Annoncée pour un démarrage avant la fin de l’année en cours, et après moults retards, l’exploitation de l’important gisement gazier Grand Tortue-Ahmeyim (GTA) situé à la frontière maritime à cheval entre la Mauritanie et le Sénégal et dont les deux pays ont décidé d’en partager les revenus à parts égales, risque de connaître un nouveau retard. Mais cette fois-ci, la situation est inédite.
Le problème n’est plus technique et ne s’explique plus par des retards liés au Covid-19, à la réalisation des plateformes d’exploitation ou par d’autres motifs. Le différend entre les deux pays et BP est beaucoup plus complexe.
En effet, Nouakchott et Dakar se dirigent vers un véritable bras de fer avec leur partenaire en charge de l’exploitation du gisement, le britannique British Petroleum (BP).
En cause, le démarrage du projet a déjà été reporté à trois reprises. Les nouvelles projections tablent sur le début de l’exploitation durant le quatrième trimestre 2024.
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Des retards qui ne font que gonfler le coût d’investissement. Or, plus les coûts pétroliers sont élevés, plus les amortissements sont importants et moins la rentabilité le sera pour la Mauritanie et le Sénégal. En gros, avec la flambée du coût d’investissement, les deux pays risquent de ne recevoir que des miettes durant les premières années de l’exploitation du gisement gazier sur lequel les deux pays fondent de grands espoirs.
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Une situation qui les a poussé à annoncer, en janvier 2024, des audits sur les coûts avancés par BP. Et pour cause, le coût d’investissement a explosé. En effet, les frais du développement du gisement, de la construction du FLNG (unité de stockage du gaz avant sa liquéfaction) et celle du FPSO (unité de stockage des liquides) sont désormais deux fois plus élevés que ceux qui étaient prévus en 2018, lorsque les partenaires du projet -le britannique BP (61%), l’américain Kosmos Energie (29%), le Sénégal via Petrosen et la Mauritanie via la SMHPM (10%)- avaient décidé de concrétiser l’investissement.
A noter que BP a rejoint le projet en acquérant une participation de 61% pour un ticket d’entrée de 1 milliard de dollars au profit de Kosmos Energy. Dans le cadre de ce consortium, l’américain Kosmos va continuer de s’occuper de toute la partie exploration et BP des investissements, de l’exploitation et de la commercialisation.
Seulement, en doublant, les coûts pétroliers liés à ce projet induisent moins de recettes futures pour la Mauritanie et le Sénégal. En conséquence de quoi, et déjà très remontés, les deux pays ont décidé d’entreprendre des audits sur les investissements réalisés par BP.
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Pour rappel, les principaux coûts du projet concernent 4 grands composants. Il y a d’abord la construction d’un brise-lames en haute mer qui va abriter l’usine de liquéfaction pour laquelle un contrat de type EPC de 350 millions de dollars a été confié au consortium franco-italien Eiffage-Saipen.
Ensuite, il y a la composante ingénierie marine d’extraction de gaz pour 750 millions de dollars en contrat mode EPCI. En outre, il y a celui du navire flottant de production, du stockage et de déchargement (FPSO) pour un montant d’environ 1 milliard de dollars remporté par TechnipFMP en contrat mode EPCIC qui va de la construction à l’opérationnalisation.
Enfin, il y a la composante usine flottante de liquéfaction du gaz (FLNG) d’une valeur de 1,3 milliard de dollars en mode contrat location et exploitation pour une durée de 20 ans. Ces 4 contrats avoisinaient les 3,5 milliards de dollars, au moment de leur signature. Mais, depuis cette date, les coûts n’ont cessé de croitre à cause des retards à répétition.
Si des retards liés au Covid-19 sont avancés, d’autres facteurs sont venus se greffer aux dépenses dont la faillite de la multinationale américaine Mc Dermott, spécialisée dans l’ingénierie technique en matière d’hydrocarbures et partenaire de BP dans le projet GTH, et qui était en charge de la construction des infrastructures sous-marines du projet.
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Conséquence, les coûts n’ont cessé de gonfler. En 2020, un expert mauritanien, Hassana Mbeirick, spécialiste des négociations commerciales internationales et ancien directeur de SNC-Lavalin Mauritanie, expliquait sur les colonnes de Financial Afrik que «BP est aujourd’hui à presque déjà 10 milliards d’investissements». Et depuis cette date, la facture n’a cessé de gonfler à cause des retards et autres dépenses imprévues.
Ainsi, «les revenus fléchés vers les Etats mauritanien et sénégalais ne sont, pour la première phase, que de 2,5 millions de tonnes par an, pour des recettes de quelques centaines de millions de dollars», soulignent les experts.
Une situation que les deux pays contestent. Ainsi, la Mauritanie et le Sénégal ont décidé, en janvier dernier, suite à l’annonce d’un énième report du démarrage du projet, d’entreprendre des audits des coûts afin de vérifier si BP ne gonflerait pas la facture.
Pour la partie mauritanienne, les autorités avaient fait confiance au cabinet d’experts-comptables tunisiens Samir Labidi, spécialiste des coûts pétroliers et qui compte de nombreux experts dans le domaine du secteur pétrolier.
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Selon les premières indiscrétions du rapport du cabinet tunisien, BP semble avoir surfacturé leurs dépenses. Ainsi, selon Africa Intelligence, «les premières conclusions de l’audit sur les coûts pour BP du développement du champ gazier offshore de Grand Tortue Ahmeyim, commandé en début d’année par le gouvernement mauritanien, sont tombées courant avril». Le rapport préliminaire est désormais entre les mains du ministre mauritaniens du Pétrole, de l’énergie et des mines.
Le cabinet, auteur du rapport, a émis des réserves sur plusieurs centaines de millions de dollars de dépenses revendiquées par BP sur le bloc C8, dans la partie mauritanienne du gisement GTA. Partant, «le cabinet propose ainsi à l’Etat mauritanien de refuser ces coûts tant que l’opérateur n’aura pas communiqué suffisamment d’éléments probants pour les justifier», selon Africa Intelligence.
Du côté du Sénégal, des audits ont été lancés par les autorités sur les coûts et les questions fiscales de BP autour du permis Saint-Louis offshore sur la partie sénégalaise du gisement. Ces audits ont abouti aux mêmes constats, selon Africa Intelligence qui explique que «des rapports contestant les dépenses revendiquées par la major britannique sur le mégaprojet transfrontalier GTA sont désormais aux mains des deux gouvernements», ajoutant que «Nouakchott et Dakar vont coordonner leur action pour peser face à la firme». En plus des coûts, les autorités sénégalaises reprochent à BP le non-respect du contenu local dans le secteur des hydrocarbures.
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Face au géant pétrolier britannique, les deux pays ont décidé d’agir ensemble pour obtenir des gains substantiels. Sachant que les deux pays comptent énormément sur les recettes des hydrocarbures, leur entente sera essentielle. Etant sur la même longueur d’onde et se sentant floués par la flambée des coûts, en plus du retard considérable, les deux pays souhaitent «une renégociation globale», selon Africa Intelligence, avec le géant britannique.
Toutefois, le problème avec les contrats extractifs, c’est que les firmes multinationales insèrent des clauses de stabilisation pour se prémunir des risques politiques et se mettre à l’abri des changements économiques et législatifs. Nonobstant, en cas de surfacturations prouvées, les pays peuvent pousser la multinationale à revoir ses factures pour ne pas être grugés.
Rappelons que le projet GTA, dont les réserves sont estimées entre 420 et 560 milliards de mètres cubes, devrait rapporter sur 20 ans, entre 80 et 90 milliards de dollars de recettes pour la Mauritanie et le Sénégal.