Les data centers, longtemps considérés comme une simple commodité technique, deviennent l’épine dorsale d’une souveraineté numérique encore fragile. L’étude de McKinsey, «Building Data Centers for Africa’s Unique Market Dynamics» souligne que la demande africaine en capacité informatique pourrait passer «d’environ 0,4 GW aujourd’hui à 1,5 à 2,2 GW d’ici 2030», une croissance vertigineuse de 3,5 à 5,5 fois.
Cette projection suffit à mesurer l’ampleur des transformations en cours et l’urgence des choix politiques et industriels à opérer. L’équation africaine ne sera toutefois pas linéaire :l’évolution sera inégale, contrainte par la disponibilité énergétique, la densité de la connectivité, les réglementations nationales ou encore les modèles économiques adoptés par les opérateurs. Chaque pays devra composer avec ses propres réalités, tout en tentant de capter une part d’un marché évalué entre 20 et 30 milliards de dollars à l’horizon 2030.
Le rapport rappelle que les cinq principaux marchés africains– l’Égypte, le Kenya, le Maroc, le Nigeria et l’Afrique du Sud– disposent ensemble de moins de 500 MW, soit sensiblement moins que la seule France en 2024, laquelle comptait près de 800 MW de capacité installée. Ce décalage illustre l’ampleur des investissements encore nécessaires, estimés entre 10 et 20 milliards de dollars, rien que pour la construction des infrastructures, hors coûts de «fit out».
Deux trajectoires sont envisagées pour structurer cette montée en puissance. La première, portée par une diffusion rapide de l’intelligence artificielle, verrait les expérimentations actuelles se transformer en déploiements massifs. «Environ 40 % des entreprises africaines testent déjà des usages de l’IA générative», note le rapport, laissant entrevoir des gains potentiels de 60 à 100 milliards de dollars pour les entreprises du continent. Les secteurs bancaire, télécoms, minier ou encore grande consommation sont particulièrement concernés par cette automatisation avancée.
La seconde trajectoire repose davantage sur l’augmentation de la demande cloud et la progression des usages numériques grand public. La consommation de vidéos mobiles, l’essor du gaming, le poids croissant de la fintech ou les 835 millions de comptes de mobile money en Afrique constituent autant de moteurs appelés à renforcer la demande de capacités de calcul et de stockage.
La problématique des architectures africaines
Contrairement aux tendances mondiales, où les hyperscalers (grands fournisseurs de services cloud) se tournent vers des méga-campus dépassant souvent les 100 MW, l’Afrique conservera un modèle différent. McKinsey prévoit que «deux tiers des nouveaux data centers africains seront de petite ou moyenne capacité, entre 1 et 50 MW», une façon de limiter les surcapacités et de maîtriser les risques dans un marché encore naissant.
Cette modularité répond à des impératifs économiques. Les taux d’utilisation sont faibles, parfois «aussi bas que 40%», loin des niveaux observés en Europe ou au Moyen-Orient, où ils atteignent entre 70 et 80%. Dans ce contexte, les premiers entrants capables de sécuriser des clients majeurs – banques, administrations, opérateurs télécoms ou cloud – bénéficient d’avantages concurrentiels significatifs, notamment dans la fixation des prix et l’amortissement du capital.
Mais cette prudence cache un paradoxe: l’Afrique aura besoin d’infrastructures plus ambitieuses pour soutenir l’IA ou les plateformes de services numériques de demain. La capacité à orchestrer des expansions en plusieurs phases, en alignant financements, accords énergétiques et disponibilité foncière, deviendra déterminante.
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Sur le volet énergétique, les réalités sont parfois brutales. Certaines entreprises doivent faire face à «jusqu’à 33 coupures d’électricité par mois», une contrainte incompatible avec les exigences des data centers, où la continuité de service doit atteindre 99,99 % au minimum. La solution réside dans une combinaison sophistiquée mêlant contrats avec les opérateurs publics, recours aux producteurs indépendants et installations de production captives, parfois adossées à des énergies renouvelables.
Un point souvent mal compris dans les débats africains mérite éclairage: le coût de l’énergie, bien que crucial, ne constitue pas le déterminant principal de la rentabilité. Le rapport souligne que «les coûts de l’électricité représentent seulement 5 à 15 % du coût total pour les clients hyperscale», loin derrière les équipements, les serveurs ou les composants électriques, qui absorbent la majorité des dépenses. L’impact majeur repose donc davantage sur la réduction des droits d’importation, la disponibilité des composants ou la performance des réseaux.
La connectivité, l’équation de l’intégration digitale africaine
Le continent est aujourd’hui relié par près de 75 câbles sous-marins, un progrès indéniable, mais leur répartition demeure inégale. Le rapport rappelle que le Kenya dépend «presque exclusivement de Mombasa» pour ses points d’atterrissement, un risque majeur en termes de redondance et de résilience. L’Afrique du Sud, à l’inverse, bénéficie d’infrastructures multiples, facilitant l’installation de régions cloud complètes.
Sur le terrestre, la situation se révèle plus précaire. La dorsale en fibre optique (ou fibre optic backbone) accuse un retard structurel, tandis que certains pays dépendent encore largement de liaisons micro-ondes, beaucoup moins performantes et génératrices de latence. Ce déficit influe directement sur l’implantation des acteurs du cloud, qui privilégient les zones disposant d’infrastructures stables et diversifiées.
Le rapport ouvre une piste géopolitique majeure, celle de l’idée de «data embassies», inspirée du modèle estonien, permettant à un État de stocker ses données critiques dans un pays tiers tout en conservant sa souveraineté juridique. Une telle approche pourrait réduire la fragmentation africaine en matière de localisation des données, permettre la mutualisation régionale des capacités et renforcer la viabilité économique des projets transfrontaliers.
Les data centers nécessitent des capitaux lourds et des cycles d’amortissement longs. Le rapport souligne que la faiblesse du taux d’occupation pénalise la bancabilité, d’autant que les investisseurs recherchent des projets disposant déjà d’ancrages solides. Malgré ces contraintes, des financements significatifs se multiplient: Absa a accordé «près de 400 millions de dollars» à Teraco en Afrique du Sud ; Actis a injecté «100 millions de dollars» dans Rack Centre au Nigeria ; l’IFC a débloqué le même montant pour Raxio en Côte d’Ivoire.
De nouvelles formes de financement émergent également. Le rapport cite l’exemple de CoreWeave, qui a levé «2,3 milliards de dollars adossés à des GPU Nvidia», démontrant que les équipements eux-mêmes deviennent de véritables actifs financiers. Des crédits verts ou des mécanismes de financement liés à la durabilité commencent aussi à s’imposer, ouvrant la voie à des schémas hybrides adaptés aux objectifs climatiques africains.
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Le document McKinsey affirme que «les co-locateurs neutres seront les mieux positionnés pour capter la croissance», notamment parce qu’ils répondent au besoin dominant des entreprises : externaliser l’hébergement sans renoncer au contrôle de leurs environnements applicatifs. Ces acteurs peuvent aussi accueillir des hyperscalers souhaitant proposer des régions cloud sans bâtir immédiatement leurs propres campus.
Teraco, Africa Data Centres et PAIX Data Centres comptent parmi les opérateurs les mieux placés, grâce à leur capacité d’anticiper la demande, d’attirer des financements massifs et de proposer des solutions adaptées à des environnements contraints.
Les hyperscalers, quant à eux, privilégieront le modèle «tenant» en Afrique. Microsoft, Amazon Web Services ou Google Cloud s’appuieront probablement sur des capacités déjà existantes, avant de développer leurs propres infrastructures lorsque les conditions de marché le permettront.
Les opérateurs télécoms, de leur côté, disposent d’un atout décisif: leurs liens historiques avec les entreprises, leur maillage national et leur capacité à orchestrer des offres intégrées combinant connectivité, cloud, sécurité et parfois intelligence artificielle souveraine. Au Maroc, en Égypte, au Kenya ou au Nigéria, cet avantage relationnel pourrait leur permettre de capturer une part substantielle du marché.




