Réforme des cartes de séjour «talent» en France: ce qui change pour les médecins, ingénieurs, entrepreneurs et diplômés africains

Reforme de la carte de séjour «talent» en France.

Le 01/07/2025 à 13h31

Entré en vigueur le 16 juin 2025, le décret n°2025-539 qui régit l’attribution des cartes de séjour pour motif professionnel en durcit l’accès en France: seuil salarial calqué sur les praticiens français, obligation de master pour la carte recherche d’emploi, et triple verrou économique pour les entrepreneurs.

En France, le décret n°2025-539 du 13 juin 2025, qui réforme en profondeur le cadre réglementaire des cartes de séjour pour motif professionnel, a été publié au Journal officiel du 15 juin 2025. Conformément à la réglementation, ce texte est entré en vigueur le lendemain de sa publication.

En l’attente de précisions ultérieures sur ses modalités d’application, il s’applique dès à présent aux «ressortissants de pays tiers sollicitant la délivrance de certains titres de séjour», aux «employeurs des secteurs privé et public», ainsi qu’aux «établissements habilités pour accueillir étudiants et chercheurs», tels que définis dans ses dispositions introductives.

Pour ces publics, incluant les ressortissants africains, cette réforme mêle opportunités nouvelles et barrières accrues, traduisant une adaptation aux standards européens et une sélectivité accrue.

Pour se faire une idée de la population concernée, en 2024, la France comptait 30.961 médecins en activité ayant obtenu leur diplôme à l’étranger, dont une majorité de médecins diplômés hors Union européenne, très souvent originaires d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne. Dans le même ordre d’idée, selon les chiffres de l’immigration récemment publiés par le ministère français de l’Intérieur, en 2024, le nombre de visas de long séjour portant la mention «Talent » a enregistré une baisse de 10,8%, après avoir atteint un sommet en 2023. Une diminution qui marque la fin de la tendance haussière observée en continu depuis 2021. « Cela s’explique principalement par la chute du nombre de visas portant la mention «Talent » délivrés aux salariés (- 28,9 %) qui baisse pour la deuxième année consécutive, ainsi qu’aux membres de la famille des titulaires (- 11,8 %)», explique le ministère de l’Intérieur français. En 2024, la délivrance des visas Talents est principalement portée par la Tunisie (13 %), l’Inde (12 %) et le Maroc (8 %), qui concentrent un tiers des visas « Talent » délivrés.

Un dispositif restructuré

Le décret opère une refonte sémantique et structurelle majeure en substituant l’appellation «passeport talent» par la mention unique «talent», fusionnant six motifs de séjour en deux catégories claires: le «talent– salarié qualifié» (absorbant l’ancien passeport talent) et le «talent– porteur de projet» (regroupant entrepreneurs et créateurs).

Une simplification administrative qui s’accompagne d’une innovation notable avec la création de la carte «talent– profession médicale et de la pharmacie» (Art. R.421-25-1), répondant aux pénuries sectorielles dans le système de santé français.

Toutefois, cette nouvelle carte «talent– profession médicale et de la pharmacie» impose un seuil de rémunération calqué sur le deuxième échelon de la grille des émoluments des praticiens associés français (Art. R.421-25-1), soit un niveau financier significativement supérieur aux rémunérations courantes dans les systèmes de santé africains. Une exigence qui crée un paradoxe: alors que la France cherche à combler ses pénuries de personnel médical, elle établit une barrière salariale inadaptée aux réalités économiques des praticiens qualifiés issus d’Afrique.

Pour ces derniers, dont l’expertise est pourtant reconnue, l’écart entre les standards de rémunération français et leurs revenus antérieurs compromet leur éligibilité, transformant une opportunité sectorielle en défi structurel. Une inadéquation qui révèle une vision unilatérale des «compétences critiques», où les besoins du marché du travail français ignorent les disparités économiques des bassins de recrutement africains.

Parallèlement, il est à noter un durcissement des conditions d’accès à la carte «talent– carte bleue européenne» qui illustre une contradiction majeure: l’exigence de rémunération brute annuelle fixée à 1,5 fois le salaire moyen français (Art. R.421-21 A) devient un filtre excluant certains profils, y compris africains, pourtant adaptés aux métiers en tension.

Cette hausse, bien qu’alignée sur les standards européens, ignore la réalité des économies africaines où les salaires locaux restent inférieurs aux niveaux français pour des postes équivalents (données de l’OIT). Des ingénieurs, techniciens spécialisés ou chercheurs africains– compétitifs par leurs compétences– se voient ainsi écartés non par manque de qualification, mais par l’impossibilité matérielle de justifier un historique salarial calibré sur l’Europe.

Un paradoxe qui compromet l’objectif affiché de la réforme: attirer des «talents» tout en verrouillant l’accès aux profils issus de régions où les rémunérations sont structurellement plus basses, au mépris des pénuries sectorielles françaises.

Un triple verrou économique

Le décret instaure un triple verrou économique impactant directement les porteurs de projet étrangers. Premièrement, l’obligation de justifier de ressources personnelles équivalentes au SMIC annuel brut (Art. R.421-33-1) constitue un seuil dissuasif dans des économies où le pouvoir d’achat est moindre.

Deuxièmement, l’exigence d’un financement minimal de 30.000 euros pour le projet (Art. R.421-33-2) matérialise une barrière capitalistique inédite, particulièrement critique pour les jeunes diplômés ou auto-entrepreneurs.

Troisièmement, le contrôle élargi de la viabilité économique par les plateformes de main-d’œuvre étrangère (Art. R.421-9) s’étend désormais aux activités commerciales, industrielles et artisanales, soumettant les projets africains à une évaluation standardisée peu adaptée aux réalités des marchés émergents.

Des seuils qui créent une barrière à l’entrée pour les entrepreneurs africains, notamment les jeunes diplômés ou auto-entrepreneurs disposant de capitaux limités. Une rigidité qui contraste avec les objectifs affichés d’attractivité, révélant une méconnaissance des modèles économiques viables à petite échelle dans les secteurs informels ou low-tech, pourtant dynamiques en Afrique. Le dispositif privilégie implicitement les projets à fort capital initial, marginalisant l’innovation frugale caractéristique de nombreux entrepreneurs africains.

Procédures accélérées, contrôles renforcés

Le décret introduit une double dynamique pour les porteurs de la carte bleue européenne: une accélération formelle des délais de traitement couplée à un renforcement des contrôles préfectoraux. D’une part, les demandeurs bénéficient désormais d’une obligation de réponse administrative sous 90 jours maximum, un silence excédant ce délai valant rejet implicite (Art. R.421-23).

Ce cadre temporel se resserre à 30 jours pour les titulaires d’une carte bleue européenne émanant d’un autre État membre, avec possibilité exceptionnelle de prolongation justifiée par la complexité du dossier. Les familles voient parallèlement leur accès facilité par une délivrance simultanée ou sous 30 jours des titres de séjour (Art. R.421-37-7), réduisant les délais de séparation.

D’autre part, ce gain d’efficacité s’accompagne d’une extension significative des pouvoirs du préfet, désormais chargé de vérifier systématiquement la conformité des diplômes et expériences professionnelles aux exigences des professions réglementées françaises (Art. R.421-15-1). Une compétence qui, bien que légitime pour garantir l’intégrité des qualifications, accroît le risque de subjectivité dans l’évaluation des diplômes ou expériences acquis hors de la France.

Les systèmes éducatifs et professionnels étrangers – souvent méconnus des administrations françaises – pourront ainsi faire l’objet d’appréciations divergentes selon les territoires, créant une insécurité juridique pour les candidats. La reconnaissance des diplômes africains (médecine, ingénierie, droit), déjà soumise à des procédures complexes, devient tributaire du bon vouloir préfectoral, risquant d’exclure des compétences équivalentes. Une dualité qui illustre le paradoxe de la réforme: rationaliser les flux tout en instaurant de nouvelles barrières discrétionnaires, potentiellement défavorables aux profils issus de systèmes non-européens.

Le master obligatoire pour la carte «recherche d’emploi»

Autre élément à noter: le décret conditionne strictement l’accès à la carte «recherche d’emploi ou création d’entreprise» (destinée aux anciens étudiants étrangers) à l’obtention d’un diplôme français de niveau master minimum ou figurant sur une liste spécifique (Art. R.422-14). Une exigence, présentée comme un gage de qualité, qui constitue également un filtre académique drastique pour les diplômés étrangers en France.

Alors que plus d’un sur deux des étudiants étrangers en France sont inscrits en licence (données Campus France 2025), la mesure exclut mécaniquement ces profils de la possibilité de valoriser leur formation sur le marché du travail français. Elle pénalise notamment les filières professionnalisantes courtes (informatique, logistique, tourisme), pourtant stratégiques, et ignore la valeur des diplômes techniques. Rappelons que dans les universités françaises, qui regroupent 63 % des étudiants étrangers inscrits en France, les étudiants étrangers sont majoritairement inscrits en licence (52 % ou plus d’un sur deux), puis en master (40 % ou quatre sur dix) et en doctorat (8 % ou moins d’un sur dix), selon les données Campus France 2025.

Les effectifs du premier niveau, déjà les plus importants, croissent de 14 % entre 2018 et 2023, tandis que ceux du niveau master progressent modérément (+4 %) et que le nombre d’inscrits en doctorat baisse de 14 %. Les sciences fondamentales sont les disciplines les plus suivies à l’université, avec un tiers des étudiants étrangers dans ces filières (33 %), devant les sciences humaines et sociales, les lettres et langues (30 %) et les sciences économiques (17 %).

Les autres types d’établissements accueillant le plus d’étudiants étrangers sont les écoles de commerce (15% du total) et les écoles d’ingénieurs (8%), deux types d’établissements qui voient se développer fortement le nombre d’étudiants étrangers en leur sein.

Toujours selon Campus France, en 2025, les principaux pays d’origine des étudiants étrangers en France en 2023-2024 demeurent inchangés, avec un Top 5 composé du Maroc, Algérie, Chine, Italie et Sénégal. Le nombre d’étudiants chinois accueillis en France a augmenté de nouveau, «ce qui n’était plus arrivé depuis 2019-2020», souligne Campus France. À l’inverse, le nombre d’étudiants marocains en France a fléchi en 2023- 2024 pour la deuxième année consécutive (-4 %) mais le Maroc demeure le premier pays d’origine des étudiants étrangers en France.

L’Algérie, troisième pays d’origine des étudiants étrangers connaît une chute du nombre de visas délivrés pour études en 2024 (-23 % par rapport à 2023), ce qui selon l’organisme «présage d’un tassement des inscriptions d’étudiants algériens dans l’enseignement supérieur français en 2024-2025».

Protection internationale et annotations : une double reconnaissance sous conditions

Le décret institue également un système d’annotations spécifiques sur les cartes «talent– carte bleue européenne» délivrées aux bénéficiaires de protection internationale (Art. R.421-21 B), prévoyant notamment la mention explicite de l’origine de leur protection («Protection internationale accordée par la France» ou par un autre État membre). Si cette mesure consacre une avancée symbolique en reconnaissant formellement le statut des réfugiés qualifiés, l’obligation d’apposer la mention «Professions non énumérées à l’annexe I de la directive (UE) 2021/1883» pour les titulaires exerçant des métiers absents de la liste européenne des professions hautement qualifiées, pourrait transformer un outil d’intégration en marqueur potentiel d’exclusion. En effet, cette annotation, bien que technique, risque de générer une double stigmatisation.

D’une part, elle expose sans nécessité le statut migratoire du porteur face aux employeurs ou administrations, pouvant créer un préjugé défavorable indépendamment des compétences réelles. D’autre part, en catégorisant certaines professions comme «hors liste», elle pourrait limiter la mobilité professionnelle intra-européenne de ces travailleurs, les enfermant dans une filière d’emploi spécifique. Un dispositif qui révèle ainsi une contradiction entre l’intention inclusive affichée et une logique bureaucratique susceptible de perpétuer des barrières invisibles pour les talents issus de parcours migratoires complexes.

Disons que le décret matérialise la transposition en droit français de la directive (UE) 2021/1883, remplaçant la directive 2009/50/CE pour aligner le régime des travailleurs hautement qualifiés sur les standards européens. Une transposition, qui au vu de ce qui précède, consacre une vision étroite de la «haute qualification», privilégiant les métiers technologiques européens au détriment de compétences critiques pourtant vitales. L’alignement européen révèle ainsi une harmonisation procédurale qui accélère les flux Nord-Nord, tout en entérinant des barrières structurelles pour les talents Sud-Nord.

Ainsi, ce décret rationalise le dispositif et accélère les procédures pour les profils les plus qualifiés. Mais pour les ressortissants d’un certain nombre de pays dont africains, il élève significativement les barrières économiques et académiques. La mise en œuvre révèlera si cette réforme est un vecteur d’intégration économique ou un filtre de plus.

Une double dynamique: accélération pour les uns, verrous économiques et académiques pour les autres

Aspect de la réformePrincipaux changementsPublics impactés & Conséquences
Refonte structurelle• Remplacement du « Passeport Talent » par « Talent » en deux catégories :
- « Talent – Salarié Qualifié »
- « Talent – Porteur de Projet »

• Création de la carte « Talent – Profession Médicale et Pharmacie »
Simplification administrative
Médecins/pharmaciens étrangers : Nouvelle voie spécifique pour répondre aux pénuries de santé.
Conditions durcies (Salariés)Seuil salarial aligné sur les praticiens français (2ème échelon des praticiens associés) pour la carte médicale.
Carte Bleue Européenne : Rémunération minimale à 1.5x le salaire moyen français.
Médecins africains : Écart salarial avec leurs pays d’origine rend l’éligibilité difficile malgré les pénuries.
Ingénieurs/chercheurs africains : Exclus par le seuil salarial élevé, non par manque de compétences.
Conditions durcies (Entrepreneurs)Triple verrou économique :
1. Ressources personnelles ≥ SMIC annuel brut.
2. Financement minimal du projet : 30 000€.
3. Contrôle élargi de viabilité économique par les préfectures.
Jeunes entrepreneurs/diplômés africains : Barrière à l’entrée pour les projets à faible capital.
• Marginalisation de l’innovation frugale.
Recherche d’emploiAccès conditionné à un diplôme de niveau Master minimum (ou liste spécifique) pour la carte « recherche d’emploi/création d’entreprise ».Diplômés étrangers en Licence/professionnalisante (majoritaires) : Exclus de la possibilité de chercher un emploi en France après leurs études.
• Pénalisation des filières techniques/courtes.
Procédures & ContrôlesDélais raccourcis : 90j max pour réponse (30j si carte d’un autre État UE), rejet en cas de silence.
Contrôles préfectoraux renforcés : Vérification systématique des diplômes/expériences pour les professions réglementées.
Gain de temps pour les candidats qualifiés.
Risque de subjectivité/discrimination dans la reconnaissance des diplômes étrangers (notamment africains).
Insécurité juridique.
Protection InternationaleAnnotations obligatoires sur la carte :
• Origine de la protection (France/autre État UE).
• Mention si profession « hors liste européenne » des métiers hautement qualifiés.
Reconnaissance symbolique du statut des réfugiés qualifiés.
Risque de double stigmatisation (statut migratoire + profession « hors liste »).
Limitation potentielle de la mobilité professionnelle intra-UE.
Contexte & tendances• Baisse de 10,8% des visas « Talent » en 2024 (chute de 28,9% pour les salariés).
Principaux bénéficiaires 2024 : Tunisie (13%), Inde (12%), Maroc (8%).
Étudiants étrangers : Majorité en Licence (52%), principalement du Maroc, Algérie, Chine, Italie, Sénégal.
Fin de la tendance haussière des visas Talent.
Étudiants algériens : Chute prévisible des inscriptions (-23% de visas en 2024).
Alignement sur les standards UE (Directive 2021/1883) mais création de barrières pour les talents du Sud.
Par Modeste Kouamé
Le 01/07/2025 à 13h31