Le voyage n'était déjà pas très agréable avant la date fatidique du 21 octobre 2016. Mais depuis la catastrophe ferroviaire d'Eséka qui a fait 79 morts, le voyage en train au Cameroun s'apparente à un chemin de croix: pénible et déshumanisant. Alors que les trains Intercité entre Douala et Yaoundé (les capitales économique et politique du pays) n’ont toujours pas repris, les voyages pour la partie septentrionale n’ont pas été suspendus.
Pour se rendre à Ngaoundéré, chef-lieu de la région de l’Adamaoua, la première difficulté est d’acquérir un titre de transport. Au mieux, il faut s'y prendre deux jours à l'avance. Car il n'y a pas plus de cinq wagons au départ de Yaoundé pour desservir 14 gares jusqu’à la destination finale. C'est le trajet le plus long du pays, 622 km au total.
Avant l'accident d'Eséka, «on alignait sur ce trajet 16 à 20 wagons par jour. Mais la plupart de ces engins ont été détruits à Eséka et d’autres immédiatement mis sous scellés par les autorités du pays parce qu’ils ont des problèmes de freinage. Les cinq wagons actuellement fonctionnels sont de vieux engins retapés pour assurer le service passager minimum», explique sous couvert d'anonymat un cheminot de Camrail, l’entreprise concessionnaire du chemin de fer camerounais dont le Français Bolloré est l’actionnaire majoritaire.
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Le service minimum pendant cette période de départ en vacances se révèle être un chaos. Il n'y a plus de wagons-lits, ni de première classe assise. Seul un wagon-bar à 17 mille francs CFA le ticket subsiste. Les quatre autres wagons sont réservés à la deuxième classe à 10.000 francs CFA le billet. Les tickets des places assises, 86 par wagons, sont très vite vendus. Et face à l'affluence, l’entreprise de Bolloré vend aussi des «places debout», au même prix, pour un voyage qui dure environ 16 heures.
Les usagers n’ont pas le choix. Ce train dessert la moitié du pays, soit cinq régions sur les 10 que compte le territoire (le Centre, l'Est, Adamaoua, le Nord et l'Extrême-Nord) en plus du Tchad voisin.
Peu de localités traversées disposent d’un réseau routier en bon état. De fait, beaucoup redoutent d'emprunter ces routes, très accidentogènes. Le transport aérien étant un luxe et la société aérienne Camair-Co se trouvant sans cesse en zone de turbulence, avec des vols annulés, le chemin de fer s'avère, hélas, être «la meilleure option», malgré l'absence totale de confort.
Une fois son ticket en poche, débute le deuxième combat. Il faut être à la gare de Yaoundé à 18h pour le contrôle des bagages, lutte contre Boko Haram oblige! Le départ est prévu à 19h 10. Il y a parfois des retards. Et dans ces cas-là, pas la peine de poser de questions sur les raisons de l'attente. D'ailleurs à qui? Bolloré ne donne jamais d'explication...
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A l'annonce du départ, c'est la bousculade. «Comme ils vendent le même numéro à au moins 10 personnes, c'est le premier arrivé ou le plus fort qui s'assoit. Donc, il faut courir», explique un vigile aux passagers visiblement surpris par cette ambiance. Dès lors, plus personne ne traîne le pas. «Vous allez tuer mon enfant», crie une femme qui n’arrive pas à extirper son gamin de la masse humaine.
Certains trébuchent, se cognent aux passerelles, mais sans jamais s'arrêter. Les bagarres dans les wagons sont fréquentes et inévitables. Il y a beaucoup trop de monde debout, dont des militaires parfois survoltés. «Que celui qui est à ma place se lève rapidement. Sinon je vais lui montrer ce que Boko Haram nous fait voir dans l'Extrême-Nord», lance un élément du Bataillon d'intervention rapide (BIR). Il finira par faire lever une dame pour s’asseoir...
Commence alors le chemin d'enfer. Plus de 14 arrêts finalement. Car dans les bousculades, certains tirent le signal d'alarme, obligeant le conducteur à stopper le train pour des conciliations. A chacune des gares, il y a du monde qui embarque dans les wagons déjà surchargés. Et tout le monde entre avec des bagages: du poisson frais dont le liquide s’écoule sur les personnes assises à même le sol, du manioc frais moulu, de la ferraille, etc. Bref, presque tout et n’importe quoi.
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Les passagers qui se retrouvent devant les entrées des wagons et des toilettes sont manifestement les plus malheureux. Ce sont des vieillards et des mamans avec bébés au dos... Les passagers sont comprimés. La nuit, on tombe de sommeil. Mais où poser la tête? Et puis, il faut garder un œil sur ses bagages.
Malgré ce cafouillage, les contrôleurs passent après chaque gare pour récolter les frais de voyage auprès des nouveaux arrivants. Pour eux, pas de ticket, aucun enregistrement. En cas d’accident, comment les comptabiliser? «C'est donc ça l’Afrique, lance un passager manifestement à l'aise. Quand l'Etat cède tout à un homme d'affaires étranger, c'est bien pour qu'il fasse du profit au détriment des populations, non?»
Les discussions qui s’en suivent sont animées. Les propos sont plus amers les uns que les autres. «Les élections arrivent. Allez encore voter pour le même. De toute façon, que vous votiez ou pas, il sait comment gagner» . Les gens déversent leur venin jusqu’à l'arrêt suivant. Là, des dizaines de nouveaux passagers arrivent. Il en sera ainsi jusqu'à 11 heures le lendemain lorsqu'enfin, le train entre en gare de Ngaoundéré, le terminus. Le calvaire s'achève pour une infime partie des passagers. Pour les autres, il faut encore prendre le bus rejoindre les deux dernières régions du pays, le Nord et l’Extrême-nord. Les plus pauvres, les plus chaudes et les plus éloignées. Celles où Boko Haram sévit. Dur dur!