Depuis des mois, 60 millions de Sud-Africains sont privés de courant jusqu’à douze heures par jour. Le pays a déclaré en février l’état de catastrophe nationale: les centrales à charbon sont vétustes, les pannes fréquentes et les caisses sont vides. Mais l’origine de la crise remonte à plusieurs décennies.
Eskom «représente une source de frustration et de ridicule énorme» dans le pays, résume Kyle Cowan, auteur de «Sabotage», un livre détaillant les affres de l’entreprise centenaire.
Elle est pourtant fière de son histoire, étroitement liée à celle de l’Afrique du Sud moderne. Son site internet rappelle que «les bons habitants de Kimberley», haut lieu de l’extraction de diamants, ont été parmi les premiers au monde à se doter d’éclairage électrique en 1882, «devançant même Londres».
De l’or avait été trouvé là où Johannesburg allait s’implanter, les mines avaient besoin d’énergie. Le charbon présent en abondance, des centrales sont construites, prises en charge par Eskom dès les années 1940.
Mais une chose n’avait pas été anticipée: la fin de la domination blanche.
En 1987, seuls 40% des Sud-Africains, en quasi totalité des blancs, ont accès à l’électricité. La ségrégation raciale exclut les noirs aussi de l’accès au courant.
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Les élections démocratiques de 1994, qui désignent l’ancien bagnard Nelson Mandela président, sont suivies d’une campagne ambitieuse pour électrifier des millions de foyers et maintenir des prix bas.
Mais l’entreprise reconnaîtra plus tard qu’au cours de ces années, «très peu» parallèlement a été fait pour augmenter les capacités de production, ce qui a jeté les bases des problèmes actuels.
Alerte ignorée
La plupart des centrales électriques ont aujourd’hui plus de 45 ans et tombent fréquemment en panne. «Eskom a été mal gérée jusqu’à l’effondrement», souligne Cowan.
Pour le ministre des Finances Enoch Godongwana, récemment interrogé par l’AFP, le plus préoccupant est «la dette, qui rend difficile d’avancer rapidement, en particulier pour moderniser les centrales».
En 1998, un livre blanc gouvernemental avait lancé l’alerte: Vu l’augmentation de la demande, le pays va manquer d’électricité dans les dix ans si de nouvelles centrales ne sont pas construites.
Le président Thabo Mbeki l’ignore. Il présentera plus tard des excuses. Eskom ne lance la construction de deux nouvelles centrales qu’en 2007, l’année des premiers délestages.
Problèmes de conception et retards lors des travaux, ces projets entraînent des dépassements de coûts monstrueux, accompagnés de soupçons de corruption.
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Sous la présidence de Jacob Zuma (2009-2018), marquée par un niveau de corruption inédit, Eskom devient l’une des principales cibles du pillage organisé des ressources de l’Etat.
Des millions d’euros sont détournés notamment par le biais de marchés publics accordés à des entreprises en échanges de pots-de-vin.
Eskom accuse aujourd’hui une dette de près de 21 milliards d’euros, que le gouvernement tente d’éponger.
L’an dernier, un ex-PDG a été arrêté pour blanchiment d’argent et fraude. Eskom a connu plus d’une dizaine de PDG en quinze ans.
Corruption suffocante
Fin février, le PDG sortant d’Eskom, André de Ruyter, a comparé la corruption au sein de l’entreprise publique à un cancer qui se serait «métastasé», accusant explicitement l’ANC au pouvoir d’en profiter.
Exemple accablant parmi tant d’autres, l’achat de genouillères pour les ouvriers nettoyant les conduits: à 15 euros dans le commerce, un acheteur d’Eskom en a passé commande d’un certain nombre à 4.000 euros pièce.
Les tentatives d’assainissement se sont heurtées à une résistance interne féroce, a-t-il affirmé lors de cet entretien-choc, racontant aussi comment il avait survécu à une tentative d’empoisonnement au cyanure, glissé dans son café.
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«La corruption n’est pas à l’origine de la crise énergétique mais c’est l’une des principales raisons pour lesquelles elle n’est pas résolue», affirme l’économiste Roula Inglesi-Lotz à Pretoria.
Eskom, qui emploie 30.000 personnes, a imputé une partie de ses problèmes au sabotage, au vol de charbon et de pièces par des cartels mafieux organisés, ainsi qu’aux mauvais payeurs dont certaines villes, qui ne paient pas leurs factures.
L’Afrique de Sud tire encore 80% de son électricité du charbon. A la traîne dans une transition vers les énergies propres, le gouvernement, appuyé par de puissants syndicats, conserve une attitude protectionniste envers l’industrie charbonnière qui emploie près de 100.000 personnes.
Ce n’est que l’an dernier que certaines barrières ont été levées pour permettre des projets privés de production d’électricité.
Le président Cyril Ramaphosa a promis de nommer un ministre de l’Electricité. Mais il faudra attendre longtemps avant que les coupures de courant deviennent de l’histoire ancienne. «Il n’y a pas de solution miracle», note Mme Inglesi-Lotz.