Finance climat. Comment l’Afrique pourrait renverser la tendance: les recommandations de la BAD

Les taux auxquels les États africains empruntent sur les marchés internationaux dépassent souvent 10 % ce qui limite l’investissement productif.

Le 05/12/2025 à 11h53

L’Afrique ne capte qu’à peine 20% des financements climatiques mondiaux, un déficit qui fragilise sa capacité à affronter des pertes économiques représentant déjà plus du tiers des impacts globaux. Hanae Rharnit, principal advisor au front office de la Banque africaine de développement (BAD), expose dans un entretien avec Le 360 les blocages structurels qui freinent les projets africains et identifie les leviers diplomatiques, financiers et industriels capables de repositionner le continent dans le nouvel ordre énergétique mondial.

Le continent africain demeure confronté à un déficit structurel d’infrastructures énergétiques qui freine sa trajectoire de développement. Près de 600 millions d’habitants restent privés d’électricité selon les données consolidées de l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) pour 2024. Les réseaux nationaux, sous-dimensionnés, perdent encore jusqu’à 20% de l’énergie transportée. Les coûts du capital, eux, atteignent des niveaux prohibitifs. Le même projet solaire à grande échelle nécessitera jusqu’à 70% de capitaux propres en Afrique, contre 20 à 30% dans les économies émergentes asiatiques, ce qui renchérit irrémédiablement les tarifs.

Cette photographie ne doit toutefois pas masquer un potentiel colossal. L’Afrique concentre 60% des meilleures ressources solaires mondiales et d’immenses capacités éoliennes dans la Corne de l’Afrique, en Afrique australe et sur les façades côtières. Les gouvernements se repositionnent, actualisent leurs Contributions déterminées au niveau national (NDCs), lancent des stratégies hydrogène, expérimentent des cadres contractuels inspirés des standards internationaux.

Pour Hanae Rharnit, la faiblesse des infrastructures peut paradoxalement constituer un levier. En structurant des systèmes décentralisés, en accélérant l’intégration régionale et en s’appuyant sur des plateformes comme Mission 300– initiative conjointe BAD–Banque mondiale visant l’électrification de 300 millions de personnes d’ici 2030– le continent peut contourner ses propres goulets d’étranglement.

Le raisonnement est clair: ce que les pays industrialisés ont accompli en un siècle à travers des réseaux monolithiques et coûteux, l’Afrique peut le réaliser plus vite, plus proprement et à moindre coût, en tirant parti des technologies solaires, des mini-réseaux intelligents et des financements mixtes.

Le débat sur l’hydrogène vert place désormais plusieurs États africains dans des dynamiques stratégiques inédites. Le Maroc, la Mauritanie, la Namibie, l’Égypte et l’Afrique du Sud deviennent des pôles attractifs pour les grandes compagnies internationales. Les annonces d’investissements se multiplient depuis 2023, et les projections de l’AIE, estiment qu’une part significative de l’hydrogène propre consommé en Europe pourrait provenir d’Afrique du Nord à l’horizon 2035.

Mais la maturité de cette filière ne peut être décrétée. Rharnit rappelle qu’un secteur industriel ne se construit pas sur l’enthousiasme international, mais sur une architecture technique rigoureuse dont l’énergie renouvelable compétitive, les normes de certification, la gestion de l’eau pour les électrolyseurs, les infrastructures de transport et de stockage, la gouvernance foncière et environnementale solide.

La BAD intervient déjà en amont. En Mauritanie, dans le cadre du programme Africa Energy Transition Catalyst, l’institution accompagne l’État sur la structuration institutionnelle, la gouvernance du foncier et les futurs schémas d’enchères. En Namibie, SEFA finance une grande partie des études FEED d’un projet hydrogène-ammoniac d’envergure, permettant aux développeurs de s’appuyer sur une base technique robuste, indispensable pour convaincre les investisseurs.

Rharnit insiste sur un point que les décideurs oublient souvent, la demande industrielle qui doit être visible avant même que les premiers kilotonnes d’hydrogène ne soient produits. Sans débouchés crédibles dans l’engrais, l’acier vert, les mines, le transport lourd ou la production électrique, aucune économie d’échelle ne sera atteinte.

L’un des obstacles majeurs reste la cherté du financement. Les projets africains continuent de subir une prime de risque structurelle liée à la volatilité macroéconomique, à la faiblesse perçue des institutions et au risque de change. Les taux auxquels les États africains empruntent sur les marchés internationaux dépassent souvent 10%, parfois 15%, ce qui limite l’investissement productif.

La BAD utilise son statut privilégié pour casser ce plafond de verre. Rharnit détaille le rôle déterminant des garanties partielles de risque et de crédit. Ces instruments permettent d’allonger les maturités, de réduire les marges bancaires, de rassurer les investisseurs institutionnels et d’abaisser la perception de risque. Les garanties en monnaie locale ou les structures adossées à des lettres de crédit contribuent également à réduire le risque de convertibilité et de transfert, particulièrement pénalisant pour les projets énergétiques.

Cette stratégie a un effet multiplicateur puissant car chaque dollar mobilisé par la BAD dans ces dispositifs peut catalyser plusieurs fois son montant en capitaux privés. Le Fonds africain de développement (FAD), volet concessionnel du groupe, joue un rôle crucial pour les pays à faible revenu, tandis que les financements du Green Climate Fund et du Climate Investment Funds soutiennent des volets complémentaires allant de la préparation de projets au financement long terme.

Rharnit rappelle que la BAD ne se limite pas à injecter du capital. Elle investit aussi dans les environnements réglementaires, accompagne la création de corridors électriques régionaux et développe des plateformes d’agrégation pour réduire les coûts de transaction. Le programme (LEAF) Learning about ecosystems and forests illustre parfaitement cette dynamique, en finançant en monnaie locale les entreprises d’électrification décentralisées, ce qui supprime l’un des risques les plus handicapants notamment la volatilité du taux de change.

L’Afrique peine encore à s’imposer dans les négociations internationales sur le climat. La diversité des intérêts nationaux, la faiblesse des capacités de négociation et l’absence de mécanismes institutionnels robustes expliquent en grande partie cette situation.

Rharnit identifie toutefois des leviers institutionnels concrets: un secrétariat permanent pour le Groupe africain des négociateurs, des envoyés climatiques continentaux, des ambassadeurs sectoriels nationaux spécialisés dans l’énergie ou les infrastructures, un pôle diplomatique renforcé au sein de l’Union africaine.

La notion d’unité doit être repensée et ce n’est pas l’uniformité qui produit de la force, mais les coalitions structurées autour d’initiatives à fort impact. La Déclaration de Dar es Salaam, signée par 48 chefs d’État dans le cadre de Mission 300, illustre ce mouvement. Cette initiative a repositionné l’Afrique dans les discussions du G20 et auprès des bailleurs bilatéraux, démontrant que l’alignement stratégique peut générer immédiatement de l’influence.

Les partenariats public-privé, essentiels pour financer les énergies renouvelables, se heurtent à des obstacles structurels. Les utilities africaines, dont seulement 33% couvrent leurs coûts d’exploitation selon le rapport UPBEAT, constituent l’un des maillons faibles. Sans crédibilité financière des acheteurs d’électricité, aucun (PPA) Parités de pouvoir d’achat ne peut garantir un flux stable de revenus. Les investisseurs exigent alors des garanties coûteuses, qui alourdissent les budgets publics.

L’imprévisibilité réglementaire reste un autre frein. Des contrats peuvent être renégociés après des changements politiques, tandis que les procédures de permis s’étalent parfois sur plusieurs années. Rharnit insiste sur l’importance des guichets uniques, de la sécurisation juridique des PPA, de la réduction drastique des délais administratifs et de comptes audités publiés régulièrement.

Les National Energy Compacts de Mission 300 imposent désormais des engagements clairs sur la couverture des coûts, une transparence financière renforcée et des réformes institutionnelles qui constituent un socle indispensable pour restaurer la confiance.

L’un des enjeux majeurs est la capacité du continent à transformer ses ressources renouvelables en moteur d’industrialisation. La fabrication locale de modules solaires, de batteries ou de composants pour l’éolien pourrait offrir une alternative à la dépendance actuelle car aujourd’hui, plus de 95% des panneaux solaires installés en Afrique sont importés.

Le risque d’une dépendance durable est réel. Pourtant, plusieurs pays montrent la voie. Le Maroc, grâce à ses exigences de «local content» et à l’intégration progressive des énergies renouvelables dans sa politique industrielle, attire désormais des investisseurs spécialisés dans l’hydrogène vert et la chaîne de valeur de l’ammoniac. La Namibie adopte des stratégies similaires.

La BAD insiste sur le développement de chaînes de valeur régionales cohérentes, fondées sur des zones industrielles dédiées et alimentées par une énergie propre compétitive. Le programme DREAM en Éthiopie démontre à quel point l’usage productif de l’énergie peut déclencher des transformations rapides: électrification de l’irrigation, création de chaînes du froid, ateliers de réparation, petites unités de transformation agroalimentaire.

L’adaptation, la nouvelle frontière financière du continent

Alors que l’Afrique ne génère que 3 à 4% des émissions mondiales, elle subit plus de 35% des pertes économiques liées aux catastrophes climatiques. Pourtant, l’adaptation demeure sous-financée. Rharnit souligne que la BAD a renversé la tendance car en 2024, où 63% de ses approbations y étaient dédiées, un record parmi les banques multilatérales.

Le programme Africa Adaptation Acceleration Program, opérationnel dans 46 pays, constitue la pierre angulaire de cette stratégie. La Climate Action Window du FAD, dotée de 446,5 millions de dollars engagés par plusieurs partenaires européens, consacre 75% de ses ressources à l’adaptation, ce qui marque un tournant historique. Le mécanisme ABM, lié à l’article 6.8 de l’Accord de Paris, transforme désormais les bénéfices d’adaptation en actifs monétisables, permettant une mobilisation accrue de capitaux privés.

Les besoins fondamentaux demeurent immenses. L’accès à l’électricité, à l’eau potable et à l’emploi reste prioritaire. Rharnit met en lumière la crise de la cuisson domestique avec 810.000 décès annuels liés aux fumées toxiques, un chiffre qui en dit long sur l’urgence sanitaire. L’engagement de la BAD de deux milliards de dollars pour la cuisson propre vise à résoudre simultanément une crise sociale, environnementale et de santé publique.

La logique doit évoluer car l’énergie doit devenir un levier de revenus, non un simple service domestique. L’agriculture irriguée, la chaîne du froid et la transformation agroalimentaire constituent les piliers d’une économie rurale productrice de richesses, capable de soutenir durablement le modèle énergétique.

Les innovations émergent à grande vitesse notamment des solutions solaires pay-as-you-go «paiement à l’utilisation», projets d’hydrogène vert au Maroc et en Égypte, chaînes de traitement de batteries en Afrique du Sud, mini-réseaux intégrés aux usages productifs, technologies de cuisson propre en Afrique de l’Est et de l’Ouest. Ces modèles, lorsqu’ils sont financés en monnaie locale, gagnent en résilience et en viabilité.

Le Mission 300 Zafiri Fund et les prêts du programme LEAF s’illustrent par leur capacité à stabiliser les modèles économiques dans des environnements de marché très volatils. Les entreprises peuvent ainsi aligner les paiements de leurs clients et leurs propres emprunts dans la même devise, ce qui constitue un avantage structurel déterminant.

La coopération entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne atteint un niveau inédit. Le Maroc se distingue par une stratégie volontariste, fondée sur son expérience du PERG et sur son programme intégré d’énergies renouvelables porté par MASEN. Lors du Mission 300 Day à Rabat, en amont de l’Africa Investment Forum, plusieurs acteurs marocains ont exposé leur savoir-faire à une douzaine de ministres africains, rappelle Hanae Rharnit. Cette coopération triangulaire Maroc–pays compacts–BAD ouvre la voie à un modèle reproductible.

L’initiative Desert to Power, visant 10 GW solaires dans le Sahel, constitue l’un des exemples les plus ambitieux de coopération énergétique continentale. De même, les pools énergétiques régionaux, renforcés par la Catalytic Floor Price Guarantee, constituent un embryon de marché électrique panafricain, où le solaire nord-africain, l’hydro-électricité d’Afrique centrale et l’éolien d’Afrique australe pourraient circuler vers des zones déficitaires.

Par Mouhamet Ndiongue
Le 05/12/2025 à 11h53