Intrants agricoles: les 10 pays africains les plus exposés à l’incertitude des marchés financiers mondiaux

Selon la CNUCED, les grands traders (ADM, Bunge, Cargill, etc.) sont devenus des « intermédiaires financiers », générant plus de 75 % de leurs revenus via des activités de financement structuré plutôt que par le commerce physique.

Le 05/12/2025 à 10h50

Dans leur commerce international d’intrants agricoles, l’Afrique du Sud, le Maroc et huit autres pays africains sont de plus en plus exposés à la volatilité des marchés financiers, eux-mêmes porteurs de risques systémiques. Dans son rapport, la Conférence des Nations unies pour le Commerce et le Développement recommande aux banques centrales et aux institutions communautaires de se doter d’outils pour cartographier les expositions aux grands traders et à leurs réseaux complexes.

Le Trade and Development Report 2025 de la CNUCED, publié le 2 décembre, en son chapitre III, jette une lumière crue sur l’architecture financière souvent opaque qui sous-tend le commerce mondial, en particulier celui des denrées alimentaires. Pour l’Afrique, continent à la fois exportateur net de matières premières agricoles et fortement dépendant des importations pour sa sécurité alimentaire, les conclusions du rapport ne sont pas une simple analyse technique. Elles révèlent une exposition significative et sous-estimée aux risques systémiques générés par la financiarisation et la concentration extrême des marchés.

Le rapport établit un constat fondamental: «le commerce n’est pas seulement une concaténation de fournisseurs. C’est aussi la concaténation de lignes de crédit, de systèmes de paiement, de marchés de devises et de flux de capitaux». Or, cette architecture financière est «remarquablement concentrée». Dans le secteur des matières premières agricoles, une poignée de négociants mondiaux- les ABCD (Archer Daniels Midland, Bunge, Cargill, Louis Dreyfus) et d’autres– se sont transformés en «institutions financières non bancaires» (IFNB). Leur activité principale n’est plus l’intermédiation physique, mais la génération de revenus financiers: «Aujourd’hui, le revenu de l’intermédiation financière représente plus de 75% des revenus des principales entreprises mondiales de négoce alimentaire», révèle le rapport de la CNUCED.

Évaluation à la valeur de marché des revenus tirés des produits dérivés en pourcentage du chiffre d’affaires total (pourcentage) des principaux négociants en matières premières:

Négociants en matières premièresRevenus moyens tirés des produits dérivés sur la période 2018-2024
Cargill51 %
CHS Inc.60 %
Archer Daniels Midland (ADM)71 %
Bunge72 %
Andersons80 %
Glencore86 %

Source: CNUCED, sur la base des états financiers annuels des entreprises.

Une métamorphose, amplifiée par les réformes réglementaires post-2008 (Bâle III), qui a créé un «modèle de synthèse bancaire» où les traders dépendent massivement de liquidités externes (lignes de crédit bancaires non utilisées) tout en détenant des capitaux substantiels dans des structures offshore complexes. Une «illusion de liquidité», comme la décrit le rapport, qui crée un risque de contagion majeur.

La CNUCED documente que «le commerce des matières premières est sous-tendu par des pratiques qui créent des risques de contrepartie internationaux importants dans au moins 80 pays».

Tableau de bord de l’exposition africaine

Le rapport identifie 17 pays africains intégrés dans les réseaux financiers des traders. L’analyse du tableau III.4 du rapport– le «counterparty exposure index» – permet de cartographier précisément la nature de l’exposition des économies africaines à ce réseau financiarisé.

L’Afrique du Sud se détache nettement avec l’indice le plus élevé du continent (50), signe de son intégration profonde dans les circuits financiers mondiaux. Son exposition est mixte: 40% provient de relations bancaires directes et 60% d’expositions corporates (investissements conjoints, prises de participation minoritaires). Ce qui reflète son statut de plaque tournante financière et agro-industrielle du continent, mais aussi sa vulnérabilité potentielle aux chocs provenant des traders mondiaux.

Viennent ensuite des pays comme la Namibie, la République Démocratique du Congo et la Côte d’Ivoire (indice 7 et 3), dont l’exposition est à 100% de type «corporate». Ceci est crucial. Cela signifie que leur lien au système risqué ne passe pas (ou plus) principalement par le crédit bancaire traditionnel, mais par des enchevêtrements capitalistiques: participations minoritaires de traders dans des filiales locales, co-entreprises, accords d’approvisionnement financiarisés.

En matière de régulation des flux illicites, cette opacité est un signal d’alarme. De quoi compliquer le suivi des risques, favoriser l’évasion fiscale via les prix de transfert et les structures complexes et masquer des flux financiers douteux. Le rapport lui-même souligne que «les techniques financières et d’évitement fiscal légales mais non transparentes devraient être placées sous la surveillance des organisations internationales surveillant les risques de flux financiers illicites».

Des pays comme le Ghana et la Zambie (indice 3) présentent un profil mixte similaire à l’Afrique du Sud, combinant risques bancaires et corporates. À l’inverse, des économies comme le Nigeria et la Tanzanie (indice 1) n’apparaissent exposées qu’à travers des «expositions directes basées sur les banques» (100%). Ce qui pourrait indiquer une intégration plus classique, mais aussi potentiellement une moindre visibilité sur les liens capitalistiques réels.

Le Top 10 africain dans l’indice d’exposition

PaysIndice d’expositionRang africainExpositions «corporate»
Afrique du Sud501er60%
Namibie72ème100%
RDC33e (ex æquo)100%
Côte d’Ivoire33e (ex æquo)100%
Ghana33e (ex æquo)67%
Zambie33e (ex æquo)67%
Maurice27e100%
Maroc27e (ex æquo)100%
Algérie19e (ex æquo)100%
Burkina Faso19e (ex æquo)100%

Source: CNUCED, sur la base de l’analyse des registres d’actionnariat des négociants provenant d’Orbis, en décembre 2024.

Quid du Maroc ?

Le Maroc apparaît dans l’analyse de la CNUCED avec un «indice d’exposition aux contreparties» de 2, le classant au 7ᵉ rang africain ex æquo avec Maurice. Son profil est notable: son exposition au réseau financiarisé des grands négociants agricoles mondiaux est à 100% de type «corporate». Ce qui signifie que sa vulnérabilité ne transite pas par des prêts bancaires directs, mais par des enchevêtrements capitalistiques opaques– prises de participation minoritaires, co-entreprises ou accords d’approvisionnement structurés.

Pour le Royaume, cette intégration spécifique représente un double défi. D’une part, elle accroît le risque de contagion financière en cas de défaillance d’un grand trader, via ses filiales locales. D’autre part, cette opacité complique la supervision prudentielle nationale et soulève des questions de souveraineté économique, d’équité fiscale et d’intégrité financière, alors même que le Maroc cherche à sécuriser ses approvisionnements et à développer son agro-industrie.

La convergence des dynamiques décrites crée une situation de vulnérabilité systémique aiguë pour les économies africaines, où les impératifs de sécurité alimentaire et les fragilités financières s’entremêlent dangereusement. La financiarisation extrême documentée par la CNUCED, où la tarification des denrées alimentaires reflète désormais des stratégies financières plutôt que les fondamentaux économiques, injecte une volatilité artificielle et imprévisible dans des marchés essentiels à la survie des populations. Une déconnexion entre les prix et la réalité physique de l’offre et de la demande qui expose simultanément les producteurs agricoles locaux à des revenus instables et les pays importateurs nets de nourriture à des factures d’importation erratiques, minant directement les efforts de stabilisation et de souveraineté alimentaire. Une instabilité exacerbée par l’asymétrie fondamentale soulignée dans le rapport: bien que les économies du Sud représentent une part croissante du commerce mondial des matières premières, elles restent structurellement périphériques dans l’architecture financière qui le sous-tend. Une marginalisation qui se traduit par un accès au crédit plus coûteux et limité, plaçant les acteurs locaux dans une situation de concurrence déloyale face aux grands négociants internationaux qui utilisent les marchés financiers comme un levier stratégique pour consolider leur pouvoir de marché et extraire la valeur.

Le risque de contagion financière, quant à lui, prend une dimension régionale préoccupante. Les réseaux complexes de contreparties bancaires et d’investissements partagés, dans lesquels des pays comme l’Afrique du Sud, la Namibie ou la Côte d’Ivoire sont intégrés, peuvent transformer une défaillance chez un acteur global en un choc systémique régional. La propagation d’une telle détresse, via les canaux identifiés de relations bancaires directes et d’expositions corporates, menacerait non seulement la stabilité financière de ces pays mais aussi la continuité des flux physiques de denrées qu’ils assurent souvent pour leur sous-région. Une réalité qui expose les limites des regroupements régionaux africains tels que la CEDEAO, la SADC ou le COMESA. Leurs architectures financières et de gouvernance, encore en construction et fragmentées, ne sont absolument pas outillées pour surveiller, contenir ou résoudre des crises transfrontalières nées de l’opacité de la finance structurée et de la titrisation. L’absence de données cohérentes et de cadre réglementaire harmonisé, déjà dénoncée au niveau mondial, est criante à l’échelle continentale, laissant les États démunis face à un risque dont l’épicentre est externe mais dont les répercussions affecteraient le cœur de leur sécurité alimentaire et de leur stabilité économique.

Ainsi, le constat du rapport est sans appel. «Les choix concernant l’architecture financière déterminent directement quels pays peuvent commercer, ce qu’ils commercialisent et si le commerce favorise un développement durable». Face à ce qui précède, l’Afrique ne peut se contenter de subir cette architecture.

La réponse devrait être à la hauteur des enjeux: intégrée, régionale et fondée sur une régulation proactive. Elle passe par le renforcement urgent de la surveillance macro-prudentielle régionale, en dotant les banques centrales et les institutions communautaires d’outils pour cartographier les expositions aux grands traders et à leurs réseaux complexes; la promotion et la régulation des bourses de matières premières régionales pour améliorer la découverte des prix locaux et offrir des outils de couverture aux acteurs africains; l’harmonisation des cadres réglementaires sur la transparence fiscale, la lutte contre les flux financiers illicites et le droit de la concurrence, pour démanteler les avantages opaques dont bénéficient les opérateurs dominants; le développement de mécanismes de financement du commerce intra-africain moins dépendants des circuits financiers globalisés, en s’appuyant sur les promesses de la Zone de Libre-Échange Continentale Africaine (ZLECAf).

Comme le conclut la CNUCED, «les outils existent; le défi est la coordination et l’engagement». Pour l’Afrique, face à ce paysage de risques où la finance et le commerce sont inextricablement liés, le temps de la coordination régionale et d’une régulation courageuse est venu. La résilience de ses systèmes alimentaires et financiers en dépend.

Par Modeste Kouamé
Le 05/12/2025 à 10h50