Ces dernières années, dans le regard des experts occidentaux, l’Afrique est passée du statut de «continent sans espoir» à son contraire, «la future frontière du développement». Un discours qui, il faut le rappeler, se nourrissait des taux de croissance exceptionnels affichés par la plupart des pays africains, avant que la fin du «super-cycle» des matières premières ne vienne mettre un peu de bémol à l’euphorie.A rebrousse-chemin de ce discours particulièrement optimiste, c’est une analyse froide – pour ne pas dire pessimiste – que le journaliste mauritanien Adama Wade nous livre dans le nouvel essai qu’il vient de publier chez L’Harmattan intitulé : «En finir avec le mythe de Tarzan» (133 pages).Cependant, il «ne s’agit pas» d’un énième procès de l’homme blanc, mais plutôt d’une auto-interrogation en tant qu’Africain.Frein psychologiqueComme le suggère le sous-titre –Les élites africaines face à leurs propres responsabilités historiques–, ce livre est «une réflexion d’un Africain sur le blocage économique de l’Afrique». Bref, il s’agit d’une longue interrogation sur les «freins psychologiques» qui empêchent le continent noir d’amorcer une dynamique de développement semblable à celle de l’Asie, cinquante ans après les indépendances.En convoquant le mythe de Tarzan, du nom de la célèbre bande dessinée écrite par l’américain Edgar Rice Burroughs dans les années 20, Adama Wade passe au peigne fin le complexe géopolitique africain face au reste du monde, pas seulement l’Europe. «L’homme noir ne change de maître que pour en chercher un autre», dit-il, en voyant de plus en plus de jeunes Africains apprendre le mandarin.Comme le célèbre personnage de BD avec les tribus noires qu’il rencontre dans la jungle, un mythe, véhiculé par toute une tradition littéraire, pour légitimer la colonisation, voudrait que l’homme noir soit inférieur au Blanc, dénonce Wade.Un complexe vieux de 5 sièclesCe complexe secrété par cinq siècles d’esclavage et de colonisation ainsi qu’un demi-siècle de néocolonialisme, serait la véritable source du mal africain, à ses yeux.L’auteur ne se contente pas d’énoncer une théorie. Il cite des faits réels, comme ces centaines de femmes de la classe aisée du continent qui vont accoucher en Europe ou aux Etats-Unis pour que leurs rejetons aient la nationalité britannique, française ou américaine ou encore ces milliers de jeunes africains s’échouant sur les côtes italiennes à bord de navires de fortunes après une traversée périlleuse de la Méditerranée devenue un véritable tombeau à ciel ouvert. Tous ces Africains, riches ou pauvres, cherchent «à s’élever au-dessus de leurs nationalités synonymes de prison».Il cite aussi cette scène inouïe qui se passe dans un restaurant branché de Brazzaville, non pas au siècle dernier, mais en 2013 : deux clients africains bon teint attendant d’être servis pendant que d’autres européens, arrivés bien après eux, sont traités avec déférence et célérité. Face à leurs protestations, le chef du restaurant leur sert comme réponse : «Ici, nous servons d’abord les Blancs».Cinquante ans après les indépendances, un Européen a plus de facilité de se déplacer et de s’établir dans un pays africain qu’un Africain lui-même, observe Adama Wade. Loin d’être anodin, cette scène illustre bien «une attitude de soumission consciente ou inconsciente, voulue ou forcée» de l’Africain face à l’ancien maitre.Ce qui se traduit par un système de rapports et de pensée qui fait que l’Afrique continue d’entretenir des relations déséquilibrées avec les partenaires traditionnels et de signer des traités à son désavantage.L’autre AfriqueEn parcourant le livre, on sent nettement l’influence de Frantz Fanon ou encore de Samir Amin chez Adama Wade qui n’hésite pas à utiliser des concepts (comme «périphérie») ou formules – «l’Afrique des multinationales» ou «bailleurs n’ont jamais développé un pays» – si chères au penseur égyptien.Les problèmes qu’il évoque sont réels, même si le discours n’est pas nouveau si l’on pense à des livres comme Peau noire, masque blanc justement de Frantz Fanon ou le Portrait du colonisé d’Albert Memmi.Mais en choisissant de dresser le portrait d’une Afrique «sans espoir» que ses cerveaux et ses pauvres continuent de quitter les uns pour fuir le «risque africain», les autres pour échapper à la misère, l’auteur ne risque-t-il pas de retomber dans un afro-pessimisme passé de mode ?Il s’en défend. Mais le livre évoque peu les nombreux signes d’espoir sur lesquels s’accordent de nombreux observateurs africains ou d’ailleurs : une croissance forte quoique dépendante des matières premières, une jeunesse dynamique et de plus en plus formée, des initiatives citoyennes, la démocratie qui s’enracine petit à petit sur le continent, l’émergence d’une classe moyenne, même si celle-ci est encore très fragile…L’autre limite de l’analyse de Wade, à notre avis, c’est la généralisation. Il met toute l’Afrique subsaharienne dans le même sac - le Maghreb c'est un autre cas -, alors que si certains pays illustrent jusqu’à la caricature ce mal qu’il décrit si bien, d’autres (notamment en Afrique de l’Est) commencent véritablement à prendre leur destin en main.Enfin, en mettant le doigt sur le «complexe géopolitique africain», il touche un aspect fondamental du problème, mais qui n’explique pas tout ! Il y a tout un tas de facteurs, combinés, qui expliquent la situation actuelle du continent.Mais ces observations n’enlèvent rien au mérite de l’auteur d’avoir posé le sous-développement de l’Afrique en des termes globaux.
Parmi les solutions que préconise Adama Wade – il ne fait pas que poser le problème – pour en finir avec le mythe de Tarzan, il y a la «réappropriation de l’outil de production», c’est-à-dire favoriser l’émergence d’un secteur privé africain fort, accélérer l’intégration africaine et imposer le principe de «réciprocité» en matière de circulation avec le reste du monde.«L’Afrique est condamnée à l’errance, au désespoir si elle ne fait pas tomber la barrière psychologique et ne revoit son cadre de développement», conclut-il. Tout un programme !Si les mythes sont fondateurs, les grands bouleversements de l’humanité n’ont été possibles qu’avec la fin justement de ces mythes.