Le samedi 24 mai à 10h00, 51 corps originaires de 16 pays, dont 14 africains, seront inhumés au cimetière Errahma de Casablanca, capitale économique du Maroc. Dans un communiqué diffusé le 20 mai, nous apprenons que les défunts seront enterrés dans la dignité selon leurs rites respectifs (musulman et chrétien).
L’opération intervient après que la présidente de la Commune de Casablanca a autorisé l’inhumation en indigence de ces personnes sans ressources.
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La qualification d’«indigent» recouvre ici une réalité brutale: des personnes décédées dont les corps, non réclamés, stagnent dans les morgues marocaines depuis des années, voire une décennie pour certains. Beyeth Gueck, président de l’association Bank de Solidarité, précise que «ce sont des cas où, soit les ambassades, soit la famille les abandonne. […] Quand on dit indigent, ce sont des corps abandonnés».
Les nationalités concernées sont le Congo, Cameroun, Côte d’Ivoire, Guinée Conakry, Nigeria, Niger, République Tchèque, Italie, Sénégal, Soudan, Mauritanie, Mali, Liberia, France, Égypte, Gabon.
Ce geste solidaire, orchestré par l’association Bank de Solidarité, en partenariat avec la Compagnie Marocaine de Pompes Funèbres (CMPF), et en collaboration avec plusieurs associations partenaires de Casablanca et la Commune de Casablanca, met en lumière une réalité sombre: des années d’abandon administratif, familial et diplomatique. Comment des corps, certains datant de 2016, ont-ils pu rester sans sépulture? Analysons les mécanismes d’une crise humanitaire aux racines complexes.
Des vulnérabilités en cascade
Les défunts, majoritairement subsahariens mais aussi européens, reflètent les flux migratoires vers le Maroc, carrefour entre l’Afrique et l’Europe. Beyeth Gueck, président de l’Association Bank de Solidarité, souligne que ces défunts étaient pour certains des «personnes venues se faire soigner au Maroc, des migrants, et des fœtus». Des profils qui illustrent une migration économique ou sanitaire précaire, où l’absence de réseau familial ou communautaire aggrave la vulnérabilité.
Le cas gabonais cité par Gueck, une femme venue se faire soigner au Maroc dont la famille a refusé de prendre en charge le corps en raison de tensions internes, révèle un phénomène clé: la rupture des solidarités transnationales. Lorsque les liens familiaux se distendent, les migrants deviennent des «invisibles», dont la mort ne mobilise plus ni leur pays d’origine ni leur pays d’accueil. Cette dynamique se répète avec d’autres nationalités.
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Gueck évoque un cas ivoirien où la famille, malgré une négociation des frais d’inhumation de 15.000 à 3.000 dirhams (environ 287 €), a refusé de participer financièrement ou symboliquement « la famille n’a pas daigné lever le doigt. Même si la famille n’a pas de moyens, la communauté devrait organiser une levée de fonds.» Ce refus illustre une déliquescence des mécanismes traditionnels de solidarité, pourtant centraux dans de nombreuses cultures africaines.
Un autre exemple frappant est celui d’un fœtus italien mort-né, abandonné par la personne ayant déposé le corps à la morgue. «Celui qui a déposé le corps a disparu», explique Gueck, soulignant une autre réalité, celle de l’abandon post-mortem ne concerne pas seulement les adultes, mais aussi les plus vulnérables, dont les nouveau-nés. Ce cas interroge les responsabilités individuelles et collectives dans un contexte de migration souvent marquée par l’isolement.
Enfin, Gueck mentionne des corps «fantômes», déclarés à l’hôpital mais non reconnus par les ambassades. Ces personnes, parfois hospitalisées avaient fourni des informations d’identité, mais leur décès a révélé des incohérences administratives «suite à leur décès, l’hôpital appelle l’ambassade. Et c’est là qu’on s’aperçoit qu’il n’y a pas de trace d’eux dans les registres consulaires». Face à ce constat, les ambassades s’empressent de dire «non, on ne les connaît pas». Ces «invisibles administratifs», souvent en situation irrégulière, deviennent littéralement des sans-voix post-mortem, pris en étau entre les failles des systèmes sanitaires et diplomatiques.
Autant d’exemples, parmi les 51 cas, qui dessinent une cartographie de l’abandon: des conflits familiaux transnationaux aux erreurs bureaucratiques, en passant par la précarité économique. Chaque corps raconte une histoire de fractures– entre États et citoyens, entre devoir mémoriel et réalité migratoire.
Le vide juridique post-mortem
Le droit à une sépulture digne est pourtant un principe fondamental, inscrit dans les conventions internationales relatives aux droits humains. Cependant, comme indiqué plus haut, les ambassades se braques invoquant principalement l’absence de preuve formelle de nationalité («ils ne figurent pas dans nos registres»).
Plusieurs pays subsahariens contestent l’authenticité des passeports détenus par les défunts, notamment dans le cadre des flux migratoires irréguliers. Une situation exacerbée dans un contexte où il existe des réseaux qui fournissent de faux documents ou utilisent de vrais passeports appartenant à d’autres personnes. Certaines ambassades estiment que les familles doivent assumer. Cependant, cette rigidité administrative contraste avec l’obligation de protection consulaire, surtout quand des documents (passeports) attestent de l’origine des défunts.
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Des réponses qui renvoient à une faille majeure : l’absence d’obligation juridique pour les États de rapatrier ou d’identifier leurs ressortissants décédés à l’étranger.
Les corps non réclamés tombent alors dans un angle mort juridique. Le Maroc, en autorisant leur inhumation via la Commune de Casablanca, assume un rôle que les États d’origine refusent. Une situation qui interroge sur la responsabilité des États en matière de protection consulaire, surtout lorsque les décès concernent des migrants en situation irrégulière, souvent non enregistrés auprès de leurs ambassades. Par ailleurs, en offrant des funérailles dignes, le Maroc renvoie une image de tolérance, utile pour son soft power africain.
Santé publique et gestion des morgues: un système sous tension
Pour la petite histoire, l’implication de l’association Bank de Solidarité dans cette opération découle d’un partenariat forgé pendant la crise sanitaire. Durant la pandémie de Covid-19, l’association s’est distinguée en organisant des collectes de fonds pour inhumer des défunts sans ressources, notamment des Philippins et des Subsahariens. Cette mobilisation a conduit la Compagnie Marocaine de Pompes Funèbres (CMPF) à solliciter leur aide ultérieurement, alertant sur la présence de corps abandonnés dans ses morgues.
Face à l’urgence, l’association a entamé, dès 2021, un long plaidoyer administratif: courriers à la préfecture de Casablanca et à la Commune, relances répétées, jusqu’à l’obtention d’une autorisation officielle en mai 2025. Le déblocage des fonds par la municipalité a permis la mise à disposition de cercueils et de caveaux en amont de la cérémonie. Gueck souligne l’ampleur du drame «figurez-vous qu’il y a des corps qui datent de 2016», une réalité qui révèle l’accumulation, sur près d’une décennie, de failles systémiques dans la gestion des décès de migrants précaires. Un processus qui, entre action humanitaire et combat bureaucratique, illustre la lenteur des réponses institutionnelles face à des situations pourtant critiques.
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La présence de corps abandonnés depuis près d’une décennie dans les morgues marocaines illustre un enjeu de santé publique critique. Les hôpitaux et morgues doivent gérer des dépouilles dont personne ne revendique la responsabilité. Des situations qui posent des défis logistiques et éthiques, notamment sur la durée légale de conservation des corps.
Le coût de 15.000 dirhams (environ 1.437 €) pour une inhumation locale, contre 40.000 dirhams (environ 3.836 €) pour un rapatriement, explique en partie l’inertie des familles. Cependant, comme le rappelle Gueck, même la somme de 3.000 dirhams (environ 287 €) peut être inaccessible pour certains cas.
Quand les ambassades font le mort
La liste des nationalités concernées– de la Côte d’Ivoire à la République Tchèque– révèle un paradoxe diplomatique. Alors que le Maroc s’efforce de positionner son soft power en Afrique via des politiques migratoires «bienveillantes», les ambassades des pays concernés se retranchent derrière l’absence de preuves formelles. «La majorité des corps sont des personnes ayant l’identité ivoirienne. Il y en a près de 17», déplore Gueck.
Un désengagement qui reflète une géopolitique de l’indifférence, où les États préfèrent ignorer les coûts humains de la migration plutôt que de reconnaître leurs ressortissants en situation irrégulière. Pourtant, la gestion des morts est un marqueur de souveraineté autant que celle des vivants.
L’inhumation selon les rites musulmans ou chrétiens dans des sections dédiées du cimetière Errahma témoigne d’un respect minimal des traditions religieuses. Cependant, cette démarche reste tributaire de l’action associative. «Nous avons fait de notre mieux pour […] les enterrer dignement. Merci aux autorités Marocaines», insiste Gueck.
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Cette question renvoie à un impératif universel : l’obligation de rendre les derniers hommages, indépendamment de la situation légale du défunt. Dans un tel contexte, l’abandon des corps par les familles, parfois pour des raisons de conflits successoraux, ou encore de stigmatisation, interroge la résilience des solidarités communautaires en contexte migratoire.
L’abandon des corps soulève également une question économique : qui paie pour la mort des « indigents » ? Le Maroc, en assumant ces funérailles, internalise un coût qui devrait, en théorie, être supporté par les pays d’origine ou les familles.
En plus de ce qui précède, Gueck pointe un cercle vicieux et exprime ses inquiétudes pour d’autres cas pendant. «Au-delà des 51 corps qui seront inhumés ce samedi 24 mai, une vingtaine d’autres dépouilles demeurent dans les morgues. Nous ne pouvons laisser cette situation se répéter. Une coordination urgente s’impose entre ambassades, familles et associations pour établir des solutions pérennes. Cette crise doit marquer un tournant, elle exige des mécanismes préventifs, une responsabilisation collective et une mobilisation sans délai pour éviter de nouveaux abandons». Soulignons que sans système de micro-assurance ou de fonds d’urgence communautaire, les migrants restent exposés à un risque de «mort indigne», aggravant leur précarité existentielle.
En définitive, l’inhumation des 51 indigents à Casablanca n’est pas qu’un acte de charité, c’est un révélateur des fractures globales. Comme le résume Beyeth Gueck, «À l’avenir, nous devons impérativement mieux nous organiser pour éviter que cette situation ne se reproduise. Cela nécessite la mise en place de mécanismes concrets. Nous avons déjà initié des concertations avec les leaders associatifs concernés et constitué un comité ad hoc pour traiter cette question. Les détails de ce dispositif feront l’objet d’une communication ultérieure plus approfondie».
En attendant, les associations comme Bank de Solidarité restent les ultimes remparts contre l’oubli– rappelant que la dignité humaine ne s’arrête pas aux frontières. Pour ce qui est du Maroc, il navigue entre responsabilité humanitaire et realpolitik migratoire.