«L’or malien doit briller pour les Maliens» : est-ce un simple slogan ou réalité tangible ? Le 16 juin 2025, la pose de la première pierre de la raffinerie d’or de Sénou, près de Bamako, a matérialisé une ambition longtemps proclamée: «que l’or du Mali brille pour les Maliens». Porté par un partenariat entre l’État malien (62%) et le consortium russo-suisse Yadran/Swiss Investment Company, ce projet phare, d’une capacité annoncée de 200 tonnes, promet une transformation radicale de la gestion de la principale richesse nationale. Il sera bâti sur une superficie de cinq hectares et sa construction devrait s’achever dans un délai de deux ans. Mais au-delà du symbole politique fort et des déclarations d’intention, ce projet suffira-t-il à faire de ce slogan une réalité tangible pour la population?
Une rupture symbolique et stratégique
Ce projet s’inscrit explicitement dans la concrétisation des recommandations des Assises nationales de la refondation (ANR), répondant à une exigence populaire de contrôle national sur les ressources. Le président de la Transition, le général Assimi Goïta, l’a rappelé: «La pose de la première pierre (...) est la suite logique des recommandations des Assises nationales de la refondation, au cours desquelles le peuple malien a demandé à ce que l’or du Mali brille pour les Maliens». Le ministre des Mines, Amadou Keïta, y voit l’expression d’une «volonté de souveraineté retrouvée», soulignant que «le Mali pourra enfin contrôler toute sa production aurifère».
Cette volonté se traduit par une participation étatique majoritaire inédite — 62% du capital social de la Société de Raffinerie d’Or du Mali (SOROMA-SA) —, constituant une rupture majeure par rapport aux modèles de participation historiques observés dans le secteur aurifère industriel du pays. Ce niveau de contrôle étatique direct est sans précédent pour une infrastructure stratégique de cette envergure.
Traditionnellement, comme en témoignent les données officielles de la Direction générale de l’administration des biens de l’État à fin 2024, l’État malien détenait systématiquement 20% du capital dans la quasi-totalité des grandes sociétés minières exploitant l’or industriel (17 au total), à l’image de la Société des Mines d’Or de Sadiola (SEMOS-SA, 20% pour 2,18 milliards F CFA sur 10,9 milliards de capital) ou la Société des Mines d’Or de Loulo (SOMILO-SA, 20% pour 426,6 millions F CFA sur 2,133 milliards).
Estimée officiellement à 6 tonnes mais potentiellement jusqu’à 30 tonnes, la production artisanale d'or du Mali échappe en grande partie aux circuits formels et alimente la contrebande.. DR
Seules quelques sociétés d’État comme la Société des Mines d’Or de Yatéla (YATELA-SA) affichent une participation intégrale (100%), mais il s’agit d’exceptions isolées dans un paysage dominé par des partenariats où l’État demeure minoritaire.
On note aussi, depuis 2024, qu’une timide inflexion se dessine : les participations étatiques dans les joint-ventures minières nouvellement créées ont globalement augmenté, passant de 20 à 30% pour trois des quatre Sociétés Anonymes (SA) constituées. Bien que toujours minoritaire, cette hausse de 10 points reflète une volonté précoce de rehausser le contrôle national et la captation de revenus, palier intermédiaire avant le saut stratégique de Sénou.
Le passage à une majorité actionnariale dans un projet aussi structurant que la raffinerie de Sénou marque donc un tournant stratégique. Il traduit une volonté politique explicite, exprimée par le général Goïta, de reprendre le contrôle opérationnel et décisionnel sur une étape cruciale de la chaîne de valeur: la transformation finale de la ressource.
Ce modèle de gouvernance — l’État passant du statut d’actionnaire minoritaire dans l’extraction à celui d’acteur majoritaire dans le raffinage — vise à inverser la logique historique selon laquelle le Mali exportait sa matière brute sans maîtriser la phase la plus lucrative. Comme le souligne le ministre Keïta, il s’agit d’un pilier central de la «souveraineté retrouvée», permettant théoriquement à l’État de «contrôler toute sa production aurifère» et d’en orienter les bénéfices. Ce saut quantitatif (de 20 à 62%) implique un saut qualitatif en matière de gouvernance, de stratégie industrielle et de captation des revenus.
La captation de la valeur ajoutée : un enjeu économique central
L’argument économique est limpide: jusqu’ici, la quasi-totalité des ~51 tonnes d’or industriel produites annuellement (soit ~10% du PIB et 80% des exportations) était exportée à l’état brut, principalement vers la Suisse, pour y être raffinée — externalisant ainsi une part significative de la valeur ajoutée.
Le ministre Keïta affirme que cette raffinerie a été conçue «pour répondre aux standards des grandes installations internationales» et qu’elle permettra «une meilleure intégration du secteur minier à l’économie nationale, ainsi qu’un accroissement de sa valeur ajoutée».
Lire aussi : Mali: les retombées en or massif du nouveau code minier
Le raffinage local — produisant un or pur à 99,5%, conforme aux standards de la London Bullion Market Association (LBMA) — offrirait la possibilité de vendre un produit fini à plus forte valeur marchande, tout en générant des recettes fiscales supplémentaires sur cette étape cruciale. Le président de Yadran, Irek Salikhov, justifie la participation majoritaire de l’État par cet objectif: «maintenir une plus grande partie des bénéfices dans le pays, afin de renforcer la résilience économique du Mali».
Un monopole contraint et des ambitions régionales
Un aspect clé du modèle malien est le monopole légal accordé à la nouvelle raffinerie: «La nouvelle usine d’affinage d’or sera la seule entité à affiner l’or de toutes les sociétés minières installées au Mali», a précisé le général Assimi Goïta. Cette obligation vise à garantir un volume d’approvisionnement minimum, essentiel à la viabilité de l’infrastructure face à une production industrielle actuelle de 51 tonnes par an. Avec le monopole légal accordé à SOROMA-SA, la raffinerie privée Marena Gold, à capital 100% privé, n’a qu’à bien se tenir.
Avec une capacité affichée de 200 tonnes, le Mali ambitionne clairement de devenir un hub régional de raffinage, à l’instar du Ghana. Cela implique potentiellement le traitement de l’or en provenance de pays voisins: Côte d’Ivoire, Guinée, Sénégal, Mauritanie, Niger, Burkina Faso, voire Algérie.
De l’ambition à la réalisation
Malgré l’enthousiasme officiel, plusieurs incertitudes pèsent sur la transformation du slogan en réalité concrète.
Premièrement, le financement et l’expertise technique. Aucun détail n’a été fourni sur le montant total de l’investissement, la répartition des charges entre les partenaires, ni les références de Yadran en matière de raffinage aurifère à cette échelle. Le ministre Keïta salue un partenariat visant une usine «moderne, fonctionnelle et dotée des technologies de pointe les plus récentes», incluant maintenance et formation.
Lire aussi : Mali: un nouveau code minier qui vaut son pesant d’or
Deuxièmement, la captation de la production artisanale reste non résolue. Estimée officiellement à 6 tonnes mais potentiellement jusqu’à 30 tonnes, cette production échappe en grande partie aux circuits formels et alimente la contrebande. Tant qu’elle ne sera pas intégrée à la filière officielle, une part significative de l’or malien continuera de «briller» ailleurs.
Enfin, si la création de 500 emplois directs et 2.000 indirects est annoncée, la maire de la Commune VI, Coulibaly Salimata Traoré, y voit une «opportunité de formation pour la jeunesse» et «un dynamisme accru pour le commerce et les services». Mais l’expérience des grandes mines montre que les retombées locales, en termes d’emplois qualifiés et de développement socio-économique, ne sont pas automatiques. Cela suppose des mécanismes clairs de gouvernance et de redistribution, qui n’ont pas encore été précisés.
Une promesse à concrétiser
La participation majoritaire de l’État constitue un levier, mais elle pose également la question de la gestion efficace et transparente d’une entreprise stratégique. La lutte contre la corruption et l’instauration d’une bonne gouvernance seront déterminantes pour que les bénéfices profitent réellement à la population.
La raffinerie de Sénou incarne ainsi une avancée symbolique et stratégique dans la quête de souveraineté économique du Mali. La participation majoritaire de l’État, le monopole de raffinage imposé et l’ambition de captation de la valeur ajoutée répondent directement au vœu du peuple de bénéficier des rentrées économiques de la production aurifère. Le partenariat avec Yadran s’inscrit, lui, dans la reconfiguration géopolitique du pays.
Lire aussi : Or artisanal: et si la Côte d’Ivoire s’inspirait du régulateur unique ghanéen
Mais la pose de la première pierre n’est que le début. Si le projet intègre la production artisanale, génère des retombées locales tangibles et respecte un calendrier réaliste, il pourrait marquer un tournant historique. Dans le cas contraire, il risquerait de demeurer un symbole fort, mais une promesse inachevée. Plus qu’un chantier industriel, c’est celui du développement national inclusif qui s’ouvre à Sénou.