Système pénitentiaire : 36 pays africains repensent l’équilibre entre innovation, droits des détenus et coopération

Le Maroc assoit son leadership technologique, tandis que l’Association des services correctionnels d’Afrique (ACSA) ambitionne de standardiser les pratiques.

Le 13/05/2025 à 15h25

VidéoLa 7e Conférence biennale de l’Association des services correctionnels d’Afrique, qui réunit au Maroc jusqu’au 16 mai responsables et experts africains des lieux de privation de liberté dévoile une réalité souvent occultée: les systèmes pénitentiaires africains s’engagent dans une transformation numérique aux implications économiques, sociales et sécuritaires insoupçonnées.

L’Afrique réinvente ses systèmes pénitentiaires par une hybridation technologique pragmatique, combinant innovation locale et coopération Sud-Sud. Le Maroc, locomotive de cette transformation via sa Délégation générale à l’administration pénitentiaire et à la réinsertion (DGAPR), exporte ses expertises (suivi des peines, ressources humaines, formation).

En filigrane, les mutations en cours dans le milieu carcéral redéfinissent les équilibres géopolitiques. Le Maroc assoit son leadership technologique, tandis que l’Association des services correctionnels d’Afrique (ACSA) ambitionne de standardiser les pratiques. L’Afrique transforme ainsi ses prisons en laboratoires d’un développement résilient où le numérique sert à la fois la sécurité, la réinsertion et une souveraineté collective en construction.

La 7e Conférence biennale de l’ACSA, qui réunit à Tamesna au Maroc, du 12 au 16 mai 2025 les responsables et experts africains du secteur pénitentiaire sur le thème «La technologie dans la gestion pénitentiaire: défis et perspectives», dévoile une réalité souvent occultée, les systèmes pénitentiaires africains s’engagent dans une transformation numérique aux implications économiques, sociales et sécuritaires insoupçonnées. Loin des clichés sur un continent à la traîne, cet événement révèle une dynamique panafricaine structurée autour de la coopération Sud-Sud, de l’innovation technologique et d’une redéfinition des paradigmes carcéraux.

Partage d’expérience Sud-Sud

Organisée par la DGAPR marocaine, cette conférence a réuni 36 délégations africaines (Sénégal, Zimbabwe, Namibie, Rwanda, Angola, Kenya, Bénin, Mali, Nigeria, Ghana, Côte d’Ivoire, RDC,…) autour d’un objectif commun: mutualiser les savoir-faire pour moderniser les systèmes pénitentiaires. Cette vision se concrétise par des actions structurantes telles que le centre de formation de Tiflet (Maroc) qui a formé 176 agents africains depuis 2014. Il faut noter que la DGAPR a développé des logiciels de gestion intégrée couvrant l’exécution des peines, les ressources humaines, ou encore les fonds des détenus. Pourquoi ne pas envisager l’adaptation de ce logiciel marocain de gestion pénitentiaire à d’autres pays?

La 7e Conférence de l’ACSA à Tamesna incarne une nouvelle ère de la coopération Sud-Sud, où le partage d’expertises techniques devient un instrument de souveraineté collective. En réunissant 36 délégations africaines, le Maroc transforme son leadership en digitalisation carcérale – via sa DGAPR – en un bien commun continental. Comme le souligne Aziz Akhannouch, chef du gouvernement marocain, «le Royaume tient à partager son expérience [...] avec ses frères africains dans le cadre de la Vision Royale visant à promouvoir la coopération Sud-Sud».

Mohamed Saleh Tamek, délégué général de la DGAPR, souligne que «la justice numérique [...] améliore la rapidité et l’efficacité des procédures judiciaires», réduisant les risques liés au transport des détenus.

Au-delà de la technicité, cette collaboration répond à des enjeux sécuritaires transfrontaliers croissants. Aliou Ciss, président de l’ACSA, insiste «le recours aux solutions numériques est une nécessité pour contrer la criminalité transnationale». L’exemple du bracelet électronique au Sénégal, expérimenté depuis 2020, illustre cette synergie.

Technologie et réinsertion en réponse à la surpopulation carcérale

La 7e Conférence de l’ACSA a révélé une équation inédite: l’innovation technologique, souvent perçue comme un investissement lourd, se transforme en outil stratégique pour humaniser les systèmes pénitentiaires et désengorger les prisons africaines. Ce paradoxe s’incarne dans des initiatives concrètes. Au Zimbabwe, l’introduction de technologies agricoles en milieu carcéral permet d’améliorer la sécurité alimentaire des détenus, réduisant les coûts logistiques et les tensions liées à la rareté des ressources.

Au Maroc, la DGAPR a lancé des «écoles numériques» et des studios éducatifs au sein des prisons, offrant aux détenus un accès à des formations certifiantes en ligne, en partenariat avec des universités nationales. Ces programmes, couplés à des ateliers de réinsertion professionnelle, visent à briser le cycle de la récidive en préparant une réintégration socio-économique durable. Comme l’explique Aliou Ciss, «la promotion de la technologie […] ouvre la voie à des programmes de réinsertion plus efficaces, réduisant ainsi le risque de récidive et augmentant les possibilités d’emploi après la libération.»

Lors d’un panel intitulé «Faire progresser la technologie dans la gestion des systèmes pénitentiaires en Afrique: un objectif essentiel», les participants ont été unanimes à souligner la nécessité de co-construire, avec les administrations locales, des technologies intelligentes, modulables et interopérables, capables de fluidifier les procédures judiciaires, d’alléger la surpopulation carcérale et de contrer la criminalité transnationale en préservant la dignité des personnes détenues.

À cette occasion, le directeur de l’action sociale et culturelle au profit des détenus à la DGAPR, Moulay Driss Agoulmam, souligne que la Délégation s’emploie, à travers ses plans stratégiques, à mettre en place une approche prospective et intégrée visant à conférer une nouvelle dimension à la peine privative de liberté.

Cette approche est renforcée par les tribunaux à distance, évoqués par Mohamed Saleh Tamek, qui fluidifient les procédures judiciaires tout en minimisant les transferts de détenus, source de risques sécuritaires et de coûts logistiques. Terry Hackett, chef de l’unité « Personnes Privées de Liberté » au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) à Genève, rappelle néanmoins que « l’adoption de technologies doit préserver la dignité humaine », un impératif qui se traduit par des garde-fous éthiques, comme l’encadrement strict de la biométrie ou la transparence des algorithmes utilisés dans la gestion des peines. Ainsi, loin d’être un simple gadget, la technologie devient un pont entre efficacité carcérale et respect des droits fondamentaux, transformant les établissements pénitentiaires en laboratoires d’inclusion sociale plutôt qu’en simples lieux de relégation.

Sécurité dynamique et défis économiques: un équilibre à réinventer

L’intégration de technologies de pointe– drones, vidéosurveillance intelligente, biométrie– dans les prisons africaines répond à une réalité sécuritaire complexe, marquée par la criminalité transnationale et la radicalisation. Aliou Ciss, président de l’ACSA, défend ces outils comme des moyens de «renforcer la surveillance et humaniser la détention», en réduisant les violences entre détenus ou les évasions. Cependant, leur déploiement massif se heurte à des obstacles structurels: des budgets carcéraux très limités, des infrastructures électriques défaillantes et une méfiance culturelle envers la numérisation.

En effet, les budgets carcéraux en Afrique représentent généralement une part très faible des dépenses publiques nationales. Selon une étude comparative portant sur 54 pays, les dépenses publiques consacrées aux prisons représentent en moyenne moins de 0,3% du produit intérieur brut (PIB) des pays étudiés, ce qui indique un financement carcéral très limité.

Face à ces limites, une approche économique hybride émerge, combinant partenariats public-privé (PPP) et investissements ciblés dans la formation. Le Maroc, via son ministère de la Transition numérique, montre la voie en attirant des investissements dans des solutions locales, comme lors du salon GITEX Africa 2025. «Le financement de la promotion technologique nécessite des ressources supplémentaires et une synergie institutionnelle», insiste Ciss. Cette logique de co-investissement permet de contourner les contraintes budgétaires tout en créant des écosystèmes locaux d’innovation, où les surveillants deviennent des acteurs clés de la sécurité dynamique.

Le modèle marocain non transposable en l’état

Le modèle pénitentiaire marocain est salué par plusieurs directeurs généraux d’administration pénitentiaire, dont Sabila Sawadogo, directeur général de l’administration pénitentiaire du Burkina Faso «le Maroc est en avance comparé à presque tous les autres pays de l’Afrique dans la digitalisation du système pénitentiaire et même dans l’utilisation de nouvelles technologies, les technologies dernière génération, dans la gestion des détenus. Chose qui contribue au respect des droits des détenus et à l’état des droits du Royaume du Maroc. C’est un modèle et nous pensons que les autres pays de l’Afrique peuvent prendre le pas. En plus de cela, le Maroc abrite le meilleur centre de formation des ressources humaines dans le domaine des administrations pénitentiaires. C’est une opportunité pour tous les pays africains de se perfectionner pour le bien-être des détenus».

Pour Sabila Sawadogo, l’avance du Maroc repose sur trois piliers: digitalisation (de la gestion des peines aux achats des détenus via plateforme), centre de formation à Tiflet accueillant des stagiaires de tout le continent et une coordination politique directe entre la DGAPR et le chef du gouvernement.

Une architecture qui permet une réactivité rare, comme le déploiement accéléré de tribunaux à distance. Toutefois, cette réussite ne doit pas occulter les spécificités contextuelles qui la rendent difficilement reproductible.

Le Maroc dispose d’un budget carcéral en augmentation notable, avec un budget sectoriel de la DGAPR qui s’élève à environ 1,063 milliards de dirhams pour 2025, soit une hausse de plus de 7% par rapport à 2024 (966,43 millions de dirhams). Un budget qui inclut 200 millions de dirhams pour l’investissement, en hausse par rapport à l’année précédente.

Une tendance qui ferait pâlir plusieurs directeurs généraux d’administration pénitentiaire, notamment issus de pays qui font face à des contraintes budgétaires fortes en 2025, liées notamment à l’endettement croissant et à des priorités économiques difficiles. Ajouté à cela, le Maroc dispose d’un cadre législatif stabilisé.

L’enjeu est donc de transposer les principes – connectivité, formation, gouvernance verticale – en les calibrant aux ressources et aux cultures juridiques locales, sans sacrifier l’ambition transformative.

Vers une reconnaissance africaine sur la scène internationale

Notons que l’Association des services correctionnels d’Afrique (ACSA), fondée en 2008, cherche à hisser les systèmes pénitentiaires africains au rang de modèles globaux. Son ambition, résumée par Aliou Ciss, est de « devenir pionnière du développement correctionnel professionnel en Afrique ». Pour y parvenir, l’ACSA doit surmonter un double défi : obtenir la reconnaissance officielle de l’Union africaine (UA) et construire un siège permanent, symbole de son institutionnalisation. Une étape cruciale qui permettrait de renforcer la voix africaine dans les arènes internationales, comme l’Association internationale des services correctionnels (IACA).

Une reconnaissance par l’UA offrirait également un cadre juridique unifié pour harmoniser les législations carcérales, lutter contre l’extrémisme en milieu pénitentiaire ou mutualiser les données sur la criminalité transfrontalière. Une quête de légitimité qui s’appuie sur des réalisations concrètes, la standardisation des formations via le centre de Tiflet au Maroc, ou l’adoption de résolutions communes sur la biométrie.

Ainsi, la 7e Conférence de l’ACSA révèle une Afrique proactive, transformant ses contraintes en opportunités. La technologie n’y est pas une fin en soi, mais un moyen de repenser la sécurité, la justice et la réinsertion dans un cadre respectueux des droits humains.

Le rendez-vous de Tamesna marque un tournant: l’Afrique carcérale est un laboratoire d’innovations sociales et technologiques, porté par une coopération Sud-Sud mature et ambitieuse. Reste à pérenniser cette dynamique face aux défis financiers et aux tensions sécuritaires régionales.

Droits du détenu, réinsertion, sécurité: l’Afrique doit repenser ses prisons à l’aune de l’innovation technologique

Points clésInnovations/InitiativesDéfisPerspectives Futures
Transformation numérique- Logiciels de gestion intégrée (Maroc);
- Écoles numériques et studios éducatifs;
- Tribunaux à distance; - Bracelets électroniques (Sénégal);
- Budgets carcéraux limités;
- Méfiance culturelle;
- Harmonisation des pratiques via l’ACSA;
- Reconnaissance par l’Union africaine;
Coopération Sud-Sud- Centre de formation de Tiflet (Maroc);
- Partage d’expertises technologiques;
- Disparités économiques entre pays;
- Spécificités contextuelles;
- Création d’un siège permanent pour l’ACSA;
-Développement d’écosystèmes locaux d’innovation;
Réinsertion & Sécurité- Technologies agricoles (Zimbabwe);
- Programmes de formation certifiante;
- Biométrie encadrée;
- Surpopulation carcérale;
- Risques de récidive;
- Radicalisation;
- Modèles hybrides (PPP);
- Technologies éthiques et respect des droits humains;
Leadership marocain- Budget carcéral en hausse (1,063 Mds MAD en 2025);
- Coordination politique verticale;
- Modèle difficilement transposable; - Cadre législatif unique;- Exportation des principes (connectivité, formation);
- Adaptation aux contextes locaux;
Par Modeste Kouamé et Said Bouchrit
Le 13/05/2025 à 15h25