Afrique du Sud: réforme agraire tardive née sur les «cendres de la dépossession»

Le 27/03/2025 à 09h18

Des vergers luxuriants à perte de vue couvrent les terres dont les ancêtres de Bernard Shabangu ont été brutalement expulsés par le gouvernement sud-africain de l’apartheid.

Des milliers de familles vivaient sur ces collines, à 400 kilomètres à l’est de Johannesburg, jusqu’au début du XXe siècle, lorsque les lois successives du régime colonial puis de l’apartheid ont anéanti les droits des Sud-Africains noirs à la propriété foncière.

Certains ont été torturés et tués par la police, d’autres jetés dans une rivière infestée de crocodiles, raconte M. Shabangu.

«Mais de ces cendres de dépossession doit naître quelque chose de positif. C’est l’avenir que nous plantons ici», déclare-t-il en montrant les champs de papayes, bananes, litchis et agrumes entretenus grâce à une coopération entre fermiers noirs et blancs.

Cet avocat de 48 ans fait partie des 1.850 familles noires de Matsamo qui ont revendiqué ces terres en 1998, quatre ans après l’avènement de la démocratie en Afrique du Sud.

Lorsque le gouvernement a restitué les premières parcelles en 2010, ces familles ont entamé des négociations avec certains des anciens propriétaires.

«Chasser les Blancs qui exploitaient cette ferme aurait été contre-productif, nous n’aurions pas eu accès aux compétences et au capital dont nous avions besoin», explique l’avocat.

L’Association de propriété communale de Matsamo (CPA) possède aujourd’hui plus de 14.000 hectares qu’elle exploite dans le cadre de deux coentreprises, l’un des rares modèles de réforme agraire réussie en Afrique du Sud.

Dans leur centre de conditionnement ultramoderne, des dizaines d’ouvriers en uniforme vert emballent les fruits recrachés par les machines de triage, pour les expédier aux supermarchés du monde entier.

Blancs et Noirs ensemble

La CPA est le plus grand producteur de litchis du pays, emploie 5.000 travailleurs locaux et a permis à plusieurs enfants du cru d’aller à l’université.

Lors d’une visite en juillet 2023, le vice-président Paul Mashatile l’a citée en «exemple de ce qui devrait être fait».

«Certains possèdent les compétences, qu’ils transfèrent, les autres possèdent les terres», résume James Chance, ancien propriétaire foncier blanc et aujourd’hui directeur de l’une des coentreprises de la CPA. «Mettez ces mains ensemble et soudain, la terre reprend vie, l’emploi revient au premier plan et tout le monde est gagnant».

La réforme agraire dans le pays a reçu une attention renouvelée en février, lorsque le président américain Donald Trump a accusé à tort Pretoria de saisir des terres appartenant à des Blancs, allant jusqu’à offrir le statut de réfugiés à ces agriculteurs selon lui persécutés.

La réalité est bien différente: alors que le gouvernement post-apartheid de Nelson Mandela (1994-1999) avait promis de redistribuer 30% des terres agricoles aux Noirs en cinq ans, cet objectif n’est toujours pas atteint 30 ans plus tard.

Selon les chiffres les plus récents, les Blancs - qui représentent moins de 7,3% de la population - détenaient encore 72% des terres agricoles commerciales.

L’an dernier, le président Cyril Ramaphosa a déclaré qu’environ 25% des terres appartenant auparavant à des Blancs avaient été restitués aux Sud-Africains noirs.

Cette redistribution s’est faite «de gré à gré», c’est-à-dire que l’État achète des terres et les donne ou en confie le droit d’usage aux agriculteurs noirs, et non par expropriation forcée comme l’a prétendu M. Trump, explique l’économiste agricole Wandile Sihlobo.

Beaucoup d’échecs ailleurs

«Toutes les terres qui se trouvent ici ont été payées mais lorsqu’elles nous ont été enlevées, nous n’avons pas touché un sou», rappelle Mduduzi Shabangu, président de la CPA.

Désignant James Chance, à ses côtés dans la plantation de papayes, il plaisante: Les Américains «disent qu’il doit partir et devenir un réfugié. Mais il est heureux ici!»

Quand l’apartheid a pris fin, M. Chance, aujourd’hui 71 ans, admet qu’il était «très inquiet», envisageant même de partir cultiver des bananes en Ouganda.

«Je ne savais pas de quoi serait fait l’avenir», dit-il. «Mais on a eu de la chance, il a été tendre avec nous».

Le gouvernement a acheté son exploitation pour 150 millions de rands (aujourd’hui 7,6 millions d’euros). Et «lorsque les revendications territoriales sont apparues, nous avons suivi le mouvement», dit-il.

La CPA reste une exception dans le pays, tempère Wandile Sihlobo, les tentatives de réforme butant souvent sur des histoires de corruption et d’échec. Selon l’opposition, 75% des exploitations réformées se seraient cassé la figure.

«Ce n’est pas que les fermiers noirs ne savent pas cultiver, mais on leur donne les fermes sans presque aucun capital pour les soutenir», explique l’économiste.

Pour éviter qu’elles ne soient revendues, les terres ne sont souvent que confiées aux agriculteurs noirs qui, par conséquent, «ne peuvent pas emprunter à la banque comme les Blancs, car ils ne sont pas propriétaires», souligne M. Sihlobo.

Non loin, Vuso, ouvrier agricole sous l’apartheid, avait reçu des terres, avant de tout perdre en raison d’une faillite. «On pensait que c’était la nouvelle Afrique du Sud», soupire-t-il.

Aujourd’hui, il le sait, il ne sera jamais propriétaire. Mais «peut-être que Donald Trump peut nous venir en aide», trouve-t-il l’énergie de plaisanter.

Par Le360 Afrique (avec AFP)
Le 27/03/2025 à 09h18