Grands Lacs: quels intérêts se cachent derrière la médiation qatarie pour la paix

Cette image fournie par le ministère qatari des Affaires étrangères (MOFA) montre l'émir du Qatar, Cheikh Tamim bin Hamad Al Thani (au centre), rencontrant le dirigeant rwandais Paul Kagame (à gauche) et le président de la RDC, Félix Tshisekedi, à Doha, le 18 mars 2025.

Le 01/12/2025 à 16h30

Diplomatie et expansion économique sont au cœur du soft power du Qatar dans la région des Grands Lacs en proie à l’instabilité politique et à la violence chronique. Derrière cet attachement à la paix se cachent des enjeux majeurs. Décryptage.

L’émir du Qatar s’est rendu le 20 novembre 2025 à Kigali, au Rwanda, et a effectué le 21 novembre une visite officielle à Kinshasa, en République démocratique du Congo (RDC). Si rien n’a filtré des discussions entre Paul Kagame du Rwanda et Félis Tshisékedi, tout indique que l’émir du Qatar, Tamim ben Hamad Al Thani, est venu donner un coup d’accélérateur au processus de paix, piloté par le Qatar et les Etats-Unis, entre les deux voisins.

Le Qatar avait déjà créé la surprise en réunissant, le 18 mars à Doha, les présidents Félix Tshisekedi et Paul Kagame, au lendemain de l’échec de la tentative de médiation africaine confiée au président angolais Joào Lourenço, président en exercice de l’Union africaine. Plus récemment, le 15 novembre 2025, Doha a été le théâtre de la signature d’un accord de paix entre les groupes rebelles AFC-M23 et le gouvernement de la RDC.

Le Qatar, contrairement aux pays africains de la région et l’Union africaine qui ont tenté de jouer les médiateurs, dispose de les moyens de pression pour pousser les pays à s’entendre.

Outre sa puissance financière dont elle a fait étalage lors du périple du cheikh Al-Mansour Bin Jabor Bin Jassim Al Thani du groupe Al Mansour en août-septembre derniers, le Qatar peut aussi compter sur ses excellentes relations avec les Etats-Unis, l’autre parrain intéressé des négociations de paix entre les deux voisins des Grands Lacs. Lors de la 4e réunion du Joint Security Coordination Machanism (JSCM) qui s’est tenue les 19 et 20 novembre dernier à Washington, les Etats-Unis ont remercié le Qatar d’être parvenu à faire signer un accord de paix entre le gouvernement congolais et les fractions rebelles.

Si le Qatar dispose du levier financier, les Etats-Unis ont les moyens politiques de faire pression sur les dirigeants des deux Etats pour arriver à la paix. D’ailleurs, sous pression américaine, le président congolais a consenti à se rendre dans la capitale américaine le 4 décembre pour signer l’accord de paix avec son homologue rwandais.

Mieux encore, les Etats-Unis ont concocté un cadre d’intégration économique régional (CIRE) devant encadrer les relations économiques entre les pays de la région et annoncé cinq milliards de dollars d’investissements américains dans les minerais et les infrastructures.

En clair, le soft power qatari bénéficie du parapluie américain, contribuant à son succès. Mais pourquoi cet intérêt qatari pour cette région des Grands Lacs et particulièrement au Rwanda et à la RDC? Car si Doha fait de la pacification des Grands Lacs sa priorité en Afrique, c’est qu’il y a d’énormes enjeux.

Depuis la crise entre le Qatar et les autres pays du Golfe en 2017, notamment les Émirats arabes unis et l’Arabie Saoudite, l’émirat gazier a pris conscience de la nécessité d’affiner sa stratégie africaine, après les dommages subis dans ses relations avec de nombreux pays du continent.

Depuis, le soft power qatari s’est mis en marche sous l’égide de l’émir qui a pris son bâton de pèlerin et visité quelques pays africains dans le but de construire des relations diplomatiques solides. Dans le cadre de cette stratégie, les pays d’Afrique centrale, de l’Est et australe occupent une place particulière marquée par des ouvertures d’ambassades et surtout par des visites ponctuées d’annonces d’investissements.

Ensuite, le Qatar, conscient que la manne gazière se tarira un jour, a entamé depuis quelques années une politique de diversification de son portefeuille d’investissements et de sa couverture géographique au niveau mondial en ciblant particulièrement le continent africain riche en potentialités.

Ainsi, au Rwanda, Doha souhaite faire de Kigali une plateforme logistique aérienne. Pour y arriver, l’émirat s’appuie sur Qatar Airways qui détient 49% de RwandAir, l’une des meilleures compagnies aériennes du continent, et sur le nouvel aéroport de Bugesera dont le Qatar détient 60% des parts de cette infrastructure opérationnelle dès 2028.

En février 2024, l’émir qatari avait fait le déplacement à Kigali pour acter le financement de l’aéroport de Bugesera à hauteur de 2 milliards de dollars. Pour son dernier déplacement, il a promis 500 millions de dollars supplémentaires pour l’aéroport et un mémorandum de finetech entre Qatar Financial Centre, un centre d’affaires et financier, et Rwanda Finances ltd.

Qatar Airways et RwandAir partageant leurs codes et leurs opérations de fret, la compagnie rwandaise servira de relai de croissance à celle de l’émirat dans sa conquête du continent où elle est présente de manière encore limitée.

Avec ce hub logistique, le Qatar compte dominer le ciel de la région afin de mieux contrôler les échanges avec la région, notamment le transport de marchandises et particulièrement de certaines ressources précieuses de la région.

Par ailleurs, en RDC, la visite de l’émir intervient après l’ouverture récente de l’ambassade du Qatar à Kinshasa, l’extension du réseau aérien de Qatar Airways à la RDC et surtout après la visite le 2 septembre 2025 du cheikh Al-Mansour Bin Jabor Bin Jassim Al Thani, cousin de l’émir et dirigeant de la société d’investissement Al Mansour Holding. Lors de cette tournée, plus de 100 milliards de dollars d’investissement dans une dizaine de pays africains ont été annoncés dont 21 milliards de dollars en RDC ciblant plusieurs secteurs dont les mines, l’agriculture, les télécommunications, le tourisme….

Pour consolider ces annonces lors de son passage du 21 novembre dernier, de nouveaux accords ont été signés dont un accord portuaire entre Qatar Ports management Company (Mwani Qatar) et l’Office nationale des transports (Onatra) pour le développement et la modernisation des infrastructures portuaires de la RDC. Une stratégie nécessaire à la facilitation des exportations de minerais de la RDC en dotant le pays d’infrastructures logistiques modernes. Lors de la visite de l’émir, six nouveaux protocoles ont été signés dont 300 millions de dollars pour le seul volet énergie solaire, nécessaire pour faire face au déficit énergétique qui plombe l’exploitation des ressources minières.

Ainsi, avec les investissements dans les airs et la logistique portuaire, le Qatar va contrôler certaines voies d’approvisionnement de ces deux pays avec des retombées indéniables une fois que la paix de retour dans cette région.

Par ailleurs, le Qatar, à l’instar des autres pays riches du Golfe, a des visées sur les minerais stratégiques du continent. A titre d’exemple, le pays dispose à lui seul de 50% des réserves mondiales prouvées de cobalt et assure actuellement autour de 70% de la production de ce minerai stratégique. En plus du cobalt, le sous-sol de ce pays renferme de nombreux minerais stratégiques dont le cuivre (second producteur mondial en 2024 derrière le Chili), le diamant, l’or, le coltan, étain, tantale, tungstène, lithium, l’argent, le cadmium, le manganèse, le plomb, l’uranium,…Ces importantes ressources minières sont situées principalement dans l’Est du pays et sont donc sur les régions de tensions armées entre le Rwanda et la RDC via le M23.

A ce titre, le Qatar a misé sur le Canadien Ivanhoe Mines pour s’approvisionner en minerais à partir de la RDC. D’ailleurs, à l’occasion de la visite de l’émir à Kinshasa, la Qatar Investment Autority (QIA), le fonds souverain qatari, a décidé de renforcer sa collaboration avec la multinationale canadienne Ivanhoe Mines en signant un mémorandum d’entente (MoU) visant à encadrer la coopération entre les deux parties dans les futurs projets liés aux minerais critiques.

«Ce protocole d’accord témoigne de l’engagement de la QIA à établir des partenariats stratégiques avec des fournisseurs majeurs de minéraux critiques, afin de soutenir les efforts mondiaux visant à développer de nouvelles infrastructures énergétiques et à alimenter les technologies avancées», a souligné le directeur général de la QIA, Mohamed Saif Al-Sowaidi. En septembre 2025, la QIA a acquis environ 4% du capital Ivanhoe Mines qui détient 39,6% de Kamoa-Kakula, la plus grande mine de cuivre du pays, ainsi que 62% de la mine de zinc de Kipushi, en passe d’intégrer le Top 4 mondial.

La QIA compte mobiliser son réseau d’institutions financières afin de faciliter l’accès préférentiel à des financements pour des projets de minerais critiques en Afrique et ailleurs dans le cadre de ce MoU. Ivanhoe explore de nouvelles découvertes de cuivre en Angola, en Zambie,…

Avec ce MoU, le Qatar répond aux objectifs affichés par les autres pays du Golfe dans les minerais stratégiques africains, particulièrement les Emirats arabes unis et l’Arabie Saoudite. Ainsi, en RDC, l’International Resources Holding (IRH), filiale d’International Holding Company (IHC), des Émirats arabes unis a acquis 56% d’Alphamin, opérateur de la plus importante mine d’étain de Bisie située au Nord-Kivu en RDC.

A travers ces investissements, ces pays cherchent à diversifier leurs portefeuilles d’investissements dans la perspective de l’après-pétrole et de sécuriser les approvisionnements nécessaires aux chaînes de valeur des batteries et des technologies de transition énergétique. Les pays du Golfe ont ainsi investi 2,2 milliards de dollars dans des projets liés aux minerais critiques en Afrique durant le premier semestre de l’année en cours.

Ainsi, avec la participation dans Ivanhoe Mining, l’accord portuaire visant à créer une chaine logistique moderne et le hub aérien de Kigali (aéroport de Bugesera et RwandAir), le Qatar se crée une chaîne logistique intégrée qui va faciliter l’extraction des minerais, leur transport et leur expédition vers les marchés mondiaux.

Enfin, certains pensent aussi que le Qatar, à l’instar des autres pays du Golfe, en plus de la diversification de leurs portefeuilles d’investissements, jouent aussi un rôle de «cheval de Troie» des Etats-Unis qui accusent un retard dans la course aux minerais africains vis-à-vis de la Chine. D’ailleurs, le Qatar et les Etats-Unis sont les acteurs clés du processus de paix entre le Rwanda et la RDC dont les deux gouvernements ont paraphé le 7 novembre dernier un texte du Cadre d’intégration économique régional, sous la facilitation du gouvernement américain.

Un document qui définit les axes de coopération économique et de développement. Cet accord pousse les deux pays à développer le commerce extérieur, attirer les investissements dans les chaines d’approvisionnement en minerais critiques et renforcer la transparence dans la gestion des ressources.

Or, comme l’avait révélé The Wall Street Journal, en septembre 2023, les Etats-Unis et les pays du Golfe élaborent un accord commun dans le but d’acquérir des actifs miniers dans un certain nombre de pays africains dans le but de sécuriser l’approvisionnement des entreprises américaines en minerais stratégiques et en métaux rares indispensables à la transition énergétique et à l’industrie de pointe. La puissance financière des pays du Golfe, leur absence de regards sur des questions éthiques lors des investissements et les relations qu’ils peuvent entretenir avec certains dirigeants de pays africains peuvent faciliter l’accès aux minerais et terres rares convoités.

Avec le Qatar, diplomatie, médiation, manne financière, soft power… et les minerais font bon ménage.

Par Moussa Diop
Le 01/12/2025 à 16h30