Fondation Mo Ibrahim. La dépendance de l’Afrique à l’aide extérieure «est stupide, inacceptable et peu fiable»

Dr. Mo Ibrahim, fondateur et président de la fondation Mo Ibrahim

Le 02/06/2025 à 14h20

VidéoAlors que l’Afrique perd chaque année 90 milliards de dollars en fuites de capitaux– l’équivalent de l’aide internationale reçue–, le Sommet Ibrahim 2025 à Marrakech sonne l’urgence d’un nouveau modèle: mobiliser les ressources internes par la gouvernance et l’intégration régionale.

Le Sommet organisé par la Fondation Mo Ibrahimn, du 1er au 3 juin 2025 à Marrakech, sonne l’urgence de l’autofinancement face à la faillite des modèles hérités en Afrique. Mieux, l’Ibrahim Governance Weekend 2025 sonne comme un électrochoc. Le constat est unanime: l’ère du financement externe du développement est révolue et est même contre-productive.

Les chiffres démontrent que les ressources existent en Afrique entre recettes fiscales potentielles, épargne institutionnelle colossale, arrêt des fuites de capitaux, et surtout, transformation locale de l’immense richesse naturelle. Mais leur mobilisation est conditionnée par un changement radical de gouvernance et de vision politique.

L’édition 2025 de l’Ibrahim Governance Weekend (I GW) a placé le continent face à ses contradictions et à son impératif de survie économique.

Autour du thème «Financer l’Afrique que nous voulons», donc du financement du développement, les quatre lignes directrices du roi Mohammed VI, les recommandations du fondateur Mo Ibrahim et les données implacables du rapport 2025 dessinent une Afrique à la croisée des chemins, sommée de reprendre en main son destin financier sous peine d’un naufrage collectif.

Aide en berne, dette étouffante, hémorragie des capitaux

Le diagnostic est sans appel. Le rapport «2025, Faits et chiffres» de la Fondation Mo Ibrahim dresse un paysage financier alarmant. «L’aide publique au développement relève du passé», souligne-t-il, notant une perte de 11 points de pourcentage de la part de l’Afrique dans l’aide publique au développement en dix ans. Pire, «le système financier multilatéral actuel ne répond pas aux besoins de l’Afrique».

Cette aide déclinante est de surcroît effacée par d’autres flux, celui de la dette publique extérieure du continent qui a presque doublé en dix ans pour atteindre 690 milliards de dollars, avec un ratio dette/PIB record de 24%.

Simultanément, l’Afrique perd environ 90 milliards de dollars par an en fuites illicites de capitaux, «pratiquement l’équivalent de l’aide publique au développement reçue. Cela coûte à l’Afrique entre 80 et 100 milliards de dollars chaque année. Une somme qui est supérieure à toute l’aide humanitaire et au développement», rappelle avec force Mo Ibrahim lors de la conférence de presse, qualifiant la dépendance à l’aide de «stupide, inacceptable et peu fiable». Le cercle vicieux est parfait: l’Afrique emprunte et voit ses propres ressources lui échapper.

L’appel royal à un «changement de paradigme» : quatre piliers pour l’autonomie

Face à cette réalité, le message Royal, lu par son conseiller André Azoulay, a posé les jalons d’une stratégie de rupture articulée autour de quatre axes directeurs pour un développement «inclusif et durable».

Le premier axe est celui de financer par soi-même «L’Afrique ne peut pas compter uniquement sur l’aide publique au développement ou financements externes». Le roi Mohammed VI appelle à une «plus grande mobilisation des ressources domestiques» (fiscales, épargne institutionnelle, transferts de la diaspora) et à des «mécanismes innovants de financement», soulignant que le financement suffisant et adapté est la « condition essentielle à la transformation structurelle ».

Le deuxième axe développé par le Roi du Maroc est d’instaurer une gouvernance attractive: accélérer les réformes pour la «bonne gouvernance, l’amélioration du climat des affaires, la transparence, la protection des investisseurs et la lutte contre la corruption» est présenté comme indispensable pour encourager l’investissement et la création d’emplois.

Le troisième axe est de booster le commerce intra-africain. Face à des échanges intracontinentaux ne représentant que 16% du commerce total (contre 60% en Europe), le lancement de la Zone de Libre-Echange Continentale Africaine (ZLECAf) est vu comme une «réelle opportunité», une «nécessité impérieuse» pour en faire un «catalyseur de croissance».

«L’intégration économique du continent n’est plus une option, mais une nécessité impérieuse dans un monde globalisé où la part de l’Afrique dans le commerce mondial ne dépasse pas les 3%. De même, les échanges intra-africains représentent 16% du volume total du commerce dans le continent, contre 60% en Europe et 50% en Asie».

Le troisième axe développé par Mohammed VI est la valorisation des ressources naturelles. Avec «40% des réserves mondiales de matières premières et 30% des minéraux critiques», le continent «ne peut plus se contenter d’exporter ses matières premières».

Le Souverain marocain insiste sur «l’investissement dans la transformation locale» pour «créer des valeurs ajoutées» et des chaînes de valeur régionales, générant revenus, emplois et intégration.

Mo Ibrahim: un plaidoyer radical

Mo Ibrahim a pour sa part enfoncé le clou avec une vérité crue «Nous sommes un continent très riche, mais des gens très pauvres. Pourquoi? Parce que nous gérons mal». Pointant la mauvaise gouvernance, l’absence de «leadership décent» et le manque de financement de l’Union Africaine «ce qui n’est pas acceptable», il martèle qu’ «il est temps pour nous, Africains, de comprendre que nous devons prendre soin de nous-mêmes».

Mo Ibrahim fustige le placement des fonds de pension africains dans les bons du Trésor américain plutôt que dans les économies locales. « Si vous n’investissez pas dans vos propres pays, pourquoi les autres viendraient-ils investir chez vous?». Pour lui, l’objectif est clair. «L’Afrique que nous voulons est une Afrique indépendante... confiante».

Le rapport 2025: des leviers domestiques sous-utilisés, un potentiel naturel colossal

Les données du rapport viennent étayer et préciser ces appels, tout en révélant des opportunités immenses mais négligées.

Sur le volet des défaillances en matière de fiscalité, le ratio recettes fiscales/PIB de l’Afrique (16%) est le plus faible du monde, loin de la barre minimale de 15%. Les exonérations fiscales aux entreprises coûtent environ 55 milliards/an. Pourtant, «la moitié des citoyens africains préféreraient payer davantage d’impôts en échange de services publics améliorés». Un impôt sur la fortune (5 milliards de dollars) pourrait rapporter 12 milliards par an.

Sur le volet de l’épargne institutionnelle inexploitée, les fonds souverains (130 milliards de dollars) et surtout les fonds de pension (environ 220 milliards de dollars) sont des réservoirs sous-exploités pour financer le développement local.

Venons-en aux ressources naturelles. Le continent regorge de minerais critiques (Cobalt, Phosphate, Or, etc), de «60% du potentiel mondial d’énergie solaire», d’immenses réserves de biodiversité et de carbone (puits représentant 20% du total mondial, potentiel de 100 milliards de dollars par an en crédits carbone d’ici 2050), et d’un «potentiel bleu» évalué à 1.000 milliards de dollars annuels. Pourtant, l’exportation de matières premières brutes ou semi-brutes domine encore, privant l’Afrique de valeur ajoutée.

Il en est de même pour le dividende démographique. La démographie africaine, qualifiée à juste titre d’«atout le plus important du continent» par le rapport Mo Ibrahim, représente un double impératif stratégique. D’ici 2100, l’Afrique comptera 3,8 milliards d’habitants, soit 37,5% de la population mondiale, avec une concentration inédite de jeunes: plus de 44% des moins de 35 ans de la planète y résideront.

Cette dynamique se traduira par 2,4 milliards d’Africains en âge de travailler, exigeant la création de 20 millions d’emplois nouveaux chaque année pour absorber cette main-d’œuvre. Ce potentiel de «dividende démographique»– où une population active croissante stimule la croissance économique– reste conditionné à des investissements massifs et structurants. Sans infrastructures éducatives adaptées, sans industrialisation créatrice d’emplois qualifiés et sans politiques publiques ciblant l’entrepreneuriat des jeunes, cette force vive risque de se muer en bombe sociale.

Le gaspillage actuel des opportunités agricoles (50% des pertes alimentaires par manque de chaînes de valeur) illustre l’urgence de transformer cette jeunesse en moteur productif. Ainsi, l’enjeu est clair: capter le potentiel des 2,4 milliards d’actifs implique de prioriser l’éducation technique, la santé reproductive et les réformes économiques inclusives.

Faute de quoi, le continent verrait s’aggraver chômage, migration et instabilité, hypothéquant son rêve d’émergence. Pour la fondation, la transition démographique n’est donc ni une fatalité ni une simple statistique. C’est le socle sur lequel se jouera l’équilibre géopolitique et économique mondial du XXIIe siècle.

Comme le souligne Mo Ibrahim: «Nous devons nous ressaisir. Nous devons nettoyer notre maison». Le Maroc, par ses initiatives concrètes (Gazoduc Africain Atlantique, Initiative Atlantique, Processus de Rabat, Fonds Mohammed VI pour l’Investissement, Casablanca Finance City) et son plaidoyer pour l’intégration et l’autonomie financière, se positionne comme un catalyseur de cette nouvelle voie.

Reste à savoir si l’«Afrique que nous voulons», indépendante et prospère, saura collectivement relever ce défi vital face à l’urgence démographique et climatique.

Le Sommet de Marrakech aura au moins eu le mérite de poser le diagnostic et la feuille de route avec une clarté implacable. «Le développement ne se décrète pas, il se construit par des politiques ambitieuses, par l’investissement dans le capital humain et par une gouvernance économique rigoureuse», conclut le message royal. L’heure est désormais à l’action.

Urgence africaine : stopper l’hémorragie financière et bâtir l’autonomie

Points clésDétails
Constat principal- Dépendance à l’aide extérieure jugée « stupide, inacceptable et peu fiable » (Mo Ibrahim).
- 90 milliards de dollars perdus annuellement en fuites de capitaux, annulant l’aide reçue.
- Dette extérieure étouffante (690 Mds$, ratio dette/PIB à 24%).
Solutions proposéesQuatre piliers (Roi Mohammed VI) :
1. Mobilisation des ressources domestiques (fiscalité, épargne institutionnelle, diaspora).
2. Gouvernance attractive (lutte contre la corruption, transparence).
3. Commerce intra-africain (ZLECAf pour porter les échanges de 16% à 60%).
4. Transformation locale des ressources naturelles (création de chaînes de valeur).
Potentiel inexploité- Fiscalité : Ratio recettes/PIB à 16% (le plus bas mondial).
- Épargne institutionnelle : 350 Mds$ (fonds souverains + pensions) sous-utilisés.
- Ressources naturelles : Minerais critiques (40% des réserves mondiales), énergie solaire (60% du potentiel mondial), crédits carbone (100 Mds$/an d’ici 2050).
Défi démographique- 2,4 milliards d’Africains en âge de travailler d’ici 2100.
- 20 millions d’emplois/an à créer.
- Condition : Investissements massifs dans l’éducation technique, la santé et l’entrepreneuriat. Risque de « bombe sociale » sans action.
Message central« L’Afrique doit prendre en main son destin financier » :
- Financer son développement par ses ressources internes.
- Urgence face à la crise climatique et démographique.
- « Le développement se construit par des politiques ambitieuses, l’investissement dans le capital humain et une gouvernance rigoureuse » (Message royal).

Source : Mo Ibrahim Fondation.

Par Modeste Kouamé et Mouad Marfouk
Le 02/06/2025 à 14h20