Entre les discours ambitieux et les réalités statistiques, le fossé se creuse en Afrique en matière de politiques de substitution aux importations. Ces dernières années, plusieurs économies africaines, du Maroc à Djibouti, en passant par l’Algérie, la Tunisie, adoptent des politiques visant à renforcer la préférence nationale et à réduire leur dépendance aux importations. Les dernières implémentations en date concernent le Nigeria et le Cap-Vert.
Selon l’actualité récente, au Nigeria, le gouvernement vient d’instaurer en mai 2025 la politique «Nigeria First», exigeant que les marchés publics privilégient les entreprises locales, sous peine de sanctions. Les contrats avec des fournisseurs étrangers doivent désormais intégrer des clauses de transfert de technologie pour renforcer les capacités industrielles nationales. Objectif: réduire une dépendance aux importations qui pèsent sur la balance commerciale.
Au Cap-Vert, les autorités accélèrent une stratégie multisectorielle qui inclut la transition énergétique, la réduction de la dépendance aux combustibles fossiles importés, le renforcement de l’agriculture et le soutien à l’industrie locale. Cette stratégie s’inscrit dans une volonté claire d’intégrer davantage les énergies renouvelables, comme l’a souligné le ministre de l’Industrie, du Commerce et de l’Énergie lors du forum Cape Verde Green Economy Summit 2025. Par ailleurs, un accord de financement de 300 millions d’euros a été signé récemment avec l’Union européenne et la Banque européenne d’investissement pour soutenir cette transition énergétique et réduire la dépendance aux combustibles fossiles d’ici 2030. Le pays met aussi l’accent sur la diversification économique, notamment par le développement des chaînes de valeur agricoles et le renforcement du secteur industriel local.
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Ces mesures, portées par un contexte post-pandémique, de tensions géopolitiques et de crises énergétiques, traduisent une volonté de construire des économies résilientes et souveraines. Toutefois, cette dynamique soulève des questions complexes sur les équilibres entre protectionnisme stratégique et intégration mondiale, entre industrialisation accélérée et risques de fragmentation des chaînes de valeur.
Les fondements d’une tendance continentale: souveraineté économique et résilience
Les politiques de préférence nationale et de substitution aux importations, bien que variant selon les contextes nationaux, reposent sur un socle commun: la nécessité de répondre à des vulnérabilités structurelles. Au Nigeria, le programme «Nigeria First», explique le gouvernement, vise à «soutenir le tissu industriel et réduire la dépendance aux importations».
Au Cap-Vert, la stratégie insiste sur trois piliers: énergies renouvelables, agriculture et industrialisation. Le ministre Alexandre Monteiro souligne que «plus d’énergies renouvelables signifient moins d’importations de combustibles fossiles», tout en insistant sur l’importance des accords commerciaux pour compenser les «turbulences du commerce international». Ces mesures répondent à une réalité: les petites économies insulaires sont particulièrement exposées aux chocs externes, comme l’inflation mondiale ou les tensions entre puissances.
À titre de comparaison, à Djibouti, la politique de préférence nationale a été consolidée en 2024, avec 71,02% des marchés publics attribués à des entreprises djiboutiennes, favorisant ainsi le développement des PME locales.
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Au Maroc, bien que la réglementation actuelle permette une majoration des offres étrangères jusqu’à 15% pour favoriser les entreprises nationales dans les marchés de travaux et d’études, cette préférence reste facultative, c’est-à-dire que l’entité publique qui lance le marché peut choisir de l’appliquer ou non, ainsi que le taux précis dans la limite de 15%.
En 2020, l’économiste Riad Mekouar défendait une «politique structurante» axée sur le «Made in Morocco». Il rappelait que «48% de la demande nationale en biens de consommation est couverte par des importations», un gap que les TPME pourraient combler si elles bénéficiaient de soutiens ciblés. Selon lui, «la qualité ne se décrète pas, c’est une culture à promouvoir», impliquant des investissements dans l’innovation et une meilleure valorisation du patrimoine culturel. Quelques années plus tard, plusieurs indicateurs continuent de montrer une forte dépendance aux importations. Prenons exemple sur les Produits finis de consommation. Selon les chiffres de l’Office des changes du Maroc, à fin mars 2025, leur importation affiche une hausse de 8,7% atteignant 43,591 milliards de dirhams (environ 4,1 milliards d’euros).
Cette hausse est tirée notamment par les achats de médicaments et autres produits pharmaceutiques (contribuant à hauteur de 6% en valeur), les sièges, meubles, matelas et articles d’éclairage (contribuant à hauteur de 3,3% en valeur), et les cycles et motocycles, leurs parties et pièces (contribuant à hauteur de 1,5% en valeur). Globalement, les importations de biens atteignent 187,703 milliards de dirhams à fin mars 2025 contre 175,615 milliards une année auparavant. C’est dire que malgré les politiques de substitution aux importations promues depuis 2020, le Maroc peine à réduire sa dépendance dans des secteurs clés. Une hausse des importations qui révèle une contradiction entre les ambitions affichées («Made in Morocco») et les réalités structurelles.
Entrepôt de marchandises. Malgré le Made in Morocco
, les importations de produits finis de consommation bondissent de 8,7% à fin mars 2025.. DR.
Entre opportunités et écueils
Si ces politiques répondent à des urgences économiques, leur mise en œuvre se heurte à plusieurs limites. La première est la tension entre protectionnisme et ouverture. Comme le notent plusieurs économistes, «le protectionnisme n’a jamais disparu». Cependant, les économies africaines restent profondément intégrées aux chaînes de valeur mondiales. Le Cap-Vert, dont 4% des exportations (notamment des produits de la mer) sont destinées aux États-Unis, illustre cette dualité: une ouverture nécessaire, mais des risques indirects liés à la «démondialisation» et aux tarifs douaniers. Disons qu’il s’agit moins d’un rejet du libre-échange que de mesures de survie face à des chocs systémiques.
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La deuxième limite concerne les fragilités des tissus productifs locaux. Au Maroc, les TPME, qui représentent 95% du tissu entrepreneurial, peinent à rivaliser avec des importations souvent moins chères ou de meilleure qualité. À cela s’ajoute le manque d’accès au crédit. Au Nigeria, malgré des ambitions industrielles affichées, la capacité à absorber les transferts de technologie reste un point d’interrogation.
La troisième limite est relative aux risques de fragmentation régionale. Si le Cap-Vert mise sur les accords commerciaux pour renforcer sa résilience, d’autres pays pourraient être tentés par un repli nationaliste, risquant d’affaiblir les dynamiques d’intégration régionale (ZLECAf, CEDEAO, etc.). La «préférence nationale» doit donc s’articuler avec des logiques de complémentarité, sous peine de créer de nouvelles dépendances.
Les leviers d’une transition réussie: innovation, gouvernance et changement culturel
Pour dépasser ces écueils, les pays africains activent plusieurs leviers. À commencer par investir dans l’innovation et la formation. Le transfert de technologie, évoqué dans le cas nigérian, doit s’accompagner d’investissements dans l’éducation et la R&D. Les experts insistent sur le fait que la qualité nécessite des outils de production performants et des ressources humaines compétentes. C’est dans cette logique que l’on doit comprendre une autre actualité récente venant du Nigeria. Le pays met le cap sur la formation pour développer son industrie pharmaceutique. Pour ce faire, il investit massivement dans la formation spécialisée pour combler le déficit de compétences dans l’industrie pharmaceutique. Un accord avec l’Empower School of Health (Suisse) et le financement de 2 milliards d’euros (mobilisé auprès de BEI et Afreximbank) visent à former 2.000 cadres qualifiés annuellement, capables de maîtriser la production d’excipients et les normes réglementaires. Cette initiative, intégrée au programme PVAC, illustre une approche holistique: allier infrastructures (5 usines prévues), capitaux privés (5,5 milliards de dollars attirés) et éducation technique pour répondre à pas moins de 70% de la demande intérieure de médicaments du pays d’ici 2030.
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Le modèle nigérian montre que la substitution aux importations ne se limite pas à des barrières douanières, mais exige un écosystème intégré – formation, R&D, partenariats internationaux – pour transformer les politiques en résultats tangibles.
En plus d’investir dans l’innovation et la formation, il est important de structurer des écosystèmes industriels intégrés et cultiver le «consommer local» comme acte citoyen. En effet, la communication joue un rôle clé. Mekouar prône un «discours émotionnel, fédérateur», porté par des figures crédibles, pour transformer l’achat local en geste patriotique. Des incitations fiscales pourraient renforcer cette dynamique. En plus de ce qui précède, il est pertinent d’adapter les politiques aux spécificités nationales. Le Cap-Vert, dépendant à 98% des importations, ne peut viser l’autosuffisance. Sa stratégie combine donc transition énergétique (pour réduire les coûts) et niches d’exportation (produits de la mer). Le Nigeria, riche en ressources mais fragile industriellement, mise sur la commande publique comme levier initial.
Disons que ces politiques s’inscrivent dans un mouvement global de reconfiguration des chaînes de valeur, accéléré par la pandémie et les tensions sino-américaines. Pour l’Afrique, l’enjeu est de transformer cette quête d’autonomie en opportunité de diversification et de montée en gamme.
Toutefois, le progrès socio-économique ne pourrait se réaliser que par la promotion du «Made in Nigeria» – ou du Made in Africa. Cela suppose de dépasser les logiques purement défensives pour construire des avantages compétitifs durables, s’appuyant sur des atouts culturels (tourisme, artisanat) et technologiques (énergies renouvelables, numérique).
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Enfin, ces stratégies exigent une gouvernance agile, capable de concilier intérêts nationaux et coopération régionale. Comme le souligne le Cap-Vert, dans un monde marqué par «l’instabilité géopolitique», l’intégration économique reste «stratégique».
Si la montée des politiques de préférence nationale et de substitution aux importations en Afrique incarne une réponse pragmatique à des défis structurels, leur succès dépendra de leur capacité à s’inscrire dans une vision inclusive et innovante du développement. Un défi autant technique que culturel, où les pays africains devront réinventer leur rapport au monde.
Souveraineté économique en Afrique : entre ambitions protectionnistes et réalité des dépendances globales
Pays | Politique mise en œuvre | Mesures clés | Challenges |
---|---|---|---|
Nigeria | « Nigeria First » (2025) | - Préférence aux entreprises locales dans les marchés publics; - Transferts de technologie obligatoires; | - Dépendance persistante aux importations malgré les ambitions; - Absorption limitée des technologies; |
Cap-Vert | Stratégie multisectorielle (transition énergétique, agriculture, industrie) | - 300 M€ d’investissements UE/BEI; - Développement des énergies renouvelables et chaînes de valeur agricoles; | - Dépendance à 98% aux importations; - Économie insulaire vulnérable aux chocs externes; |
Maroc | Préférence nationale facultative (majoration de 15% pour les offres locales) | - Promotion du « Made in Morocco »; | - Importations en hausse (+8,7% en 2025); |
Djibouti | Politique de préférence nationale consolidée (2024) | - 71,02% des marchés publics attribués aux entreprises locales dans le BTP et les services; | - Taille réduite du marché intérieur; - Dépendance aux investissements étrangers; |