En géopolitique, la simplification conduit trop souvent à des confusions. Ainsi, face aux massacres qui se produisent actuellement au Nigeria, mettre en avant l’explication religieuse, à savoir musulmans contre chrétiens, masque le fond du problème. En effet, deux grandes zones doivent être distinguées dans lesquelles l’explication des drames est différente.
Ainsi dans le nord-est du pays où sévissent Boko Haram et l’État islamique (EIAO), il est faux de parler d’une guerre entre chrétiens et musulmans puisque les populations sont à plus de 95% musulmanes. En revanche, dans la région du Middle-Belt, avec pour épicentre la ville de Jos, l’explication est différente.
La région est en effet située sur une triple frontière:
-géographique entre le Sahel et les plateaux du centre;
-ethnique entre les éleveurs Peul et les agro pasteurs sédentaires;
-religieuse car elle met en contact la zone musulmane nordiste et la zone chrétienne sudiste.
Huit États fédéraux, Benue, Kaduna, Plateau, Adamawa, Torobe, Gombe, Bauchi et Nasarawa, sont concernés par cette guerre récurrente dans laquelle s’affrontent depuis des siècles et même depuis le néolithique, pasteurs peul-fulani aujourd’hui musulmans, et agro-pasteurs sédentaires aujourd’hui chrétiens. Historiquement, cette vaste région constitue un front entre sultanats nordistes esclavagistes et populations qui, aux 18ème et 19ème siècles, subirent leurs raids et qui voient dans les actuelles migrations des Peul-Fulani un retour aux temps anciens, d’avant la colonisation.
««Le Nigeria, État fédéral, est en effet divisé en 36 États, et l’ethno-démocratie électorale y donne le pouvoir aux ethnies les plus nombreuses, avec pour conséquence des politiques menées à leur seul profit. »»
— Bernards Lugan
Ces affrontements qui sont clairement le prolongement de ceux de l’époque précoloniale s’inscrivent donc dans la longue durée ethnique régionale. Ne perdons en effet jamais de vue qu’à la fin du 18ème siècle, la région de Jos peuplée d’animistes résista à la poussée du royaume musulman de Sokoto, puis, à la fin du 19ème siècle, en passe d’être subjugués, les Birom et les peuples qui leur sont apparentés n’échappèrent à la conquête nordiste que grâce à l’arrivée des Britanniques. Ils se convertirent alors au christianisme (protestantisme) afin de bien marquer leur différence avec leurs voisins nordistes.
En réalité, et comme partout ailleurs au Sahel, nous assistons à la reprise d’un mouvement séculaire en direction du monde soudanien, mouvement qui avait été provisoirement bloqué par la colonisation de la fin du 19ème siècle.
Sur ces couches sédimentaires historiques s’ajoute aujourd’hui le problème provoqué par la folle démographie sahélo-soudanienne qui amplifie les conséquences de la péjoration climatique et alimente la guerre pour l’usage de la terre. D’autant plus que la région étant à la fois agricole et pastorale, elle constitue comme il vient d’être dit, une frontière géographique entre un nord sahélien et un sud soudanien formé d’une savane arbustive. Voilà pourquoi les affrontements frontaux entre ethnies nomades musulmanes et sédentaires chrétiennes se font précisément en lisière, au contact, des deux zones d’interpénétration économiques et ethno-confessionnelle.
Politiquement dirigé par des chrétiens, l’État du Plateau où est situé le saillant de Jos, constitue donc un point de friction. Ici, face aux pasteurs peul, se dressent les ethnies indigènes. Dans l’État du Plateau, ce sont les Berom et les Tarok, dans l’État d’Adamawa, les Bachama et les Yandang, dans celui de Benue, les Tiv, les Idoma et les Igede, dans l’État de Nasarawa ce sont les Eggon, et dans celui de Taraba, ce sont les Jukun. Le mouvement se retrouve dans tout l’ouest africain. Pour mémoire, au Mali et au Burkina Faso, ce sont, entre autres, les agriculteurs songhay, dogon ou mossi qui sont confrontés aux éleveurs peul.
Le problème est amplifié par le fédéralisme. Le Nigeria, État fédéral, est en effet divisé en 36 États, et l’ethno-démocratie électorale y donne le pouvoir aux ethnies les plus nombreuses, avec pour conséquence des politiques menées à leur seul profit. Dans la région des deux États de Benue et de Taraba où les agriculteurs majoritaires sont au pouvoir, ont ainsi été votées des lois anti-transhumance, l’élevage n’étant plus autorisé que sur des ranches clôturés et le transport de bétail permis uniquement par voie ferrée ou par camion. Le résultat est que le flot de la transhumance a été détourné vers les États de Nasarawa et d’Adamawa, où l’amplification des heurts entre pasteurs et agriculteurs est devenue une véritable guerre. Et comme les uns sont musulmans et les autres chrétiens, c’est avec simplisme que les observateurs parlent de guerre religieuse.
Pour mémoire, le Nigeria est un puzzle humain composé de plusieurs dizaines de peuples religieusement divisés en 43% de musulmans, en 34% de chrétiens et en 19% d’animistes.
