Au Mali, on l'appelle le "troisième pont", ou le "pont des Chinois", car il est le dernier des trois ouvrages d'art franchissant le fleuve Niger à avoir vu le jour dans la capitale malienne, construit et financé il y a 11 ans par une entreprise chinoise.
Selon une croyance populaire et animiste bien ancrée, des "djinns" (génies, ici de l'eau, qui peuvent être bienveillants ou malveillants) sont regroupés depuis toujours à cet endroit précis, "Souta Dounou", un des lieux sacrés qui jalonnent le Djoliba (fleuve).
Aujourd'hui encore, ils nichent sous les arcades de cette imposante structure de béton longue de 1.600 mètres, selon ces croyances.
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Si l'endroit est sacré pour les uns, pour d'autres, c'est l'antre du diable. Comme beaucoup d'habitants de Bamako, coupé en deux par le fleuve, Boucary Sagara préfère faire un détour d'une demi-heure et emprunter un autre pont plutôt que de s'approcher de ce "lieu non musulman".
Les berges sous le "pont des Chinois" sont pourtant loin d'être désertes.
Ici, les roches noires de grès acérées par les forts courants se retrouvent émergées en saison sèche. Elles rougissent quasi-quotidiennement sous le sang des animaux que l'on vient y sacrifier: chèvres, moutons, poulets et parfois boeufs.
Des sacs plastique jonchent les quelques arbustes. La crue annuelle du fleuve, entamée début juin, noiera tout cela.
- Coup de pouce du destin -
Problèmes au sein de la famille, du couple, avec un collègue, ou simplement envie de réclamer un coup de pouce au destin... toutes les raisons sont bonnes pour venir à Souta Dounou.
Depuis plus de 20 ans, Assa Camara, la cinquantaine, fait partie de celles qui mettent en oeuvre le rituel.
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"J'ai eu un rêve, j'ai vu le génie, il m'a dit de venir faire les sacrifices", explique-t-elle à l'AFP, assise sur une pierre sous le pont et vêtue d'un habit immaculé orné d'un gri-gri.
Ce matin là, une femme est venue lui offrir, pour qu'elle implore le génie, deux poulets, trois oeufs, deux cigarettes et du lait. Beaucoup repartent avec la viande de l'animal sacrifié.
Thiam Diarra, lui, repartira les mains vides.
Depuis le petit pont de pierre, datant de l'époque coloniale, qui survit sous le pont moderne et est envahi par des centaines d'hirondelles, il vient simplement de déverser dans les eaux un sac de médicaments, cadeau au fleuve et à ses génies.
"C'est pour conjurer les mauvais sorts qu'un marabout m'a jetés à la demande de quelqu'un", explique-t-il.
Chemise bien apprêtée, pantalon serré, il repart vite sur son scooter: l'offrande n'était qu'une étape dans la longue journée de travail du commerçant.
Les adeptes de Souta Dounou avancent aussi comme "preuve" de l'existence des génies les noyades et suicides - pourtant généralement rares dans la société malienne - survenus à cet endroit, ou encore les accidents de la circulation dans ses alentours immédiats.
- Une sirène, un village englouti -
"Si le troisième pont fait partie de ces lieux sacrés où habiteraient les génies, les noyades à cet endroit du fleuve ont certainement amplifié le phénomène", explique Salia Malé, anthropologue et ancien cadre du Musée national du Mali.
Certains affirment avoir y avoir vu une sirène, d'autres parlent d'un village englouti, ou de l'immense main du génie, qui attraperait les conducteurs de moto sur le fleuve...
"Ça n'est qu'un mythe, la réalité a été mise au jour quand les Chinois ont construit le pont", assure Belco Ouologem, directeur de l'Institut Confucius de Bamako et traducteur chinois-bambara pour l'entreprise chinoise CGGC lors de la construction du pont.
"L'entreprise a fait des études avec un robot dans le fleuve, ils ont découvert la présence d'un grand trou qui mène à une nappe phréatique. Ce trou fait tourbillonner l'eau et aspire ce qui y tombe, c'est un phénomène classique", souligne-t-il.
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Il explique que de larges panneaux d'information avaient été installés lors de la construction du pont pour expliquer la géologie du lieu.
Les ingénieurs chinois "ont construit des ponts sur la mer, ce ne sont pas des djinns maliens qui allaient les arrêter", sourit M. Ouologem.
Reste que, "comme tout le monde, les Chinois ont fait des sacrifices pour construire leur pont!", soupire Aliou Diarra, commerçant de pièces détachées qui vient tous les quinze jours faire un sacrifice.
Mais, prévient-il, "ça ne s'explique pas, c'est comme ça, il ne faut pas trop remuer les choses sinon les djinns se fâcheront".