Tarifs douaniers: jusqu’où ira la Chine avec les pays africains

La réunion ministérielle des coordinateurs sur la mise en œuvre des actions de suivi du Forum sur la Coopération Chine-Afrique (FOCAC) s'est tenue du 10 au 12 juin 2025

Le 12/06/2025 à 16h02

Un total de 963,21 milliards de yuans: c’est le volume record des échanges Chine-Afrique au premier trimestre 2025. Alors que l’aide publique au développement occidentale recule de 11 points en dix ans, Pékin dit être prêt à étendre l’exemption de taxe à l’importation à 53 pays via des accords de «développement partagé».

À la veille de la 4e Exposition économique et commerciale Chine-Afrique à Changsha, les annonces chinoises – offre relative au tarif douanier ciblant les pays africains, et publication de données commerciales record – dessinent un paysage géoéconomique transformé. Ces annonces, juxtaposées au recul documenté de l’aide publique au développement (APD) occidentale (baisse de 11 points en dix ans), cristallisent un pivot stratégique : la Chine consolide son rôle de partenaire commercial et d’investisseur pivot, supplantant un modèle d’aide traditionnel en crise.

Pour planter le décor, il faut rappeler que le 10 juin 2025 a débuté à Changsha, dans la province chinoise du Hunan, une réunion ministérielle des coordinateurs sur la mise en œuvre des actions de suivi du Forum sur la Coopération Chine-Afrique (FOCAC), qui se tient jusqu’au 12 juin 2025. Cette réunion fait suite au Sommet du FOCAC tenu à Beijing en septembre 2024, marque un nouveau chapitre dans la coopération sino-africaine, avec un accent sur la modernisation et la construction d’une communauté d’avenir partagé entre la Chine et l’Afrique.

Zoom sur la déclaration de Changsha

Dans le point 8 de la «Déclaration sino-africaine de Changsha sur la préservation de la solidarité et de la coopération du Sud global», la Chine dit être prête à «appliquer, par la conclusion d’accords de partenariat économique pour le développement partagé, le traitement zéro tarif douanier à 100% des lignes tarifaires pour 53 pays africains ayant avec elle des relations diplomatiques», au lieu de 33 pays actuellement concernés, depuis le 1er décembre 2024.

Une telle mesure, ciblant tous les pays africains à l’exception de Eswatini, constituerait une extension stratégique de l’accès préférentiel déjà accordé aux Pays les Moins Avancés (PMA) africains. Mais cette formulation diplomatique comporte plusieurs dimensions stratégiques.

La première est un engagement conditionnel. La Chine pose un cadre négocié par «la conclusion d’accords de partenariat économique». Elle lie le tarif zéro à des accords bilatéraux structurants, conditionnant son offre à une réciprocité institutionnelle. L’expression «développement partagé» valide une philosophie gagnant-gagnant, contrastant avec l’APD occidentale perçue comme unilatérale. Elle inscrit l’Afrique dans la stratégie chinoise de sécurisation des ressources et des débouchés. Et en ciblant les « 53 pays ayant des relations diplomatiques», Pékin isole Eswatini (dernier allié africain de Taïwan), transformant un outil commercial en instrument de pression géopolitique. C’est donc une ouverture calculée. Le tarif zéro n’est pas une concession, mais un investissement dans l’intégration systémique de l’Afrique à l’écosystème économique chinois.

Mais qui sont les PMA? Il s’agit d’une classification onusienne englobant les pays confrontés à des défis structurels majeurs au développement en raison de leur faible revenu par habitant, de leurs ressources humaines limitées et de leur forte vulnérabilité économique et environnementale. A date, 45 pays dont 33 africains figurent sur cette liste.

Rappelons que c’est depuis le 1er décembre 2024 que la Chine a décidé d’appliquer à tous les pays les moins avancés (PMA) ayant des relations diplomatiques avec elle un traitement zéro tarif douanier pour 100% des lignes tarifaires. Une mesure qui fait de la Chine le premier grand pays en développement à adopter une telle politique d’ouverture unilatérale pour ces pays.

Zéro tarif douanier pour 53 pays ?

Disons que cette annonce douanière cristallise une réorientation fondamentale de l’engagement économique chinois en Afrique. A supposer que le traitement zéro tarif douanier à 100% des lignes tarifaires s’étende à 53 pays africains. Qu’est-ce que cela signifierait? «Zéro tarif douanier», signifie en pratique, aucune taxe à l’importation. Si un producteur de cacao ghanéen ou un exportateur de cuivre zambien vend ses produits en Chine, la Chine ne prélèvera plus de droits de douane à l’entrée sur son territoire. «100% des lignes tarifaires» signifie tous les produits sans exception.

Que ce soit du café éthiopien, des fruits sud-africains, du textile malien ou des minerais congolais. Aucun produit n’est exclu de cette exonération. Le fait que cette mesure cible 53 pays africains partenaires annonce une ouverture continentale totale. Tous les pays africains ayant des relations diplomatiques avec la Chine en bénéficient, du Maroc à l’Afrique du Sud en passant par la RDC.

Les implications immédiates pour un exportateur africain sont les suivantes. Ses marchandises vendues en Chine seront plus compétitives. Exemple : Un sac de café éthiopien vendu 100 dollars arrivera chez l’acheteur chinois à 100 dollars (au lieu de 110 ou 120 dollars avec droits de douane). Une PME africaine pourrait désormais tester de nouveaux marchés en Chine sans craindre les coûts douaniers. Exemple : Une entreprise marocaine de cosmétiques à base d’argan pourrait exporter sans surcoût. Mais dans la pratique cela n’est pas sans limite. Lin Jian, porte-parole du Ministère chinois des Affaires étrangères souligne que la mesure «facilitera les exportations des PMA d’Afrique vers la Chine».

Mais cela n’exempterait pas les produits africains d’obstacles non-tarifaires (normes sanitaires, logistique, etc.). D’où la déclaration de Pékin, qui se dit «heureuse de voir plus de produits africains de qualité entrer sur le marché chinois», accompagnant cette ouverture tarifaire de mesures concrètes sur l’accès au marché, les procédures sanitaires/phytosanitaires, le dédouanement et le renforcement des capacités productives africaines.

En 2024, les échanges agricoles entre les deux parties ont certes dépassé 70 milliards de yuans, mais ils restent dominés par des produits bruts (minerais, hydrocarbures). Si les exportations de pesticides chinois vers l’Afrique progressent (+12 %), aucune mention n’est faite de transferts technologiques massifs pour la valeur ajoutée in situ.

Croissance tangible des échanges commerciaux

Les récentes données douanières chinoises confirment une accélération tangible des échanges avec les pays africains. Au premier trimestre 2025, le volume commercial Chine-Afrique atteint 963,21 milliards de yuans (soit 134 milliards USD), en hausse de 12,4 % sur un an. Cette performance, qualifiée de «record historique» par le porte-parole du ministère chinois du Commerce, Lyu Daliang, s’appuie sur deux piliers: des exportations chinoises en forte expansion (+20,2 % à 599,57 milliards de yuans), notamment dans les biens d’équipement (machines agricoles +41 %, générateurs électriques +51,1 %) et les projets sous contrat (+46,5 % ; et des importations africaines stagnantes (+1,6 % à 363,64 milliards de yuans), malgré le potentiel agricole (15,83 milliards de yuans importés par la Chine).

L’indice commercial Chine-Afrique, révélateur clé, illustre cette vitalité : passé de 100 points en 2000 à 1 056,53 points en 2024. Comme le souligne Lyu Daliang, «il démontre pleinement la forte vitalité de la coopération économique et commerciale Chine-Afrique». Toutefois, les exportations africaines pèsent 37,7 % du total contre 62,3 % pour la Chine. Une asymétrie qui signale une dépendance persistante aux matières premières et une faible intégration dans les chaînes de valeur manufacturières.

Un modèle «gagnant-gagnant» centré sur les infrastructures, en contrepoids de l’aide occidentale

Le FOCAC, cadre institutionnel clé depuis 2000, catalyse un engagement financier substantiel. Selon Lin Jian, porte-parole du Ministère chinois des Affaires étrangères: «les nouveaux investissements chinois en Afrique dépassent 13,3 milliards de yuans depuis le Sommet de Pékin, avec un soutien financier total excédant 150 milliards de yuans». L’Exposition de Changsha incarne cette approche : 279 projets de coopération soumis (+43,8 % vs 2023), dont 175 signés pour 11,39 milliards USD, couvrant l’ingénierie, les énergies renouvelables, et la santé. Une logique de marché: Huang Xinjian, responsable du Département du Commerce du Hunan, insiste sur «l’adhésion aux principes de professionnalisme, d’orientation marché et d’internationalisation», avec des «résultats tangibles» dans le BTP et les TIC.

Un modèle qui contraste radicalement avec le recul occidental: recule de 11 points de pourcentage en dix ans de la part de l’Afrique dans l’aide publique au développement (APD) mondiale, confirmant une baisse significative des contributions des bailleurs historiques européens et américains; suppression de la contribution américaine au Fonds africain de développement et une réduction de 83,7 % des financements alloués aux programmes internationaux, et la suppression de nombreux programmes de santé, d’éducation et d’agriculture; démantèlement de l’USAID et de réduction par de nombreux pays européens (France, Allemagne, Pays-Bas, Belgique, Royaume-Uni, Suisse) de leurs budgets d’aide, certains jusqu’à 25%.

La Chine substitue à l’APD classique un partenariat commercial structurant, centré sur les infrastructures (chemins de fer, satellites) et aligné sur ses intérêts économiques – comme en témoignent les projets «iconiques» exposés à Changsha.

Autre élément à souligner : la dimension géopolitique explicite dans la déclaration de Changsha sur la Solidarité du Sud Global, co-signée lors du FOCAC. Lin Jian, porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, la contextualise en ces termes «la Chine prend la solidarité avec l’Afrique comme pierre angulaire de sa politique étrangère [...] pour contribuer à l’unité et à l’autonomie du Sud Global». Cette rhétorique, associée aux chiffres, révèle une stratégie de long terme marquée par une dépendance réduite vis-à-vis de l’Occident et un leadership institutionnel.

La Chine est le premier partenaire commercial de l’Afrique depuis 16 ans, avec un volume annuel dépassant 2.000 milliards de yuans en 2024. Le «Plan d’Échanges Interpersonnels Chine-Afrique 2026» et la centralité du FOCAC assoient également une gouvernance alternative, où Pékin fixe les règles.

Commerce Chine-Afrique : la Chine prête à étendre le traitement zéro tarif douanier à 53 pays

Thème cléDétails et chiffresImplications/Enjeux
Accords Douaniers- Extension du zéro tarif à 100% des lignes tarifaires pour 53 pays africains (vs 33 actuellement).
- Cible : Tous les pays ayant des relations diplomatiques avec la Chine (sauf Eswatini, allié de Taïwan).
- Condition : Conclusion d’accords bilatéraux de « développement partagé ».
- Avantage : Compétitivité accrue des produits africains en Chine (ex: café éthiopien, cuivre zambien).
- Limite : Persistance d’obstacles non-tarifaires (normes sanitaires, logistique).
- Géopolitique : Pression sur Eswatini et ancrage de l’Afrique dans l’écosystème économique chinois.
Volume Commercial Record- Échanges Chine-Afrique au T1 2025 : 963,21 milliards de yuans (soit 134 Mds USD), +12,4% sur un an.
- Exportations chinoises : +20,2% (599,57 Mds yuans), notamment biens d’équipement.
- Importations africaines : +1,6% (363,64 Mds yuans), dominées par les matières premières.
- Indice commercial : 1 056,53 points en 2024 (vs 100 en 2000).
- Asymétrie structurelle : 62,3% des échanges sont des exportations chinoises.
- Dépendance africaine aux produits bruts (minerais, hydrocarbures), faible intégration dans les chaînes de valeur manufacturières.
Modèle de Coopération vs Aide Occidentale- Investissements chinois : >13,3 Mds yuans depuis le Sommet FOCAC 2024 + soutien financier >150 Mds yuans.
- Exemple : Exposition de Changsha (279 projets de coopération, 175 signés pour 11,39 Mds USD).
- Recul occidental : APD en baisse de 11 points en 10 ans ; coupes budgétaires (jusqu’à 25% en Europe), suppression de programmes clés (USAID).
- Philosophie « gagnant-gagnant » centrée sur les infrastructures (chemins de fer, énergies renouvelables) et logique de marché.
- Alternative à l’APD traditionnelle : Pékin privilégie les partenariats structurants alignés sur ses intérêts (sécurisation des ressources et débouchés).
Stratégie Géopolitique- Déclaration de Changsha : Solidarité Sud Global comme « pierre angulaire » de la politique étrangère chinoise.
- Leadership institutionnel : Centralité du FOCAC et « Plan d’Échanges Interpersonnels 2026 ».
- Objectif affiché : Renforcer l’« autonomie du Sud Global ».
- Pivot stratégique : Réduction de la dépendance à l’Occident et consolidation du rôle de la Chine comme normateur des règles économiques en Afrique.
Par Modeste Kouamé
Le 12/06/2025 à 16h02