En ces temps de tumultes géopolitiques, marqués par des tensions et des remises en question de divers accords bilatéraux et multilatéraux, où des pays comme les États-Unis sont impliqués dans des débats sur la révision ou le retrait de certains accords internationaux, et alors que l’Afrique cherche à renforcer sa résilience économique face aux chocs systémiques, les traités bilatéraux d’investissement (TBI) signés par les États africains demeurent un sujet critique.
Les pays africains sont, en effet, signataires de nombreux accords commerciaux et d’investissement bilatéraux et internationaux, qui minimisent les risques liés au commerce et à l’investissement dans la région (voir rapport sur le développement économique en Afrique 2024 de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, figure IV.2 page 113).
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Le rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) souligne que sur les 54 pays africains, 20 concentrent l’essentiel des TBI – un héritage juridique à double tranchant. Si ces accords visaient historiquement à rassurer les investisseurs étrangers, leur obsolescence expose aujourd’hui les États à des risques contentieux majeurs, compromettant leur marge de manœuvre réglementaire et leur stabilité financière.
La CNUCED dénombre pas moins de 1.050 TBI signés par les 54 pays africains à fin 2024, dont 556 en vigueur, soit environ 53%. La majorité de ces traités, conclus entre les années 1960 et 1990, sont désormais inadaptés aux enjeux actuels de développement durable et de souveraineté réglementaire.
Soulignons que les traités bilatéraux d’investissement sont parmi les principaux instruments utilisés pour réduire les risques d’investissement liés à des facteurs tels que les contentieux commerciaux et d’investissement, l’emploi et les salaires, la propriété et le contrôle des entreprises, ou encore les expropriations et les transferts.
Lors de la conférence d'investissement entre l'Égypte et l'Union européenne, qui a eu lieu les 29 et 30 juin 2024.. DR
Classement des pays africains par nombre de TBI
Selon les données du rapport, l’Égypte domine le classement africain des traités bilatéraux d’investissement avec 100 TBI signés (dont 72 en vigueur), suivie du Maroc (76 TBI, 51 en vigueur) et de la Tunisie (55 TBI, 39 en vigueur).
Des pays comme l’Algérie (45 TBI, 29 en vigueur), Maurice (45 TBI, 28 en vigueur), l’Afrique du Sud (38 TBI) font également partie de ce palmarès. Pour compléter le top 10, la Libye, le Zimbabwe, l’Éthiopie et le Soudan suivent avec respectivement 37 traités bilatéraux d’investissement signés dont 26 en vigueur, 35 TBI signés dont 12 en vigueur, 33 dont 22 en vigueur, et 33 dont 14 en vigueur.
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La seconde moitié du classement des TBI comprend le Nigeria avec 30 traités signés (dont 14 en vigueur). Le Sénégal se distingue par 21 TBI en vigueur sur 29. Le Mozambique (19/28), riche en gaz naturel, utilise ses TBI pour sécuriser des mégaprojets énergétiques, malgré des risques de contentieux liés aux retards d’exploitation. Plus bas dans le classement, le Ghana (9 TBI en vigueur sur 27), l’Angola (7/21), la Guinée (10/24), le Mali (8/22), et la Mauritanie (10/22), restent tributaires de traités axés sur l’extraction minière, peu adaptés aux enjeux climatiques. Enfin, le Kenya (12 TBI en vigueur sur 20) et la Tanzanie (11 TBI en vigueur sur 19) bouclent le top 20 africain.
Notons également que les pays d’Afrique du Nord – Égypte, Maroc et Tunisie – concentrent près de 40% des TBI signés parmi les 20 États listés. Une prédominance qui s’explique par leur ancrage historique dans les échanges internationaux, notamment dans les secteurs énergétiques (hydrocarbures, énergies renouvelables) et touristiques, attirant des investisseurs européens, asiatiques et moyen-orientaux.
À l’inverse, les économies comme le Zimbabwe, le Soudan, et la Guinée illustrent un paradoxe: un nombre élevé de TBI signés (35 pour le Zimbabwe, 33 pour le Soudan) mais un taux d’entrée en vigueur faible (12 et 14 respectivement). Un décalage qui trahit une instabilité juridique chronique, des processus de ratification laborieux, ou des révisions unilatérales post-signature pour limiter les engagements déséquilibrés.
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En Afrique subsaharienne (hors Afrique du Sud), des pays comme le Ghana (9 TBI en vigueur sur 27) ou le Mozambique (19 sur 28) peinent à actualiser des accords conclus durant la période postcoloniale, souvent axés sur l’extraction minière ou agricole. La Tanzanie, en résiliant récemment certains TBI, incarne une tendance montante qui consiste à reprendre le contrôle réglementaire face à des clauses jugées préjudiciables, quitte à décourager temporairement les investisseurs. Une approche prudente, bien que risquée, qui répond à une demande croissante de souveraineté économique, visible dans la relocalisation des chaînes de valeur promue par la ZLECAf.
Enfin, l’Afrique du Sud, avec 38 TBI signés, illustre une transition stratégique. Le pays mise désormais sur des accords régionaux plus équilibrés, alignés sur les impératifs de développement durable – une voie que d’autres économies émergentes, comme le Kenya (12 TBI en vigueur), pourraient emprunter.
Comme le rappelle la CNUCED, «les traités de première génération échouent à équilibrer la protection des investissements avec le droit de l’État de réglementer dans l’intérêt public». Une asymétrie qui se traduit par des clauses floues sur les expropriations indirectes, l’équité et la transparence, ouvrant la voie à des litiges coûteux. Par exemple, des entreprises étrangères pourraient invoquer ces TBI pour contester des réformes fiscales, environnementales ou sociales, arguant d’une atteinte à leurs «attentes légitimes.»
Contentieux potentiels: des milliards de dollars en jeu
Les risques ne sont pas théoriques. Le rapport souligne que les pays peuvent être condamnés à verser des milliards de dollars en dommages-intérêts, attribués par des tribunaux ad hoc. L’Égypte, championne des TBI, est particulièrement vulnérable: ses 72 traités en vigueur l’exposent à des réclamations en cas de changements politiques ou économiques, comme lors de la révision de contrats dans le secteur énergétique. Le Maroc, avec ses 51 TBI actifs, pourrait aussi faire face à des litiges liés à sa transition énergétique, si des investisseurs contestent des mesures favorisant les énergies renouvelables au détriment des hydrocarbures.
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Les pays dépendants des matières premières, comme l’Algérie (45 TBI) ou le Nigeria (30 TBI), sont doublement vulnérables. Une baisse des cours mondiaux pourrait inciter ces États à revoir leurs politiques fiscales ou à nationaliser des actifs, déclenchant des arbitrages fondés sur les TBI. La CNUCED alerte, «les exonérations fiscales mal administrées facilitent l’évasion fiscale et les transferts de bénéfices artificiels, augmentant les risques de litiges».
Des traités désuets dans un contexte évolutif
Les TBI en vigueur en Afrique présentent trois failles systémiques qui amplifient leur vulnérabilité contentieuse. Premièrement, leur déséquilibre normatif favorise une protection unidirectionnelle des investisseurs, sans exiger de contreparties en matière de transfert de technologies, de création d’emplois durables ou de respect des standards environnementaux locaux. Cette asymétrie perpétue un modèle extractif, où les gains économiques restent captifs d’intérêts étrangers, sans ancrage dans les chaînes de valeur régionales.
Deuxièmement, les mécanismes de règlement des différends investisseur-État (ISDS), souvent opaques et inéquitables, privilégient les multinationales au détriment des États hôtes. La CNUCED relève des «incohérences dans l’application des sentences arbitrales», illustrant un système où l’interprétation extensive des clauses – comme la clause de «juste et équitable traitement» – permet aux investisseurs de contester des réformes légitimes, des ajustements fiscaux aux mesures de protection sociale. Troisièmement, l’absence de clauses de flexibilité adaptées aux crises polycentriques (climat, santé, transitions énergétiques) handicape les États dans un contexte où 50 % de l’approvisionnement énergétique africain dépend encore des combustibles fossiles, malgré une croissance timide des investissements verts (15 milliards de dollars en 2023, soit 2,3 % du total mondial).
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Face à ces écueils, le protocole sur l’investissement de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), adopté en 2023, incarne une rupture salutaire. Inspiré du Cadre de politique d’investissement pour le développement durable de la CNUCED, ce texte intègre des garde-fous innovants: il reconnaît explicitement le droit des États à réguler pour protéger la santé publique, accélérer l’action climatique ou préserver la moralité collective, tout en encadrant strictement les recours à l’arbitrage ISDS. En ancrant les obligations des investisseurs dans les objectifs de développement durable, ce protocole ouvre la voie à une réconciliation entre attractivité économique et souveraineté stratégique – un antidote aux TBI hérités de la «vieille économie.»
Moderniser ou renégocier
Pour contrer les risques contentieux massifs, les États africains doivent conjuguer réformes nationales et coopération régionale. La renégociation des TBI existants s’impose en priorité, il s’agit d’éliminer les clauses obsolètes (comme les définitions extensives de l’expropriation), d’introduire des exceptions explicites pour les politiques climatiques ou sanitaires, et de restreindre l’accès à l’arbitrage ISDS, souvent accusé de partialité. L’Afrique du Sud sert de modèle: après avoir résilié 13 TBI entre 2012 et 2018, elle a adopté une loi soumettant les litiges d’investissement à ses tribunaux locaux, combinée à des accords ciblés garantissant la transparence et la responsabilité sociale des multinationales.
Parallèlement, l’adoption de cadres régionaux modernes, incarnée par le mécanisme de règlement des différends de la ZLECAf, offre une alternative crédible aux TBI désuets. Inspiré du système de l’OMC, ce dispositif privilégie la médiation et des panels d’experts impartiaux, réduisant les risques d’arbitrages opaques. Comme le souligne la CNUCED, «une intégration régionale plus approfondie pourrait inverser la tendance à la baisse des IDE (-3 % en 2023)». L’harmonisation des règles en matière de propriété intellectuelle, de fiscalité (lutte contre l’évasion) et de normes environnementales créerait un écosystème attractif pour des investissements alignés sur les Objectifs de développement durable – bien loin des anciens TBI axés sur l’extraction minière à court terme.
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Selon la CNUCED, cette double approche – modernisation des cadres nationaux et convergence régionale – permettrait à l’Afrique de transformer ses vulnérabilités en leviers de résilience, en ancrant les flux d’investissements dans des logiques de long terme plutôt que dans des rentes juridiquement risquées. Alors que le continent mise sur la ZLECAf pour stimuler son commerce intra-africain, la modernisation des TBI devient urgente.
Le Top 20 des pays africains par nombre de traités bilatéraux d’investissement
Pays | Nombre de TBI signés | Nombre de TBI en vigueur | Rang en termes de nombre de TBI signés |
---|---|---|---|
Égypte | 100 | 72 | 1er |
Maroc | 76 | 51 | 2ème |
Tunisie | 55 | 39 | 3ème |
Algérie | 45 | 29 | 4ème |
Maurice | 45 | 28 | 4ème ex éco |
Afrique du Sud | 38 | – | 6ème |
Libye | 37 | 26 | 7ème |
Zimbabwe | 35 | 12 | 8ème |
Éthiopie | 33 | 22 | 9ème |
Soudan | 33 | 14 | 9ème ex éco |
Nigeria | 30 | 14 | 11ème |
Sénégal | 29 | 21 | 12ème |
Mozambique | 28 | 19 | 13ème |
Ghana | 27 | 9 | 14ème |
Guinée | 24 | 10 | 15ème |
Mali | 22 | 8 | 16ème |
Mauritanie | 22 | 10 | 16ème ex éco |
Angola | 21 | 7 | 18ème |
Kenya | 20 | 12 | 19ème |
Tanzanie | 19 | 11 | 20ème |
Source : CNUCED.