « premiers adoptants », confrontés à des surcoûts imprévus et à des retards techniques, dans un contexte où les financements internationaux restent rares pour les projets jugés trop risqués. La réussite de ce pari dépendra de la capacité de Nairobi à structurer des alliances technologiques crédibles et à adopter une législation inspirée des standards de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), tout en diversifiant son mix énergétique pour ne pas dépendre exclusivement d’une technologie non éprouvée.

Les hésitations du Maroc

Le Maroc affiche une position ambivalente: tout en étudiant l’introduction du nucléaire dans son mix énergétique d’ici 2030, aucun projet concret ni partenariat technologique n’a été formalisé à ce jour, contrairement au Ghana ou au Kenya qui ont opté pour des accords ciblés sur les SMR. Une frilosité qui pourrait s’expliquer par une priorité accordée aux renouvelables– solaire et éolien– qui doivent représenter 52% de la production électrique nationale dès 2030, selon les objectifs officiels.

Une stratégie renforcée par des interconnexions croissantes avec l’Europe, notamment via le câble sous-marin de 700 MW reliant le Maroc à l’Espagne, perçu comme une alternative moins risquée que le nucléaire. Toutefois, cette dépendance aux importations/exportations d’électricité expose le pays aux fluctuations des marchés européens, sans résoudre le besoin croissant en capacité de production décarbonée et pilotable. L’absence de loi-cadre sur le nucléaire, de feuille de route claire ou d’accord international (à l’image du partenariat égypto-russe pour El Dabaa) traduirait-il un manque de vision politique structurante?

Comme le note indirectement l’AIE, «les pays sans stratégie nucléaire définie risquent de se heurter à des délais critiques dans leur transition énergétique», un avertissement pertinent pour le Maroc, dont la demande électrique croît de 3,5% par an sous l’effet de l’industrialisation et de l’urbanisation.

Ainsi, ce classement reflète les dynamiques décrites par l’AIE: l’Afrique du Sud et l’Égypte bénéficient d’un ancrage historique ou géostratégique, tandis que le Ghana, le Kenya et le Maroc illustrent les défis des «nouveaux entrants» – financements incertains, dépendance aux technologies étrangères et inadéquation entre ambitions politiques et réalités industrielles.

Partagé entre besoin de financements innovants (green bonds, PPP), diversification des chaînes d’approvisionnement (uranium, composants) et formation de main-d’œuvre, l’Afrique illustre les défis globaux du nucléaire. Comme le souligne le Dr Fatih Birol, directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) : «Un rôle clé revient aux gouvernements pour fournir une vision stratégique et des incitations adaptées.» Les SMR pourraient révolutionner l’accès à l’énergie sur le continent, mais leur succès dépendra de la capacité des pays à transformer les intentions en réalités industrielles.

Pays africains engagés dans le nucléaire (2024)

RangPaysStatut nucléaireProjets clésAtoutsDéfis
1erAfrique du SudSeul pays avec centrale opérationnelle (Koeberg, 1,9 GW); Développement de SMR;Extension de licence de Koeberg jusqu’en 2044; SMR HTMR-100 et A-HTR-100 en R&D;Expertise technique historique; Leader continental; Projets SMR innovants;Vieillissement des infrastructures; Financements incertains;
2èmeÉgypteEn construction : centrale El Dabaa (4,8 GW avec Rosatom);4 réacteurs VVER-1200 prévus d’ici 2030; Intégration au marché électrique arabe;Partenariat stratégique avec la Russie. Réponse à la crise gazière (Zohr);Dette publique élevée (30 mds USD); Risques géopolitiques; Acceptation sociale;
3èmeGhanaPlan ambitieux : premier réacteur d’ici 2030; Accord NuScale (SMR <100 MW);Déploiement de SMR pour sites miniers et industriels;Accord avec un leader des SMR (NuScale); Priorité nationale affirmée;Dette publique >80% du PIB; Manque d’expertise locale;
4èmeKenyaProjet de SMR de 300 MW (objectif 2034);SMR pour industries minières et dessalement;Adaptation aux besoins locaux; Volonté de décarbonation;Technologie non éprouvée; Absence de cadre réglementaire; Retards probables;
5èmeMarocPhase exploratoire. Aucun projet concret;Priorité aux renouvelables (52% du mix en 2030) et interconnexions avec l’UE;Stratégie renouvelables solide (solaire, éolien); Stabilité via l’Europe;Dépendance aux marchés européens; Aucune feuille de route nucléaire;

Source : AIE.

Par Modeste Kouamé
Le 11/03/2025 à 14h47