La construction du Grand Ethiopian Renaissance Dam (DERD), sur le Nil Bleu, un des principaux affluent du Nil, qui constitue la sève nourricière de l’Egypte continue de susciter de vives réactions entre l’Ethiopie et l’Egypte. En atteste l’échec des pourparlers entre les trois pays, au début du mois de mai. Ceux-ci portaient sur des éléments du rapport du bureau français en charge d’étudier les impacts du barrage sur les pays en aval (Soudan et surtout l’Ethiopie). Plus concrètement, ces études devraient permettre aux trois pays concernés –Egypte, Ethiopie et Soudan- d’établir un mécanisme approprié pour le fonctionnement du barrage.
Ces études devraient ainsi permettre aux experts des trois pays d’avoir une idée claire sur les taux d’évaporation et d’infiltration dans le lac de stockage du barrage afin de connaître le nombre d’années nécessaires pour un remplissage du barrage qui n’impacterait pas négativement les pays en aval. Toutefois, pour la partie égyptienne, cet échec s’explique par la volonté de l’Ethiopie de gagner du temps pour finaliser la construction du barrage prévue pour cette année et mettre les autres parties devant le fait accompli.
Il faut dire que le Soudan et plus encore l’Egypte ont le droit de s’inquiéter de la construction de ce monstre, le 10e plus grand barrage au monde. Et pour cause, pour remplir le réservoir du barrage (un lac de 246 km de long en amont), il faut 74 milliards de mètres cubes d’eau. Un niveau qui risque fortement d’impacter les eaux du Nil. Ce remplissage nécessitera entre 5 et 7 ans.
Et c’est actuellement sur le nombre d’années nécessaires pour remplir le réservoir du barrage que se focalisent les experts. L’Egypte souhaite un allongement du nombre d’années nécessaire au remplissage de ce lac afin de ne pas diminuer de façon excessive le niveau des eaux provenant de cet affluent du Nil.
Située en aval du Nil, l’Egypte craint à juste titre que le barrage éthiopien ne la prive de 12 à 25% de l’eau nécessaire à son agriculture et à son industrie.
Pour les experts éthiopiens qui se veulent rassurants, «l’ouvrage est construit de façon à ne pas pénaliser les pays situés en aval de l'ouvrage. Pour eux, le débit du fleuve va se régulariser, ils n’auront plus de périodes de sécheresse ni d’inondations».
Reste que cette crainte égyptienne est tout à fait justifiée. Réalisé à une trentaine de kilomètres de la frontière soudanaise, ce barrage est tout simplement pharaonique, comme en attestent ses dimensions: 1.800 mètres de long, 145 mètres de hauteur et surtout un réservoir de 74 milliards de mètres cubes d’eau.
Or, l’Egypte dont la survie a toujours été liée au Nil craint le pire. En retenant les eaux pour remplir le réservoir du barrage de la Grande Renaissance, l’Ethiopie va certainement réduire le débit du Nil sachant que c’est le Nil Bleu, l’affluent venant de l’Ethiopie qui fournit une grande partie des eaux du Nil, outre le Nil Blanc qui prend sa source en Afrique centrale.
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Pour comprendre la réaction et les craintes égyptiennes, il faut revenir sur l’histoire du partage des eaux du Nil qui a été un véritable casse-tête pour tous les pays traversés par le fleuve et ses affluents. Ainsi, dès 1902, l’Ethiopie s’était engagée auprès des Britanniques à ne pas construire de barrage hydroélectrique sur le Nil Bleu sans leur accord préalable. A l’époque, l’Egypte était une colonie britannique.
Par la suite, deux traités ont été signés. Le premier, en 1929 entre la Grande-Bretagne et l’Egypte. Un second trente ans plus tard, en 1959, après les indépendances des Etats traversés par le fleuve. Ce dernier traité accorde la part belle des eaux du Nil à l’Egypte et dans une moindre mesure au Soudan avec des quotas respectifs de 55,5 et 18,5 milliards de m3, soit 87% du total du débit du fleuve calculé à la hauteur d’Assouan, en Haute-Egypte. Ce traité donne en plus à l’Egypte un droit de veto sur tous les projets concernant le Nil.
Une décision coloniale décriée depuis, par les autres pays devenus indépendants qui dénoncent un partage léonin des eaux qui prennent leur source chez eux au profit uniquement de l’Egypte et du Soudan. Du coup, ces pays ont sollicité un partage relativement plus équilibré des eaux du fleuve.
Il faut souligner que le second plus grand fleuve du monde après l’Amazone (Brésil), avec ses 6.695 km depuis la rivière Ruvyironza au Burundi, a deux sources principales. La première, le Nil Blanc, prend sa source au niveau du lac Victoria à la frontière Tanzano-ougando-kenyane, un réservoir d’eau douce de plus de 70.000 km2. Le Nil Blanc est alimenté aussi par de nombreux affluents venant du RD Congo, Burundi, Soudan et Soudan du Sud. La seconde, le Nil Bleu prend sa source du lac Tana en Ethiopie.
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Les deux affluents se rejoignent au Soudan pour alimenter le Nil. Toutefois, c’est le Nil Bleu venant de l’Egypte et sur lequel est construit le barrage de la Grande Renaissance qui assure 84% des eaux du Nil et parfois jusqu’à 95% lors des crues.
Partant, et face au refus de l’Egypte et du Soudan d’un partage plus équilibré des eaux du Nil, avançant disposer des ”droits historiques”, en 2010, six pays de l’amont du fleuve –Rwanda, Ouganda, Burundi, Tanzanie, Kenya et Ethiopie- signent un accord qui met fin de facto au droit de veto de l’Egypte. Et quelques mois après, l’Ethiopie lance son projet de construction du barrage de la Grande Renaissance en 2011.
L’Ethiopie qui fait face à des sécheresses récurrentes et à un déficit électrique qui pénalise son développement décide de construire un barrage hydroélectrique sur le Nil Bleu, tout en sachant que plus de 85% de l’eau du Nil proviennent de cet affluent.
Le Caire, opposé à toute construction de barrage sur le Nil et ses affluents (Nil Bleu et Nil Blanc) sans son autorisation, avait même menacé de détruire le barrage de la Grande Renaissance sous la présidence de Mohamed Morsi. Il déclarait ainsi que ”toutes les options étaient ouvertes” et que ”si une seule goutte du Nil est perdue, notre sang sera la seule alternative”.
Toutefois, son successeur Al -Sissi, face à l’avancée de la construction du barrage, a opté pour une ligne moins dure demandant des garanties. Les négociations entre l’Ethiopie, le Soudan et l’Egypte ont finalement abouti à un accord de principe sur la construction de ce barrage. L’Ethiopie ayant garanti à ses partenaires que la construction ne va pas réduire le débit du Nil.
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La tension et la méfiance restent de mise. Pour preuve, l’annonce faite en mars dernier par le gouvernement éthiopien d’augmenter le taux d’électrification généré par le barrage en modifiant les normes de construction de celui-ci pour porter sa capacité de production de 6.000 MW à 6.450 MW a rapidement fait monter la tension d’un cran entre l’Ethiopie et l’Egypte qui craint un impact sur le débit du fleuve en soulignant que ces modifications n’ont pas été discutées par les 3 pays.
Pour sa part, ne disposant pas de pétrole ni de gaz et encore moins de charbon, l’Ethiopie mise son exceptionnel potentiel hydraulique (40.000 MW), le second du continent après celui de la République Démocratique du Congo, pour produire son énergie. A la date d’aujourd’hui, il produit plus de 98% de son énergie à partir des ressources durables, essentiellement hydroélectriques.
Du coup, malgré les contestations virulentes de l’Egypte, l’Ethiopie gagne du temps et poursuit la réalisation du barrage qui pourrait lui assurer une nouvelle dynamique de croissance pour les décennies à venir.
Ainsi, depuis 2011, jour et nuit, quelque 9.000 ouvriers s’activent pour livrer cette année l’infrastructure que réalise la société italienne Salini Impregilo.
D’un coût estimé entre 4,6 et 6 milliards de dollars, il est financé par le gouvernement et le peuple éthiopien, après le refus des bailleurs de fonds étrangers de s’impliquer dans sa réalisation. L’infrastructure a bénéficié d’un apport de la Chine qui lui versera 1,8 milliard de dollars pour l’achat des turbines et des systèmes électriques.
Si l’absence d’études d'impacts a été avancée par certains bailleurs de fonds comme la Banque mondiale pour ne pas financer l’ouvrage, la principale cause de refus est liée aux nombreuses contestations des pays riverains, notamment le Soudan et surtout l’Egypte.
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L’Ethiopie qui souhaite retrouver son prestige d’antan n’en n'a cure. Après avoir inauguré le plus haut barrage d’Afrique en décembre dernier, la centrale hydroélectrique Gibe III, hautr de 243 mètres, un des nombreux barrages que l’Ethiopie compte construire le long du fleuve Omo pour une capacité totale de 1.870 mégawatts (MW), entraînant des protestations du Kenya, qui craint l’assèchement de son lac Turkana, l’Ethiopie se prépare activement à réceptionner le plus grand barrage hydroélectrique d’Afrique d’ici quelques mois.
Le pays compte ainsi tirer le maximum de son potentiel hydroélectrique avec l'objectif d’atteindre une capacité de production de 40.000 MW à l’horizon 2035 pour électrifier le pays et faire face à son développement industriel.
Le barrage de la ”Grande Renaissance”, d’une capacité de 6.450 MW, constitue un des volets importants de ce programme de développement de l’énergie hydroélectrique du pays.
En plus, avec cette électricité abondante, l’Ethiopie pourra irriguer des millions des centaines de milliers de terres arables et réduire sa vulnérabilité face aux sécheresses récurrentes.
En outre, l’exportation des excédents d’énergie permettra aux autres pays de la région (Soudan, Djibouti, Kenya, Sud-Soudan, Yémen, etc.) de bénéficier d’électricité à bas coût. Des exportations d’énergie qui généreront plus de 730 millions d’euros par an pour l’Ethiopie. C’est dire que le retour sur investissement du barrage de la Renaissance est garanti.
Toutefois, quid des impacts environnementaux et sociaux de ce mastodonte qui ne doivent pas être minorés, hélas?