Moubarack Lô, Senior fellow au Policy Centrer for the New South et directeur général du Bureau de prospective économique du Sénégal a un regard critique sur la forte croissance du Nigéria qu'il convient, selon lui de replacer dans une perspective qui tienne compte du fort taux d'inflation durant les cinq prochaines années dans la première puissance économique du continent. Dans une moindre mesure, c'est aussi le cas pour l'Egypte et l'Algérie dont les prix des biens de consommations progresseront de 6% à 7% entre 2021 et 2026 en moyenne annuelle. Ce fort niveau d'inflation dans ces pays correspond également à une dépréciation des monnaies locales, à savoir le naira nigérian, le dinar algérien et la livre égyptienne. En revanche, pour le Maroc, dont la banque centrale a une politique monétaire visant à contenir les prix, les choses sont différentes, la croissance réelle étant beaucoup plus proche de la croissance nominale. Entretien. Le360 Afrique - Dans son dernier World Economic Outlook, le FMI a fait des prévisions étonnantes pour les pays africains d'ici 2026 où l'on découvre que le PIB du Nigéria pourrait doubler dans les cinq prochaines années et celui de l'Egypte augmenter de près de 80%. De même le Maroc devrait dépasser l'Algérie en termes PIB sur la même période. A votre avis, qu'est-ce qui pourrait expliquer de telles évolutions pour les pays cités?
Moubarack Lô - Selon les prévisions du FMI, d’avril 2021, en valeur nominale, entre 2020 et 2026, le PIB nominal du Nigéria augmenterait au total de 125% (avec une croissance nominale en dollars de 14% par an en moyenne sur la période) tandis que celui de l’Egypte progresserait de 68%, avec une croissance annuelle nominale de 9%.
Toutefois, en valeur réelle, pour le Nigéria, le FMI prévoit une croissance cumulée entre 2020 et 2021 de seulement 15% (soit 2,3% par an en moyenne), tandis que pour l’Egypte la croissance réelle cumulée prévue s’affiche à 35%.
Ainsi, ces hauts taux de croissance du PIB nominal exprimé en dollars, s’expliquent par le fort taux d’inflation qui croitrait de 14% et de 7% par an en moyenne respectivement au Nigéria et en Egypte, atténuées par la dépréciation attendue des monnaies des deux pays.
Tableau 1 - Evolution attendue de la croissance, de l’inflation et du taux de change dans les cinq pays les plus riches d’Afrique (source : FMI)
D’après les chiffres du FMI, en dollars courants, le PIB marocain représente en 2019, 70% du PIB algérien. En 2026, grâce à une progression cumulée du PIB nominal, prévue à 43% au Maroc et à seulement 7% en Algérie, entre 2021 et 2026, le PIB marocain dépasserait le PIB algérien (105% du PIB algérien en 2026).
La faiblesse relative de la croissance du PIB nominal algérien est à mettre en rapport avec la forte dépréciation que devrait subir la monnaie algérienne au cours des prochaines années. Selon le FMI, le pouvoir d’achat d’une unité de monnaie algérienne par rapport au dollar diminuerait de 36% entre 2020 et 2026, tandis que celui du Maroc augmenterait légèrement sur la période de +4%.
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Ces prévisions du PIB algérien sont donc fortement tributaires des hypothèses sur le taux de change du dinar algérien vis-à-vis du dollar qui lui-même dépend fortement du prix du baril de pétrole. Le FMI table sur des prix du pétrole en moyenne à 50,03 $/baril en 2021 et à 48,82 $/baril en 2022.
En effet, contrairement au PIB nominal marocain qui présente une évolution régulière (en raison de la politique de change choisie par la Banque centrale du Maroc), celui de l’Algérie peut afficher de fortes fluctuations à court terme, en lien avec l’évolution du baril de pétrole (une corrélation de 88% entre les deux grandeurs est notée entre 2000 et 2019, voir graphique 2).
Il n’est donc pas exclu que l’Algérie repasse à nouveau devant le Maroc dans le futur, en cas de remontée des prix du pétrole à leurs niveaux d’avant crise.
Graphique 1 - Evolution du PIB nominal de l’Algérie et du Maroc (en milliards de dollars courants)
Source : données FMI
Graphique 2 - Evoluion du PIB nominal de l’Algerie et du prix mondial du baril de pétrole
Source : données FMI et site web Ourwolrdindata
Dans le World Economic Outlook, on peut constater que les premiers pays en terme de PIB sont toujours les plus peuplés sur le continent africain. Connaissant l'importance qu'a l'apport de la démographie pour la Chine et l'Inde devenues des puissances économiques, la même chose est-il en train de se passer en Afrique?
Le classement des pays africains en termes de PIB ne suit pas rigoureusement celui des pays les plus peuplés du continent. Ceci est la preuve que la taille de la population est une donnée certes importante, mais qu’elle ne suffit pas à expliquer la richesse des nations.
Elle est importante, car il y a une forte corrélation entre le nombre d’habitants d’un pays donné et le nombre de personnes occupées, même si le taux d’occupation peut varier sensiblement d’un pays à l’autre, dépendant de facteurs aussi bien économiques que socio-culturels.
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D’autres facteurs de différenciation de la richesse concernent le nombre d’heures travaillées en moyenne dans chaque pays ainsi que la productivité moyenne des travailleurs déterminée par des variables endogènes comme le niveau d’éducation, la performance des machines utilisées, l’incorporation de la technologie et du progrès technique dans les chaînes de production, le sens entrepreneurial et d’organisation des responsables des unités économiques, la qualité des institutions nationales et de l’environnement global des affaires.
A population égale, le pays qui réussit le mieux à améliorer ces facteurs de compétitivité parvient le plus à se placer sur une bonne trajectoire de croissance accélérée et d’accumulation rapide de richesses sur une période courte. Ces mêmes réalités sont valables pour la Chine et l’Inde, dont l’émergence économique n’a pu se réaliser qu’à partir des années 1990, avec la mise en œuvre de programmes de réformes ambitieuses, cohérentes et rigoureusement exécutées.
En Afrique, le même constat peut être fait pour l’Ethiopie, deuxième au classement des pays les plus peuplés d’Afrique, mais qui se retrouve au septième rang lorsqu’il s’agit du PIB nominal en 2019, derrière le Maroc, l’Angola et le Kenya qui ont respectivement trois fois et deux fois moins de population que l’Ethiopie. Les progrès fulgurants enregistrés au cours des dernières décennies, fruits de l’agenda de transformation engagé, ont néanmoins permis à l’Ethiopie de tripler son PIB courant entre 2010 et 2019, soit en moins de dix ans.
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Au total, l’apport démographique constitue un atout, qui ne se matérialise réellement que si le pays l’accompagne d’une capacité de transformation structurelle et d’insertion dans l’économie mondiale, gages d’une croissance accélérée durable.
Quels sont les principaux secteurs qui permettent aux pays africains comme le Nigéria, l'Afrique du Sud, l'Egypte, l'Algérie et le Maroc, de maintenir le cap de la croissance et du développement?
Ces 5 pays sont les plus riches du continent dans l’ordre mentionné. Ils se situent tous parmi les 60 plus grandes richesses mondiales en 2019, en termes de PIB nominal en dollars, selon les données du FMI et de la Banque mondiale.
Le Nigéria et l’Algérie bénéficient de ressources pétrolières et gazières, qui constituent l’essentiel de leurs économies, et dont l’évolution des cours sur les marchés internationaux détermine le niveau de revenus d’exportation et le rythme de croissance économique d’une année sur l’autre. Des efforts de diversification sont menés, mais ils ne se traduisent pas encore véritablement dans les statistiques du commerce extérieur et dans les contributions sectorielles à la valeur ajoutée nationale, qui restent dominées par les secteurs des ressources naturelles.
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L’Afrique du Sud bénéficie d’une économie plus diversifiée, les exportations manufacturières représentant près de la moitié des exportations totales du pays. Elle dispose également d’une agriculture moderne et productive, ainsi que d’une solide base industrielle, incluant aussi bien les activités de transformation des minéraux que les industries basées sur les ressources du bois et du papier, ainsi que des produits chimiques de base et des métaux de base. Toutefois, le secteur des services a progressivement pris le pas sur l’industrie et le pays doit encore réussir sa pleine insertion dans l’économie mondiale, à l’exemple des dragons et tigres asiatiques. Ceci passera par une forte amélioration de la sophistication de son outil productif.
L’Egypte a réussi, quant à elle, à bâtir une économie bien répartie entre les différents secteurs et sous-secteurs que constituent l’agriculture, la manufacture, le secteur extractif et les services. Ceci explique la capacité de résilience dont l’économie égyptienne a su faire preuve en 2020, dans le contexte morose du Covid-19, avec un taux de croissance du PIB réel estimé à 3,2%. Toutefois, le pays continue à souffrir d’un environnement global des affaires jugé toujours bureaucratique, malgré les avancées réalisées ces dernières années.
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Le Maroc pour sa part possède un tissu économique dont la force réside d’abord dans le degré de transformation de ses ventes à l’extérieur (près de deux tiers des exportations étant manufacturées), dans l’existence d’une grande industrie du phosphate et de produits dérivés de dimension internationale, et dans la diversification croissante des activités, dans le sillage de la mise en œuvre de la stratégie de promotion des métiers mondiaux (l’automobile, l’aéronautique, l’électronique, l’offshoring, le textile/habillement et l’agroalimentaire).
L’enjeu pour le pays est de se positionner, dans ses différents secteurs, dans des créneaux de moyenne à haute technologie, afin de capter une plus grande part de valeur ajoutée et de mieux s’intégrer au cœur des réseaux d’échanges de produits. Le nouveau modèle de développement en cours de conception permettra de décliner les stratégies opérationnelles qui seront menées à cet effet aux différents niveaux.
On constate aussi que beaucoup de pays du continent comptent encore sur le secteur primaire agricole ou d'extraction. Qu'est-ce qui bloque la transition vers le développement industriel?
Les ressources agricoles ou minières sont héritées par les nations. Elles peuvent permettre d’initier un processus de croissance économique accélérée sur une décennie voire davantage, si les cours mondiaux demeurent favorables. La Guinée équatoriale l’a expérimenté, avec le démarrage de l’exploitation pétrolière, en enregistrant entre 1998 et 2008, un taux moyen de croissance économique annuelle de 30%.
Cependant, il a suffi que le prix du baril du pétrole chute, au sortir de la crise financière et économique de 2007-2009, pour que le pays bascule dans une série de huit années consécutives de récession, entre 2013 et 2020. Le pays paie ainsi chèrement son choix initial d’exporter son pétrole sans le transformer au préalable, comme c’est encore le cas pour la plupart des pays pétroliers ou gaziers africains. Le même constat peut être dressé pour les minerais ou pour les produits agricoles dont les pays africains ne reçoivent qu’une infime partie de la valeur ajoutée créée sur la chaîne de production et de mise en service. Cette situation doit cesser. Car, elle explique pour une large part la pauvreté toujours élevée des pays africains, frappant un à deux tiers de leur population, contre moins de 10% dans les pays en développement de l’Asie du Sud-Est.
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Au contraire de la majorité des pays africains, ces derniers pays, de même niveau de développement dans les années 1960, ont en effet réussi leur transformation structurelle et ont su remonter la chaîne de valeur et mettre sur le marché des produits manufacturés sophistiqués et bien valorisés dans les échanges mondiaux.
Chaque pays africain vise le même objectif de transformation et d’émergence économiques dans son plan national de développement. Mais, les obstacles sont nombreux, pour passer de la vision à l’action: inexistence d’une politique d’industrialisation cohérente, absence de ressources humaines et d’infrastructures adaptées, manque d’une classe d’entrepreneurs compétitifs, insuffisance du financement des projets industriels, faiblesse de l’environnement des affaires, étroitesse des marchés, concurrence vive des importations mal régulées, entre autres. La correction de ces handicaps structurels permettra de changer la donne, comme certains pays africains sont en train de le démontrer, à l'image du Maroc, avec les succès éloquents obtenus dans la zone franche spéciale de Tanger qui accueille des industries de classe mondiale.
Autre question non liée directement au rapport. Le Fonds monétaire international avait insisté dans les années 1990 pour que les pays africains privatisent l'exploitation de leurs ressources minières, ce qui a eu pour conséquence une croissance extravertie dont les fruits sont immédiatement réexportés. N'est-il pas temps que l'on favorise l'opération inverse de nationalisation ou de privatisation par des nationaux de ces secteurs vitaux des économies africaines?
L’expérience des pays asiatiques, comme la Malaisie (avec le groupe public pétrolier Petronas) ou les pays du Golfe (Qatar Petroleum, Saudi Aramco, Emirates National Oil Company), prouve qu’il est possible de bien gérer les ressources naturelles nationales dans le cadre de sociétés publiques gérées selon les normes privées. C’est le cas au Maroc, avec l’Office chérifien des phosphates (OCP).
Ce modèle de gestion des ressources minières, pétrolières ou gazières peut et doit être privilégié en Afrique, à condition de mettre en place le dispositif de gouvernance qui en garantit le succès, y compris l’autonomie dans la gestion. C’est un défi majeur. Certains pays s’y essaient partiellement comme le Sénégal qui a mis sur pied une société nationale chargée de développer les activités en aval de la production pétrolière et gazière dont l’exploitation va, en principe, démarrer en 2023. D’autres pays font, de manière volontariste, la promotion des privés nationaux, en leur cédant des concessions d’exploitation des ressources naturelles nationales. Le bilan de ces initiatives est mitigé jusqu’à présent.
La renationalisation des sociétés étrangères privées existantes et actives dans les mines ou les hydrocarbures est plus difficile à réaliser, car il faudra réussir à mobiliser d’importantes ressources financières, pour racheter les entreprises concernées, tout en respectant les limites que le pays se fixe en terme d’endettement public.
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La mise en place d’un partenariat réunissant l’Etat et les privés nationaux et l’actionnariat populaire pourrait constituer une voie de solution prometteuse. La Malaisie de Mohamed Mahathir l’a réussie brillamment avec le rachat spectaculaire, à la bourse de Londres, en 1981, de la firme Guthrie britannique, qui exploite l’huile de palme et le caoutchouc sur le territoire malaisien, depuis la fin du XIXe et le début du XXe siècles, après plusieurs tentatives infructueuses. Depuis lors, la compagnie (renommée Sime Darby), dominée par des capitaux publics, est enregistrée à la bourse de Kuala Lumpur dont elle possède la plus grande capitalisation. Elle gère 540.000 hectares de terres en Malaisie.