Comment le géant Netflix étend son empire en Afrique

L'affiche de Contes populaires africains réinventés de Netflix.

Le 29/03/2023 à 11h01

Depuis presque une décennie, Netflix multiplie projets et investissements sur les productions locales en Afrique. Une stratégie savamment orchestrée, et qui porte ses fruits. Un marché du streaming en pleine croissance, caractérisé par une rude concurrence.

En voilà une bonne nouvelle pour les passionnés de cultures africaines. A partir de ce mercredi 29 mars 2023, Netflix diffusera une série de six courts-métrages sur des contes africains. Des films produits par la plateforme de vidéo à la demande, sur la base de scénarios rédigés par six jeunes cinéastes africains. Des scénaristes en herbe de 18 à 35 ans, sélectionnés sur une liste de 2000 candidats, dans le cadre d’un concours lancé en octobre 2021, en partenariat avec l’Unesco, sur le thème des «Contes africains réinventés».

Ces réalisateurs, originaires du Nigeria, de la Mauritanie, de la Tanzanie, du Kenya, d’Afrique du Sud et d’Ouganda, ont reçu chacun 25.000 dollars et bénéficié d’un encadrement par des professionnels de l’industrie du cinéma. Chaque lauréat a également perçu 75.000 dollars pour créer et tourner ses films, en collaboration avec des producteurs locaux. Des histoires réelles ou fantastiques qui se déroulent dans un petit village, en pleine nature africaine, ou en villes.

L’originalité de leurs productions réside surtout dans le choix des langues africaines, notamment le peul, le swahili, le haoussa, le luo, ou encore le xhosa, dans leurs récits. D’après Ben Amadasun, responsable Afrique des contenus originaux et acquisitions chez Netflix, l’objectif de ce projet est de montrer la richesse du patrimoine culturel africain, en présentant des histoires locales traitées par une nouvelle génération de cinéastes.

Ce nouveau projet audiovisuel constitue un nouvel élément dans le puzzle cinématographique que le géant américain du streaming confectionne en Afrique depuis presque une décennie. Une stratégie savamment orchestrée. Ses premières cibles: le Nigéria et l’Afrique du Sud. Deux marchés anglophones où excelle l’industrie du cinéma. En 2015, Netflix débarque en Afrique du Sud, sa première implantation sur le continent. Un an plus tard, son catalogue est disponible dans les 54 pays de la région.

En 2020, la multinationale gravit les échelons. Jusque-là focalisée sur la diffusion de films produits par l’industrie cinéma nigérian Nollywood, elle investit dans la production de ses propres contenus. Premier long-métrage original, Queen Sono sortie en mars 2020, une série d’espionnage de six épisodes produite en Afrique du Sud. Dans la même année, la plateforme lance sa deuxième production, Blood and Water, en mai.

Plus de 3 millions d’abonnés en Afrique

Parallèlement, Netflix poursuit son offensive sur le marché nigérian. En août 2021, elle diffuse sa première série originale nigériane King of Boys: The Return of The King. Trois mois plus tard, sa deuxième production Amina obtient un franc succès auprès des amoureux du septième art, et devient le premier film nigérian à figurer dans le top 10 mondial sur la plateforme.

Outre la production de contenus, la célèbre marque aux couleurs rouge et noir mise aussi sur les partenariats avec des sociétés de productions locales. En juin 2020, elle s’associe avec le magnat nigérian des médias Mo Abudu, fondatrice et directrice d’EbonyLife. Cette dernière devait produire, en vertu de cet accord, deux séries originales Netflix et plusieurs films, dont Oloturé diffusé sur le site depuis octobre 2020.

Bien évidemment, cette grande offensive porte ses fruits. Impossible d’avoir des données précises auprès de l’entreprise californienne, à cause de l’omerta sur son audience africaine. Mais d’après le cabinet américain Digital TV Research, la plateforme de VOD comptait 3,2 millions d’abonnés en Afrique subsaharienne en 2022, contre 2,6 millions en 2021. Un chiffre que Netflix a probablement dépassé en 2020, année durant laquelle elle a gagné 37 millions de nouveaux d’abonnés, ce qui lui a permis d’atteindre la barre des 200 millions de clients à travers le monde.

Mieux, fin janvier 2023, la plateforme annonçait 7,6 millions de nouveaux abonnés dans le monde entre octobre et décembre 2022, dont 3,2 millions en Europe, Moyen-Orient et l’Afrique (EMEA), zone où elle totalise pas moins de 70 millions d’abonnés. Son audience mondiale s’élevait à 230,75 millions d’abonnés l’année dernière, plus que son grand rival Amazon Prime Video (environ 200 millions d’abonnés).

Pour Netflix, un développement en Afrique rime avec investissements. Entre 2016 et 2022, elle a investi plus de 40 millions de dollars dans les contenus nigérians, d’après Shola Sanni, directrice des politiques publiques pour l’Afrique subsaharienne du groupe multimédia. Des investissements qui, selon elle, ont permis au groupe d’ajouter 200 titres locaux à son catalogue et de coproduire des films nigérians. Fin mars 2022, la plateforme annonçait sa volonté d’investir au moins 62 millions de dollars dans le cinéma sud-africain au cours des deux prochaines années, pour la production de quatre films avec des partenaires locaux.

Entrée en Afrique francophone

Après avoir posé ses caméras dans l’univers anglophone, le géant américain braque ses projecteurs sur la scène francophone. Fin 2020, il rajoute à son catalogue le film d’action Sakho et Mangane, une série policière et science-fiction tournée à Dakar, et qui était notamment diffusée sur Canal+Original, groupe qui détenait jusque-là le monopole de ce marché. La série télévisée française Lupin, sa deuxième acquisition sortie le 8 janvier 2021, avait connu un succès inattendu. A peine quelques jours après sa diffusion, elle figurait déjà dans le Top 10 des films les plus regardés dans plus de 90 pays, dont les Etats-Unis. D’après Netflix, 70 millions de personnes l’avaient regardé 28 jours après sa mise en ligne.

Principaux opérateurs VOD en Afrique en 2020

EntreprisesOriginesRégions couvertesNombre d’abonnésPrincipaux contenus originaux locaux
NetflixUSAAfrique2.000.000Queen Sono, Blood & Water, La Sagesse de la pieuvre, How to Ruin Christmas: The Wedding, Oloturé, Citation
ShowMaxAf. SudPays anglophones d’Afrique688.000Tali’s Baby Diary, Blood Psalms, Big Brother Naija, Temptation Islands, Crime & Justice
Iroko TVNigériaPays anglophones et d’Afrique
Pays francophones d’Afrique
331.000Le Journal de Jenifa, Husbands of Lagos
AmazonUSAAfrique100.000Aucun pour le moment

Source : Rapport Unesco sur «L’industrie du film en Afrique » publié en 2021

La présence du célèbre franco-sénégalais Omar Sy, acteur principal de cette comédie policière d’aventures, n’est pas étrangère à cet aura mondial. Pour Vincent Lagoeyte, fondateur de Soon, une agence africaine de talents et de contenus à vocation africaine basée à Dakar depuis plus de 10 ans, ce choix est loin d’être anodin. «Le fait d’avoir un acteur comme Omar Sy dans la série Lupin est une manière de sensibiliser le public africain pour leur montrer que Netflix s’adresse à eux», confie-t-il dans une déclaration pour Le360Afrique.

D’après le patron de ce cabinet de conseil qui accompagne des sociétés de production dans la diffusion de leurs contenus, l’arrivée de Netflix en Afrique francophone pourrait être bénéfique aux producteurs locaux. «Nous sommes en mal d’interlocuteurs dans la commercialisation et la diffusion de nos séries. Cela permettrait d’avoir un opérateur en plus, qui vient avec une autre vision, d’autres méthodes de production et autre logique, et de mettre en place une autre base d’affaires pour développer de nouveaux talents et de nouveaux projets», affirme celui qui avait participé au lancement d’Afrostream. Considérée naguère comme le «Netflix africain», cette plateforme lancée en 2015 suspend ses services deux ans plus tard, à cause d’un modèle économique peu viable.

Si Netflix a décidé de faire cap sur l’Afrique, c’est parce qu’elle est consciente de l’énorme potentiel de ce marché. D’après le cabinet Deloitte, 660 millions d’Africains disposaient d’un smartphone en 2020. Pour séduire cette niche en constante progression, la plateforme a noué des partenariats avec des opérateurs télécoms locaux comme Vodacom et Telkom en Afrique du Sud, et au Nigéria, pour permettre à ses clients d’ajouter leur abonnement à leur facture de téléphone.

Le Maroc, l’une de ses principales cibles au Maghreb

A ces alliances, se greffe une stratégie de fidélisation de la clientèle. Fin février 2023, le site de streaming annonce la baisse des abonnements dans plusieurs pays africains. Désormais, on pourra regarder ses films et séries via un smartphone à partir de 3 dollars, soit 35 dirhams au Maroc. Une manière pour la plateforme d’augmenter ses abonnés, et surtout de préparer la facturation du partage d’identifiants et de mots de passe, un manque à gagner pour son business. En septembre 2021, la plateforme avait lancé une offre gratuite au Kenya pour une partie de ses services.

Au Maghreb, Netflix y déroule également ses scénarii. Le 10 mars 2022, le court-métrage «Sidi Valentin» du réalisateur marocain Hicham Lasri, devient la première production marocaine à intégrer son catalogue. Un film qui fait partie d’une série de courts métrages en arabe sous le titre «One Love and Life », qui regroupe aussi des productions de la Tunisie, de Palestine, du Liban, d’Egypte et d’Arabie saoudite. Un projet piloté par la scénariste égyptienne Azza Shalaby. «Les évènements de chaque histoire se déroulent le jour la Saint-Valentin, une période qui met les personnages principaux au défi d’exprimer d’amour, de le comprendre et de le vivre dans des situations uniques qui s’accompagnent de rebondissements inattendus», indiquait Netflix dans un communiqué.

Des projets sont aussi en gestation au Maroc. Le 3 octobre 2022, ses représentants ont rencontré à Rabat le ministre de la Jeunesse, de la culture et de la communication, Mehdi Bensaïd, pour échanger sur la production de documentaires et de séries sur l’histoire du Maroc, grâce à un partenariat entre Netflix et le ministère de la Culture, mais aussi le Centre cinématographique marocain (CCM). Le ministère souhaite aussi promotion des productions marocaines sur la plateforme.

Former et dénicher de nouveaux talents

Loin des scènes de tournage, le mastodonte du streaming vidéo investit aussi dans le renforcement de capacités des cinéastes arabes. En août 2022, elle a organisé une formation de cinq jours au Caire, pour des femmes scénaristes égyptiennes via l’initiative Because She Created. Un projet financé à travers son fonds pour l’équité créative Netflix Creative Equity Scholarship Fund (CESF), et développé en partenariat avec Sard, un centre dédié aux cinéastes du monde arabe. Vingt femmes, vivant hors de la capitale égyptienne, ont pu suivre des cours de narration, sessions d’expression créative, d’entretiens avec des professionnels du secteur.

En Afrique de l’ouest, le CESF offre aussi des bourses pour des études en cinéma et audiovisuel à des étudiants issus du Sénégal, du Bénin, du Burkina Faso, du Cap-Vert, de la Côte d’Ivoire, du Ghana, de la Gambie, de la Guinée, de la Guinée-Bissau, du Liberia, du Mali, du Niger, du Nigeria, de la Sierra Leone et du Togo. Une aide financière qui couvrira les frais de scolarité dans des établissements d’enseignement partenaires au Nigeria, Bénin, Ghana et Gabon, mais aussi ceux liés au logement, aux fournitures et autres dépenses courantes.

Nombre d’abonnés VOD des principaux opérateurs en Afrique en 2028 (en millions)

Revenons en Afrique anglophone. Ici, Netflix n’est pas le seul maître du jeu, elle partage la scène avec d’autres géants comme Disney+, Amazon Prime Video ou encore la plateforme Showmax, qui appartient au groupe audiovisuel sud-africain Groupe audiovisuel sud-africain MultiChoice. D’ailleurs, plusieurs spécialistes du cinéma considèrent cette dernière comme la principale concurrente du groupe américain sur ce marché, particulièrement en Afrique du Sud. D’après le cabinet français Dataxis, spécialisé en études de marché, Showmax était le premier service de streaming en Afrique en 2021, avec 2,1 millions d’abonnés individuels.

En effet, les enjeux sont énormes. Le marché africain de la vidéo à la demande devrait atteindre 13,64 millions d’abonnés à l’horizon 2027, soit une croissance de 3,9% par rapport à 2021, et générer 2 milliards de dollars d’ici 2027, d’après le rapport «Africa SVOD Forecasts» de Digital TV Research. L’Afrique du Sud et le Nigeria représenteront 56% de ce montant global. A en croire l’organisme, Netflix devrait poursuivre sa croissance dans la région et atteindre 6,9 millions d’abonnés d’ici 2028, soit 45% du total de la région, loin des 2,2 millions de Showmax. Une donne qui pourrait changer après un accord que MultiChoice a conclu, début mars 2023, avec le conglomérat américain de l’audiovisuel NBCUniversal, qui détient désormais 30% des parts de la plateforme sud-africaine.

Par Elimane Sembène
Le 29/03/2023 à 11h01