Impôts. Au Maroc, les chefs des fiscs africains identifient les 4 leviers pour la refonte de la gouvernance

6ème Masterclass de l’ATAF à Rabat (Maroc).

Le 22/07/2025 à 15h57

VidéoLa 6ème édition de la Masterclass des chefs des administrations fiscales africaines acte une évidence: l’autonomie financière de l’Afrique passera par ses propres ressources fiscales.

Les administrations fiscales africaines sont à la croisée des chemins. Le paysage financier de l’Afrique révèle une urgence structurelle: un déficit de financement annuel de plus de 400 milliards de dollars (selon la Banque Africaine de Développement), couplé à un ratio moyen impôts/PIB stagnant à 15,12%– un niveau bien inférieur à la moyenne de 33 % observée dans les pays de l’OCDE.

Une fragilité exacerbée par une baisse inquiétante de l’Aide Publique au Développement (APD), qui a chuté de 6% en termes réels ces dernières années, et par un endettement croissant avec plus de 25 pays africains affichant un ratio dette/PIB dépassant 60%, limitant drastiquement leur marge de manœuvre budgétaire.

C’est dans ce contexte que se tient à Rabat la 6ème édition de la Masterclass des chefs des administrations fiscales africaines, organisée par le Forum sur l’administration fiscale Africaine (ATAF) du 22 au 24 juillet. C’est donc à juste titre que ce forum place l’urgence de la souveraineté financière et la transformation du leadership fiscal au centre des débats.

Principal constat fait lors de ce forum: les interventions des dirigeants révèlent une feuille de route ambitieuse et des défis structurels profonds.

Comme l’a souligné le Namibien Sam Shivute, Vice-Président de l’ATAF, «la transformation de l’Afrique ne sera pas financée de l’extérieur. Cela doit provenir de nos propres poches».

Cette pression fiscale sans précédent s’accompagne d’une exigence citoyenne accrue, les récentes manifestations au Kenya, au Nigeria et en Afrique du Sud témoignent d’une demande croissante d’efficience, d’équité et de valeur tangible en contrepartie de l’impôt. Ces tensions illustrent une crise de légitimité où la mobilisation des ressources intérieures devient autant un impératif économique qu’un enjeu de contrat social.

Audace et innovation

Face à l’urgence fiscale, la Rwandaise Mary Baine, toute nouvelle Secrétaire Exécutive de l’ATAF, défini un impératif de leadership «audacieux, visionnaire et inébranlable», structuré autour de quatre piliers transformationnels. Premièrement, l’agilité pour s’adapter aux chocs externes (conjoncture économique, crises climatiques).

Deuxièmement, une culture data intégrant l’analyse en temps réel et l’IA pour optimiser la conformité fiscale et anticiper les risques. Troisièmement, la collaboration intra-africaine afin d’harmoniser les pratiques et mutualiser les innovations.

Quatrièmement, la transparence pour restaurer la confiance des citoyens et des investisseurs. Citant John Maxwell, Baine rappelle que ce nouveau leadership doit «tracer une voie audacieuse combinant innovation technologique et reddition des comptes.

Il s’agit de bâtir des administrations capables non seulement de collecter l’impôt, mais d’incarner un levier de développement inclusif – «inspirant la confiance et faisant avancer le programme de l’Afrique», dans un contexte où, comme le notait Ngozi Okonjo-Iweala, économiste et actuelle directrice générale de l’OMC, «la fiscalité établit un contrat de confiance entre les citoyens et l’État». Cette refonte exige une rupture avec les modèles traditionnels au profit d’une gouvernance proactive, ancrée dans l’audace et la redevabilité.

Les 4 leviers stratégiques

La réponse opérationnelle aux défis fiscaux africains s’articule autour de quatre leviers stratégiques. La transformation numérique constitue un impératif incontournable, Mary Baine souligne que l’investissement dans des systèmes intégrés et des déclarations préremplies doit être une priorité absolue des administrations, précisant que «les outils sont là mais le leadership doit prioriser et stimuler l’adoption».

L’élargissement de l’assiette fiscale cible deux faiblesses structurelles: l’économie informelle omniprésente et la sous-imposition des contribuables fortunés, qualifiée de «talon d’Achille de l’Afrique», où la technologie (blockchain, analyse de big data) sert de levier pour identifier les assiettes occultées.

La transparence renforcée et l’échange de renseignements (EDR) apparaissent comme des armes vitales contre les flux financiers illicites (FFI), qui drainent 88 milliards USD annuels hors du continent – leur intégration dans les cadres de conformité permet de traquer les patrimoines dissimulés et les stratégies d’évasion des multinationales.

Enfin, le mentorat entre pairs, formalisé par l’ATAF via un programme structuré, capitalise sur l’expérience des commissaires chevronnés, incarnant l’adage rappelé par Sam Shivute en ces termes: «les leaders grandissent lorsqu’ils font grandir les autres». Ces actions combinées visent à transformer la pression fiscale en opportunité de modernisation systémique.

Le rôle central de l’ATAF

Avec ses 44 pays membres, l’ATAF s’impose comme un pilier de la souveraineté fiscale africaine, démontrant son impact par des résultats quantifiables: 5,14 milliards de dollars collectés via son assistance technique depuis 2016, 15.000 agents formés avec un taux de satisfaction de 88%, et 94 publications (guides, boîtes à outils, études) éclairant les réformes nationales.

Youness Idrissi Kaitouni, Directeur Général des Impôts du Maroc, rappelle la dimension historique de cet engagement, évoquant la conférence de Fès où germa l’idée panafricaine fiscale il y a quinze ans. «Le Maroc donne, mais le Maroc reçoit aussi énormément de l’ATAF […] pour tisser de forts liens d’amitié entre les femmes et les hommes de nos administrations».

Ce partenariat symbiotique illustre la vocation profonde de l’organisation: fédérer les expertises, amplifier la voix collective de l’Afrique dans les négociations fiscales internationales (comme le cadre de l’ONU ou les règles OCDE), et transformer les administrations membres en relais d’un développement endogène.

Par son unité d’intervention rapide et ses comités techniques spécialisés (flux illicites, TVA, prix de transfert), l’ATAF incarne désormais une diplomatie fiscale proactive, où le partage de bonnes pratiques dépasse la coopération pour devenir un instrument de puissance économique continentale.

Les enjeux sous-jacents

Derrière l’optimisme affiché autour des solutions techniques et collaboratives, trois défis structurels profonds menacent la transformation des systèmes fiscaux africains. La légitimité fiscale émerge comme une faille critique: les révoltes populaires au Kenya, au Nigeria et en Afrique du Sud révèlent une défiance croissante envers l’État, où les citoyens exigent désormais une redevabilité palpable– écoles, hôpitaux, infrastructures visibles– en échange de leur contribution fiscale.

Sans cette contrepartie concrète, toute réforme risque de se heurter à une résistance sociale insurmontable. Parallèlement, l’écart capacitaire constitue un frein majeur à la modernisation: la numérisation accélérée et l’exploitation des données (IA, analyse en temps réel) nécessitent des investissements massifs et des compétences pointues (data scientists, cyber-experts) encore rares sur le continent, creusant les inégalités entre administrations, notamment entre le Maroc et bon nombre de pays membres de l’ATAF.

Enfin, l’asymétrie continentale fragilise l’harmonisation des réformes: coordonner les pratiques et standards fiscaux entre 44 pays aux réalités économiques, juridiques et technologiques disparates– du Maroc numérisé aux États en reconstruction post-conflit– exige une flexibilité opérationnelle et diplomatique dont l’ampleur reste colossale.

Ces trois enjeux, étroitement imbriqués, rappellent que l’efficacité technique ne suffira pas sans une refonte de la gouvernance et un dialogue citoyen renouvelé, sous peine de voir les innovations buter sur des fractures sociales et institutionnelles irrésolues.

Ainsi, l’ATAF, par son réseau, son expertise et ses outils offre une architecture dont le succès dépendra de la capacité des leaders à incarner ce «nouveau type de leadership», capable de transformer la pression en opportunité, et les paroles en actes durables. Le mentorat entre pairs et le partage d’expériences concrètes, désormais formalisés, pourraient être le catalyseur manquant.

Par Modeste Kouamé et Said Bouchrit
Le 22/07/2025 à 15h57