Installés dans la presqu’île du Cap-Vert depuis le XVe siècle, les Lébous ont très tôt organisé leur société autour d’institutions politiques, religieuses et foncières autonomes. Leur système républicain, structuré autour de conseils de sages appelés pënc, leur a permis de gérer leur territoire selon des règles de consensus, de spiritualité et de solidarité.
Lors de l’arrivée des colons français à Dakar en 1857, les Lébous n’ont pas été conquis par la force, mais par la diplomatie. Un accord mutuel fut trouvé : les autorités coloniales purent s’installer en échange du paiement d’un impôt annuel, reconnaissance implicite de la souveraineté des Lébous sur ces terres. Une entente rare dans l’histoire de la colonisation en Afrique de l’Ouest.
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Après les indépendances en 1960, la République du Sénégal a elle aussi reconnu officiellement les institutions lébou, en intégrant dans le tissu national leurs structures traditionnelles. En échange, les Lébous ont accepté l’autorité de l’État, tout en gardant vivantes leurs fonctions coutumières: le Grand Serigne de Dakar, les Djarafs, les Saltigués, et les Ndeye Dji Reew continuent ainsi d’exister avec un rôle bien défini dans les quartiers historiques de Dakar.
Une gouvernance enracinée et structurée
Pour comprendre le fonctionnement interne de cette République traditionnelle, nous avons rencontré deux figures centrales de son gouvernement. Ibrahima Faye, le Saltigué– titre équivalent à un ministre des forces armées et des affaires mystiques– nous reçoit avec calme. Sa fonction est unique. «Le Saltigué veille sur la protection du peuple, sur les aspects spirituels de notre vie communautaire. Je suis chargé des rituels, des alertes mystiques et de la sécurité dans le sens traditionnel. Je suis celui qui lit les signes que la nature envoie.»
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À ses côtés, Abdoulaye Sylla, Ndeye Dji Reew, l’équivalent d’un ministre de l’Intérieur dans la République Lébou. Il gère les dossiers sensibles liés aux conflits fonciers et à la régulation interne des territoires. « Nous avons notre propre système de gouvernance, nos lois non-écrites mais respectées. Le Ndeye Dji Reew assure la gestion du territoire, la médiation entre familles, la sécurité des quartiers. Rien ne se fait sans concertation.»
Ensemble, ils participent à un équilibre délicat entre tradition et modernité, où chaque titre, chaque mot, chaque geste est ancré dans une histoire vieille de plusieurs siècles. Les rôles sont distribués selon des lignées familiales, des qualités personnelles, et une forte dimension spirituelle.
L’habit: miroir de l’identité et du pouvoir
Dans la République Lébou, l’habit ne fait pas que le moine, il fait aussi l’autorité. Chaque dignitaire porte un accoutrement spécifique, reconnaissable dans les cérémonies, les audiences ou les médiations. Le Grand Sérigne de Dakar, chef de la République Lébou, arbore une tenue sobre mais imposante, souvent blanche, avec un turban symbolisant sa double autorité spirituelle et temporelle. Le Saltigué revêt une grande robe rouge, souvent brodée de signes et parée de talismans.
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Ce costume indique sa fonction de lien entre les mondes visibles et invisibles. Le Ndeye Dji Reew est souvent habillé d’un boubou élégant, orné de colliers et d’amulettes, signe de sa position d’arbitre et de gardien de la paix sociale.
Quant aux Djarafs, chefs de quartier et régulateurs fonciers, ils se distinguent par des pagnes traditionnels et des chapeaux de cérémonie.
Ces vêtements ne sont pas de simples décorations. Ils sont langage, mémoire et symbole, racontant l’histoire d’un peuple, la continuité d’un ordre, la présence silencieuse d’une nation dans la nation.
Une mémoire vivante, au cœur du Sénégal d’aujourd’hui. La République Lébou ne revendique pas l’indépendance, ni le pouvoir politique national. Elle incarne une autre forme de souveraineté: celle de la mémoire, de la culture et de la dignité héritée.
Dans les quartiers de Yoff, Ouakam, Ngor, Rufisque, Bambilor ou Cambérène, elle reste un pilier identitaire fort et respecté.
Son fonctionnement, fondé sur la consultation, le respect des anciens et des ancêtres, propose un modèle d’organisation enraciné dans la tradition mais toujours actuel dans son efficacité sociale.
Tandis que Dakar s’étend et que les institutions s’uniformisent, les Lébous rappellent que l’Afrique ne manque pas de modèles de gouvernance. La modernité, ici, ne signifie pas rupture mais continuité intelligente. Une république née avant les républiques, un peuple qui, sans bruit, continue d’être souverain sur ses terres, sans jamais renier ses origines.