L’ampleur des pertes financières constitue, selon Sentry, un choc systémique pour un pays dont les exportations d’hydrocarbures représentent l’essentiel des recettes publiques. L’organisation estime que les responsables politiques et sécuritaires, loin de combattre le crime organisé, ont «été les principaux instigateurs du trafic» en facilitant l’accès aux stocks de carburant subventionné, en contrôlant les routes de distribution et en tirant profit de circuits illégaux structurés sur plusieurs continents.
Le mécanisme révèle est d’une simplicité redoutable: la Compagnie nationale de pétrole (NOC) importait de l’essence raffinée grâce à un système d’échanges permettant de troquer du brut libyen contre des produits finis. Une partie notable de ce carburant, censée alimenter le marché intérieur à des tarifs préférentiels, était revendue à l’étranger à prix fort. Le différentiel nourrissait des marges colossales, tandis que la population libyenne subissait pénuries, files d’attente et flambée des tarifs dans les circuits parallèles.
Les importations de carburant, estimées à environ 20,4 millions de litres par jour début 2021, ont atteint plus de 41 millions de litres fin 2024, soit un doublement en moins de trois ans. Sentry souligne qu’aucun indicateur économique, démographique ou énergétique ne justifie une telle progression. Plus de la moitié de cette essence raffinée aurait été réexportée illégalement, principalement vers le Sahel et plusieurs pays méditerranéens.
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Ces détournements, affirme l’organisation, ont coûté 6,7 milliards de dollars pour la seule année 2024, un montant suffisant pour tripler les budgets combinés de la santé et de l’éducation en Libye. Ils ont par ailleurs privé la Banque centrale de devises vitales, accentuant la vulnérabilité d’un système financier déjà sous tension.
Le rapport insiste sur la dimension régionale du trafic. Les cargaisons détournées auraient alimenté le Soudan, où la guerre civile s’enlise, ainsi que le Tchad, le Niger, la Tunisie, et plusieurs destinations européennes telles que l’Albanie, Malte ou encore l’Italie et la Turquie. L’exportation illégale s’effectue via des navires de petit ou moyen tonnage, des camions-citernes, des convois routiers plus discrets ou même des pipelines clandestins, choisis en fonction des zones contrôlées par les groupes armés et des alliances locales.
L’analyse de Sentry évoque un système devenu, au fil du temps, «une stratégie systématique visant à détourner d’énormes richesses au détriment de la population». La «kleptocratie», selon les termes du rapport, semble avoir institutionnalisé la contrebande, créant de vastes réseaux capables de négocier l’accès aux infrastructures portuaires, d’influencer la planification logistique et de manipuler les frontières terrestres.
La flambée des importations et l’essor du trafic correspondent à la période de présidence de Farhat Bengdara à la tête de la NOC, de juillet 2022 à janvier 2025. Le rapport ne l’accuse pas directement d’avoir organisé les détournements, mais souligne que les dérives ont atteint un niveau inédit durant son mandat.
Pour sa défense, Bengdara affirme avoir renforcé la transparence de la compagnie et collaboré avec les institutions nationales et internationales. Il indique avoir soumis aux autorités des propositions de réformes visant à réduire la dépendance au diesel subventionné, notamment par un recours accru au gaz naturel et aux énergies renouvelables. Il assure également que l’abandon du système d’échange de carburant en mars 2025 marque une inflexion décisive.
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Toutefois, les experts interrogés par Sentry relèvent que la Libye continue d’importer des volumes largement supérieurs à ses besoins réels, et que la baisse de 8% de la qualité moyenne du carburant importé au cours des neuf premiers mois de 2025 témoigne de circuits d’approvisionnement opaques et mal contrôlés.
Au-delà de la dimension financière, le rapport révèle l’impact institutionnel de cette économie parallèle. La NOC, longtemps considérée comme l’un des derniers piliers technocratiques préservant un semblant d’unité nationale, voit son intégrité profondément compromise. Les exportations d’hydrocarbures, source quasi exclusive de financement public, ne bénéficient plus pleinement au pays.
Cette crise renforce les clivages entre l’est et l’ouest du pays, chacun cherchant à capter une part des rentes détournées, et fragilise davantage un État déjà fragmenté depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011.
Sentry appelle à des enquêtes internationales
Face à ce qui s’apparente à une captation systématique des ressources nationales, Sentry recommande une enquête menée avec le soutien des pays occidentaux. L’objectif serait d’identifier les responsables libyens impliqués, mais aussi de cartographier les réseaux transnationaux qui ont facilité la contrebande. L’organisation demande également que les autorités libyennes disposent d’une assistance technique afin de poursuivre ceux qui ont détourné les fonds publics.
Le rapport suggère que les sanctions internationales, lorsqu’elles sont ciblées et étayées par des preuves substantielles, peuvent contribuer à affaiblir les réseaux criminels tout en protégeant les ressources stratégiques du pays.
Le trafic de carburant révèle une vérité plus profonde: la Libye demeure prisonnière d’une économie fondée sur une rente pétrolière instrumentalisée. Les pertes colossales mises en évidence par Sentry illustrent un effondrement silencieux où l’économie parallèle supplante l’économie réglementée.
La capacité du pays à sortir de cette spirale dépendra de la mise en place d’un système de contrôle crédible, appuyé par des mécanismes internationaux capables de contourner les réseaux consolidés pendant plus d’une décennie. Sans cela, l’hémorragie financière et l’instabilité qu’elle nourrit continueront d’affaiblir un pays déjà meurtri par quatorze ans de divisions et de délitement institutionnel.




