L’Algérie menace d’arrêter la livraison de gaz à l’Espagnol Naturgy: qui sera le grand perdant?

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Le 11/05/2024 à 14h42

L’Algérie a menacé de suspendre l’approvisionnement de Naturgy en gaz naturel, au cas où cette entreprise espagnole tomberait dans le giron de l’Emirati Taqa. Pourtant, selon son partenaire espagnol, aucune clause du contrat entre la Sonatrach algérienne et Naturgy ne lie la fin de leur partenariat à un éventuel changement d’actionnariat. Un scénario de rupture fera aussi très mal à l’Algérie qui risque de perdre de gros clients ibériques et de mettre en péril le seul gazoduc en activité la reliant à l’Espagne.

Après les perturbations et les menaces de rupture de son contrat de fourniture de gaz à l’Espagne en mars 2022 à la suite du positionnement sans équivoque de Madrid en faveur de la proposition marocaine d’autonomie de son Sahara, Alger récidive. Cette fois-ci, ce n’est plus le problème du Sahara marocain qui en est la cause, mais une décision purement commerciale prise entre opérateurs économiques: Taqa des Emirats arabes unis et certains actionnaires de Naturgy dont des fonds d’investissement qui souhaitent céder leurs participations à l’Emirati.

En effet, depuis quelques semaines, des informations font état de discussions entre l’énergéticien émirati Taqa, détenu à hauteur de 75% par les Emirats arabes unis, et trois actionnaires de Naturgy, qui souhaitent sortir du tour de table de l’espagnol et réaliser des plus-values mirobolantes. Cette transaction ferait de l’Emirati le premier actionnaire de l’entreprise espagnole de distribution et de commercialisation de gaz et d’électricité.

Il s’agit notamment de trois fonds d’investissements étrangers -Capital Investissement (CVC) avec 20,70% du capital, Global Infrastructure Partners (GIP) avec 20,60% et le fonds d’investissement australien IFM Global Infrastructure (15%). Ces trois fonds d’investissement totalisent 56,30% du capital de Naturgy.

Pour le moment, les discussions se focalisent surtout sur les participations des deux premiers fonds totalisant 41,30% du capital de l’énergéticien espagnol. Mais en acquérant celles-ci, l’Emirati sera dans l’obligation de lancer une offre publique d’achat (OPA) sur le reste du capital de cette entreprise et pourra alors en prendre le contrôle, en acquérant les 15% du capital détenu par l’Australien IFM Global Infrastructure.

La holding espagnole CriteriaCaixa, premier actionnaire de Naturgy avec une participation de 26,70%, a annoncé aussi être entrée en discussion avec Taqa, sans la nommer, «au sujet d’un éventuel accord de partenariat», selon Reuters. C’est dire qu’au niveau des principaux actionnaires de Naturgy, la messe est dite.

Ainsi, Naturgy ne participe pas aux négociations avec Taqa en tant qu’entité, mais ce sont certains de ses actionnaires qui sont en discussions pour le rachat de leurs participations par l’Emirati. Les actionnaires ont le droit de céder leurs participations à un investisseur qui accepterait de payer le prix fort pour prendre le contrôle de l’entreprise, surtout quand ils jugent que leur potentiel de gain avait atteint son objectif. Ce qui est plus que normal dans un marché, surtout si les clauses signées par les parties le permettent.

A ce titre, Naturgy explique que la cession des actions est une affaire purement commerciale. Au contraire, accueillir le groupe émirati en tant qu’investisseur à long terme disposant d’importants moyens financiers pour accompagner le projet industriel de Naturgy est une aubaine pour l’entreprise espagnole engagée dans des projets de transition énergétique.

Pourquoi alors l’Algérie s’émeut et menace de cesser d’approvisionner Naturgy en gaz alors qu’elle est liée à celle-ci, via Sonatrach, par un contrat à très long terme qui court jusqu’en 2032?

Comment Alger peut-elle alors mettre fin à la livraison de gaz à son partenaire espagnol historique avec lequel elle est liée par des contrats de fourniture «take or pay» sur le long terme? De tels contrats obligent l’Algérie à respecter ses engagements d’approvisionnement en gaz.

En arrêtant la livraison de gaz à son partenaire historique, comme elle en a brandi la menace, l’Algérie sera en porte-à-faux avec la loi si aucune clause ne prévoit un tel scénario en cas de changement d’actionnariat de Naturgy.

Et c’est ce qu’admettent certains experts algériens qui avancent que «tout dépend des clauses du contrat entre Sonatrach et Naturgy», tout en expliquant que ces clauses ne sont pas publiques. Sur ce point, dans une déclaration faite à Reuters, Naturgy avance qu’«il n’y a jamais eu de clauses dans les contrats de fourniture qui seraient affectés par d’éventuels changements dans l’actionnariat de l’une ou l’autre des parties».

Pour preuve, ajoute l’Espagnol, «de tels changements d’actionnaires se sont produits par le passé et n’ont eu aucun impact sur l’exécution des contrats». En clair, en cas d’arrêt de livraison, l’Algérie violerait ses engagements contractuels. Ce faisant, elle s’expose à de fâcheuses conséquences.

En annonçant sa volonté d’arrêter ses livraisons de gaz à son partenaire au cas où celui-ci passerait dans le giron de Taqa, l’Algérie s’expose à un manque à gagner. L’Algérie a en effet représenté environ un tiers des importations totales de gaz de l’Espagne au cours des trois premiers mois de 2024, selon les données de l’Espagnol Enagas. L’essentiel de ce gaz transite par le gazoduc Medgaz, dont Sonatrach est actionnaire à 51%.

De plus, et en cas de refus de livraison de gaz, l’Algérie s’expose à des poursuites judiciaires pour non- respect de ses engagements contractuels et risque d’être condamnée à payer de lourdes pénalités.

L’Etat algérien se tire une balle dans le pied en mettant fin à l’utilisation du gazoduc Medgaz, le seul actuellement qui relie l’Algérie à l’Espagne. Et pour cause, Naturgy et son partenaire Black Rock détiennent une participation de 49% dans Medgaz.

On voit mal comment Alger pourrait arrêter la fourniture de gaz à son partenaire espagnol et continuer à utiliser le gazoduc dont ils sont tous deux propriétaires. Alger risque de signer la fin du gazoduc Medgaz en cas de refus de fournir du gaz à Naturgy.

Avec une capacité de 10 milliards de mètres cubes par an, Medgaz est une voie maritime directe de transport de gaz entre l’Algérie et l’Espagne et donc très économique en termes d’approvisionnement en gaz algérien vers le sud de l’Europe.

Après le Gazoduc Enrico Mattei qui relie l’Algérie à l’Italie et doté actuellement d’une capacité de 32 milliards de mètres cubes, le Medgaz est le seul gazoduc qui relie l’Algérie au marché européen où est écoulée la quasi-totalité de ses exportations de gaz.

L’Espagne et l’Algérie ne sont plus reliés que par le gazoduc Medgaz depuis l’arrêt, en octobre 2021, du Gazoduc Maghreb-Europe (GME) après 25 ans de bons et loyaux services. Le GME permettait d’acheminer chaque année 10 milliards de mètres cubes de gaz naturel depuis l’Algérie vers l’Espagne et le Portugal via le Maroc. C’est dire que l’arrêt du Medgaz empêchera l’Algérie d’approvisionner correctement ses clients espagnols, portugais et autres.

Son arrêt signifierait tout simplement la fin des livraisons de gaz à ses clients sachant que l’Algérie ne dispose pas de moyens pour fournir du GNL -Gaz naturel liquéfié- en quantité suffisante. Ce mode de livraison du gaz GNL est beaucoup plus cher et rend le gaz plus coûteux, alors que les quantités livrées ne peuvent atteindre celles transitant par le gazoduc.

Résultat, en cessant tout approvisionnement via les gazoducs, Alger va beaucoup perdre en compétitivité, tout en n’étant plus capable de répondre à la demande de ses clients ibériques.

Par ailleurs, en cas d’arrêt des livraisons, Alger donnera l’image, auprès d’autres clients, d’un partenaire non fiable. Sachant que les exportations d’hydrocarbures (pétrole et gaz) représentent 95% des recettes d’exportations d’Alger, un tel scénario constituerait une mauvaise publicité pour Sonatrach.

En outre, cela dissuadera tout autre investisseur étranger d’entrer dans les tours de table des entreprises qui ont des partenariats solides avec l’Algérie.

Pourquoi alors brandir des menaces ou s’agit-il d’une simple manœuvre en vue de pousser l’Etat espagnol à intervenir dans les discussions et empêcher que les cessions d’actifs ne se fassent au profit de Taqa. On comprend mal les raisons de telles menaces, d’autant plus que l’Algérie est engagée dans un programme d’investissement colossal de 52 milliards de dollars pour porter sa production de gaz à 110 milliards de mètres cubes et que l’Espagne est le second partenaire commercial du gaz algérien, après l’Italie.

En se coupant de son principal client en Espagne et du marché ibérique, comment la Sonatrach arrivera-t-elle à écouler ses ressources, dont la capacité devrait doubler les années à venir?

S’agit-il alors qu’un coup de bluff pour pousser les autorités espagnoles, dont l’approbation du gouvernement est indispensable pour la prise de contrôle de Naturgy par Taqa, à s’opposer à une telle situation? C’est une possibilité sachant que Naturgy fait partie des entreprises jugées stratégiques en Espagne.

Et dans cette optique, certains observateurs avancent la possibilité qu’un tandem Taqa-CriteriaCaixa agisse pour garantir le contrôle de Naturgy par l’entreprise espagnole. Sinon, Taqa et CriteriaCaixa peuvent aussi signer un pacte d’actionnaires garantissant les intérêts espagnols afin d’obtenir l’aval des autorités espagnoles.

Dans ces conditions, comment s’expliquent les menaces algériennes? Au-delà des pressions continues sur le gouvernement espagnol, il y a les relations froides entre l’Algérie et les Emirats arabes unis depuis quelques mois, aggravées certainement par le fait qu’Alger voit d’un très mauvais œil les excellentes relations qu’entretient ce pays du Golfe avec le Maroc. La principale raison serait donc la haine maladive que voue le régime algérien au Maroc.

Ensuite, il y a quelque chose de plus irrationnelle chez les dirigeants algériens qui n’ont cure des impacts d’un arrêt des livraisons de gaz. Cette situation intervient dans un contexte favorable à des épreuves de forces au moment où le pays se dirige vers l’élection présidentielle sur laquelle planent toujours plusieurs zones d’ombres, dont notamment le soutien, ou non, de la junte militaire à un second mandat du président Abdelmadjid Tebboune.

Pour un régime politico-militaire qui a fait de la rivalité avec ses voisins une «arme diplomatique», c’est une aubaine qui lui permet de montrer ses muscles, même si ce bras de fer risque de coûter cher au pays. A cela s’ajoute l’aspect pathologique d’un régime aux réactions compulsives, qui fait de la surenchère, commet des maladresses, lance des menaces contre ses voisins... quelles que soient les conséquences sur son économie.

Par Karim Zeidane
Le 11/05/2024 à 14h42