Le 30 avril 2025, la signature de l’accord de siège, en vertu duquel le Maroc abritera le siège de l’Organisation africaine des Institutions supérieures de contrôle des finances publiques (AFROSAI), marque un tournant pour les Institutions supérieures de contrôle (ISC) africaines. Créée en 1976, l’AFROSAI fédère les cours des comptes africaines chargées d’auditer les finances publiques.
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Ce transfert, depuis le Cameroun vers le Maroc, s’inscrit dans un contexte mondial marqué par l’érosion de la confiance dans les institutions, les défis économiques et la nécessité d’une transformation numérique. À la lumière du rapport Navigating Global Trends de l’ Organisation internationale des institutions supérieures de contrôle des finances publiques (INTOSAI), organisation parapluie du contrôle externe des finances publiques, et de récentes déclarations d’acteurs clés, analysons les implications stratégiques de cette relocalisation pour l’Afrique et les moyens de capitaliser sur cette dynamique pour renforcer la gouvernance publique, la transparence et la résilience face aux incertitudes.
L’Afrique et ses ISC: un bilan en demi-teinte
Le rapport de l’INTOSAI met en lumière les défis structurels auxquels sont confrontées les Cours des comptes du monde, y compris celles d’Afrique, marquées par des contraintes financières chroniques – 47 % d’entre elles déclarent des difficultés de financement –, des pressions politiques récurrentes et une complexité accrue des audits dans un contexte de défiance institutionnelle croissante. Le Global SAI Stocktaking Report (2023), publié en avril 2024, établit une corrélation directe entre la transparence des ISC et le niveau de libertés civiles, soulignant leur rôle pivot dans des démocraties souvent fragilisées par des crises de légitimité.
En Afrique, où 70 % de la population a moins de 30 ans et où la dette publique moyenne atteint 60 % du PIB, les ISC peinent à répondre aux attentes citoyennes en matière de redevabilité, notamment dans l’allocation des ressources éducatives et d’emploi. Une réalité qui, couplée à des environnements politiques volatils, exige une réinvention des pratiques, comme le rappelle le rapport de l’INTOSAI: «La confiance dans les institutions n’est pas un acquis statique ; elle doit être méritée et préservée activement. Les ISC africaines […] doivent innover pour restaurer leur légitimité.»
Le bâtiment abritant la Cour des comptes, à Rabat (Maroc).. DR.
Le transfert vers Rabat: symbole et opportunité
L’élection du Maroc en tant que secrétaire général et institution hôte du siège permanent de l’AFROSAI, en décembre 2024, consacre la reconnaissance internationale de la Cour des Comptes marocaine, dont les audits pionniers sur la gestion post-Covid et la digitalisation des finances publiques ont été salués pour leur rigueur. Pour Zineb El Adaoui, première Présidente de la Cour, «ce siège incarne la volonté marocaine de promouvoir un État de droit et de mutualiser les expertises africaines».
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Sur le plan géopolitique, le Maroc, carrefour diplomatique et économique entre l’Afrique et l’Europe, renforce ainsi son leadership Sud-Sud tout en neutralisant les critiques sur sa position au sein de l’Union africaine. Ce transfert offre trois opportunités stratégiques : la centralisation des compétences via un hub technique dédié aux audits transnationaux (dette, climat, migrations), l’accès à l’expertise numérique du pays – accélérateur pour l’adoption de l’IA et du big data dans les audits –, et la consolidation d’une légitimité panafricaine, au-delà des distinctions entre sous-groupes linguistiques. Rappelons que l’AFROSAI regroupe des institutions supérieures de contrôle des pays africains avec une distinction claire entre sous-groupes linguistiques: un groupe anglophone (AFROSAI-E) et un groupe francophone (CREFIAF).
Cinq axes stratégiques pour capitaliser sur le transfert
Le premier axe sur lequel le transfert du siège de l’AFROSAI vers Rabat va capitaliser est celui du renforcement de l’indépendance et de la communication. Un mémorandum d’accord a été signé, vendredi 2 mai 2025 à Rabat, entre la Cour des comptes du Royaume du Maroc et l’Organisation africaine des institutions supérieures de contrôle des finances publiques (AFROSAI).
Ce mémorandum acte la nécessité d’une stratégie de communication panafricaine pour les ISC, visant à combler le fossé entre la technicité des audits et leur perception par les citoyens. Comme le souligne Vital do Rêgo, président de l’INTOSAI, «les rapports d’audit, souvent perçus comme ésotériques, doivent être vulgarisés via des tableaux de bord interactifs et une médiatisation proactive des résultats».
La Cour des Comptes marocaine propose d’incarner cette vision en pilotant des «missions de contrôle coordonnées». Pourquoi pas sur des enjeux sensibles comme la corruption transfrontalière ou la gestion des subventions agricoles?
Les conclusions de telles missions de contrôle coordonnées pourraient être diffusées sur des plateformes multilingues (français, anglais, arabe, swahili), en partenariat avec des médias locaux.
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L’enjeu serait de répondre à deux urgences africaines: tracer les circuits opaques de la corruption transfrontalière, et évaluer la traçabilité régionale des mécanismes d’attribution des subventions agricoles et l’impact réel sur les petits producteurs. En effet, les flux financiers illicites (FFI) en Afrique sont estimés par la CNUCED à environ 88,6 milliards de dollars par an, et correspondent à environ 3,7 % du PIB africain.
Pour ce qui est des subventions agricoles (engrais, semences), environ 60 % des Africains dépendent de l’agriculture pour leur subsistance, ce qui inclut une large part de la population active rurale et même une part des ménages urbains. Mais plusieurs rapports et études montrent que leur détournement est un problème réel qui affecte la productivité. Par exemple, au Sénégal et dans d’autres pays, il est documenté que les critères de distribution des subventions sont souvent opaques, avec des détournements vers des marchés parallèles ou des pays voisins, ce qui réduit l’efficacité des programmes.
Ainsi, comme le souligne Khaled Ahmed Shekshek, président de l’AFROSAI, «le choix du Maroc pour accueillir le siège de l’AFROSAI contribuera à améliorer le fonctionnement des Institutions supérieures de contrôle du continent africain, notamment pour ce qui est de l’amélioration de la transparence et de la gouvernance ainsi que la lutte contre la corruption».
Le deuxième axe sur lequel le transfert du siège va capitaliser est la digitalisation et l’innovation. Face à la transformation numérique identifiée par l’INTOSAI comme une mégatendance incontournable, le Maroc, doté d’une stratégie nationale en matière d’intelligence artificielle (IA), offre un terrain d’expérimentation idéal pour cette transition. Rappelons que le mémorandum AFROSAI-Maroc (2 mai 2025) évoque la volonté de «développer des outils de contrôle modernes adaptés à l’audit basé sur les risques et la transformation numérique». Dans la même dynamique, le rapport Navigating Global Trends de l’INTOSAI souligne la nécessité pour les ISC d’adopter des technologies comme l’IA et les plateformes digitales. Pour ce qui est des engagements concrets du Maroc, la Cour des comptes marocaine s’engage à «améliorer la gouvernance et renforcer le système de supervision interne» de l’AFROSAI, ce qui inclut implicitement des innovations technologiques. Également, Zineb El Adaoui mentionne l’objectif de «partager les expertises en audit basé sur les risques et la transformation numérique».
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Le troisième axe sur lequel capitaliser est relatif à l’audit de la dette et les inégalités. Alors que le ratio dette publique/PIB de l’Afrique subsaharienne atteint 63,2 % à fin 2024, le rapport Navigating Global Trends de l’INTOSAI mentionne explicitement que les ISC «pourraient envisager de mettre davantage l’accent sur le contrôle de la gestion de la dette publique afin d’assurer l’exactitude des rapports et des pratiques fiscales responsables». Il ajoute aussi que «les ISC devraient continuer à accorder la priorité aux contrôles opportuns et pertinents des partenariats public-privé et des entreprises publiques». Le transfert du siège à Rabat offre, ainsi, un cadre idéal pour structurer des méthodologies continentales harmonisées, renforçant la crédibilité des ISC.
Ensuite, le rapport cite «les inégalités croissantes» comme l’une des sept mégatendances mondiales. Bien qu’il ne formule pas explicitement un rôle accru des ISC sur ce sujet, il note que les audits doivent évaluer «si les ressources sont allouées de manière équitable entre les différents groupes démographiques».
Pour sa part, Vital do Rêgo, président de l’INTOSAI, souligne que «les ISC doivent démontrer qu’elles sont prêtes à contrôler efficacement les politiques publiques visant à lutter contre [...] l’inégalité sociale». En s’appuyant sur l’expérience marocaine en matière d’audit social sur le programme de couverture médicale universelle (CMU), notamment sur le volet développement des mutuelles de santé, qui est un élément clé de la stratégie d’extension de l’assurance maladie, l’AFROSAI pourra impulser une culture d’équité via des outils standardisés, renforçant la légitimité des ISC.
Parallèlement, face au «dividende démographique» – 75 % de la population africaine a moins de 35 ans –, le rapport Navigating Global Trends souligne que les ISC devront auditer «la question de savoir si les fonds publics sont utilisés efficacement pour relever les défis démographiques», notamment via l’analyse des «politiques publiques liées aux soins de santé ou à l’éducation». Il précise que les «la jeunesse des populations dans les pays en développement augmentera la demande de [...] création d’emplois», ce qui implique un contrôle accru des politiques d’emploi.
Ainsi, il est recommandé aux ISC de se concentrer sur l’audit des «initiatives gouvernementales visant à promouvoir le développement économique durable et la croissance», incluant implicitement les programmes éducatifs et d’insertion. Plusieurs rapports et documents officiels montrent que la Cour des comptes et d’autres organes de contrôle (comme l’Inspection générale des finances et l’Inspection générale de l’administration territoriale) ont mené des opérations d’audit spécifiques sur l’INDH, évaluant la gouvernance, la régularité des opérations, ainsi que l’efficacité et la conformité des projets financés dans le cadre de cette initiative. Ce qui fait du Maroc un laboratoire pour des audits panafricains des politiques éducatives et d’emploi, de quoi transformer le dividende démographique en levier de résilience économique.
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Quatrième axe sur lequel capitaliser: l’AFROSAI, sous leadership marocain, pourrait entre autres structurer deux leviers, une standardisation des indicateurs de performance alignés sur les Objectifs de développement durable (ODD), et des accords de mutualisation des données avec l’INTOSAI et l’ONU pour auditer les projets transcontinentaux.
Cinquième axe: dans le rapport Navigating Global Trends de l’INTOSAI, le changement climatique est cité comme l’une des sept mégatendances critiques nécessitant une adaptation des politiques publiques, ce qui implique que les ISC africaines doivent auditer leur mise en œuvre.
Les risques cyber sont également évoqués via la nécessité pour les ISC d’adopter des technologies (IA, plateformes numériques) tout en renforçant leurs propres protocoles de sécurité. Le transfert du siège à Rabat devrait permettre à l’AFROSAI de s’appuyer sur l’expertise marocaine en matière d’audits climatiques et de cybersécurité, pour impulser des audits standardisés des politiques climatiques et des audits de résilience cyber des administrations africaines, renforçant la souveraineté numérique du continent.
AFROSAI au Maroc : Cinq leviers stratégiques pour une gouvernance renouvelée
Contexte | Points clés | Défis | Opportunités | Axes stratégiques |
---|---|---|---|---|
Transfert du siège de l’AFROSAI au Maroc | - Reconnaissance de l’expertise marocaine (audits post-Covid, digitalisation). - Leadership géopolitique du Maroc en Afrique. - Mutualisation des compétences. | - Défiance croissante envers les institutions. - Dette élevée (60% PIB moyen). - Pressions politiques récurrentes. - Contraintes financières chroniques – 47 % d’entre elles déclarent des difficultés de financement. | - Hub technique pour audits transnationaux. - Partage d’outils numériques (IA, big data). - Communication renforcée. | 1. Renforcement de l’indépendance et communication citoyenne. 2. Digitalisation et innovation. 3. Audit de la dette et des inégalités. 4. Alignement sur les ODD et mutualisation des données. 5. Audits climatiques et cybersécurité. |