Aviation civile. Excellence opérationnelle des uns, retards structurels des autres: le vol en 2 régimes de l’Afrique

Aéroport Mohammed V de Casablanca, symbole de la stratégie hub du Maroc, visant 80 millions de passagers d'ici 2030.

Le 04/10/2025 à 12h34

Huit pays africains suspendus, 20 autres qui peinent à régler 11,35 millions de dollars canadiens d’arriérés... alors que le Maroc intègre le Conseil de l’Organisation de l’aviation civile internationale, la 42e Assemblée de l’OACI tenue du 23 septembre au 3 octobre à Montréal dresse un bilan mitigé du transport aérien africain.

L’équilibre entre les ambitions des pays africains en matière d’aviation civile et les réalités financières est plus que fragile. C’est ce qui se dégage de la 42ᵉ Assemblée de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), agence spécialisée des Nations unies chargée d’établir les normes et les règlements qui assurent la sécurité, la sûreté, l’efficacité et l’uniformité du transport aérien civil international entre les États membres, où l’Afrique a exposé ses avancées techniques et ses fractures économiques.

Le Maroc, élu au Conseil, symbolise cette dualité. Porteur d’une vision intégratrice, le Royaume doit aussi composer avec les vulnérabilités systémiques d’un continent où 20 États accumulent 11,35 millions de dollars canadiens d’arriérés. Des dettes qui suspendent huit pays du groupe dit «B*» dont trois africains, et qui menacent l’Agenda 2063 d’un ciel africain unifié, révèlent un paradoxe: comment bâtir des hubs compétitifs quand les fondements financiers de la coopération aéronautique s’effritent? Une tension entre dynamisme et précarité qui structure la gouvernance aéronautique continentale.

Alors que le Maroc, fort de son nouveau statut, promeut une vision intégratrice via des hubs et des normes élevées, la fragmentation financière menace la cohésion des politiques régionales. Analysons cette dualité. Comment les avancées techniques et les dettes chroniques redessinent une Afrique à deux vitesses, où l’excellence opérationnelle côtoie l’exclusion systémique. Les implications pour l’Agenda 2063 sont immédiates. Sans mécanismes de solidarité renforcés, le décollage collectif restera inaccessible.

Rappelons que l’OACI facilite la coopération entre 193 pays pour harmoniser les pratiques de navigation aérienne, la certification du personnel et des équipements, ainsi que les enquêtes sur les accidents aériens. Son siège est à Montréal, Canada.

Le Maroc, nouvel acteur clé

L’élection du Maroc au Conseil de l’OACI, lors de la 42e Assemblée, consacre sa montée en puissance dans la gouvernance aéronautique mondiale. Le Royaume a fondé sa candidature sur trois piliers stratégiques. Sa position géostratégique, carrefour entre l’Afrique, l’Europe et le Moyen-Orient, lui permet de s’affirmer comme plateforme de connectivité intercontinentale avec un réseau de 25 aéroports (dont 18 internationaux) et un objectif ambitieux de 85 millions de passagers d’ici 2030.

Sa conformité technique rigoureuse, attestée par un taux de 87% aux audits USOAP en 2024, s’accompagne d’engagements pionniers en faveur des carburants durables via les programmes CORSIA et ACT-SAF.

Enfin, son leadership régional se matérialise par l’accueil du siège de l’Organisation Arabe de l’Aviation Civile (ACAO) à Rabat et une participation active aux travaux de la Commission Africaine (AFCAC), renforçant son rôle de coordinateur des initiatives continentales. Comme le souligne l’ambassadrice du Maroc au Canada, Souriya Otmani, cette élection «consacre la réputation du Maroc et sa démarche volontariste en matière de développement aéronautique», légitimant son influence dans la définition des politiques aériennes globales.

Arriérés de contributions: une épine financière pour 20 États africains

Une note de travail de l’OACI révèle une crise financière aiguë touchant 20 États africains, cumulant 11,35 millions de dollars canadiens d’arriérés de contributions. Cette dette, dont 70% est concentrée dans les groupes B* et C*, entraîne des conséquences opérationnelles sévères. Huit pays du groupe B (dont le Malawi, São Tomé-et-Príncipe et la Gambie) voient leur droit de vote suspendu en vertu de l’article 62 de la Convention de Chicago, leurs dettes excédant le montant cumulé de trois exercices annuels.

Paradoxalement, quatre États africains (Djibouti, Guinée, Sierra Leone, Libéria), bien qu’ayant conclu des accords de paiement échelonnés sur 10 à 20 ans, peinent à honorer leurs engagements, comme en témoignent les 1,46 million de dollars canadien toujours exigibles au 18 septembre 2025. Des difficultés qui persistent malgré les mécanismes de soutien de l’OACI, reflétant des défis structurels plus larges en matière de capacités budgétaires et de priorités nationales.

Ces retards s’inscrivent dans un paysage africain où seuls 15% des États atteignent un taux de conformité supérieur à 60% aux normes OACI (USOAP), comme le souligne la distinction récente du Togo (>90%).

Dans un tel contexte, le Conseil de l’OACI alerte sur l’impact systémique de cette situation. «Les retards de paiement compromettent l’exécution du programme de travail et la stabilité financière de l’Organisation», fragilisant notamment les programmes d’assistance technique destinés aux États vulnérables. Une précarité financière qui sape la capacité des pays concernés à influencer les décisions stratégiques ou à bénéficier des mécanismes de coopération technique.

Des ententes techniques à la pelle

En marge des travaux de l’Assemblée, le Maroc a activement consolidé son ancrage africain à travers une série d’accords stratégiques. Avec le Bénin, la Gambie et le Rwanda, le Royaume a actualisé les cadres juridiques régissant les services aériens, concrétisant les principes de la Déclaration de Yamoussoukro pour libéraliser l’accès aux marchés du transport aérien africain. Un mémorandum distinct avec le Niger établit un cadre opérationnel pour la formation des cadres techniques et le renforcement des standards de sécurité aérienne, incluant l’accueil futur de pilotes nigériens dans les centres de formation marocains.

Plusieurs partenariats ont été signés. Entre autres, celui entre le Cameroun et les Émirats Arabes Unis, qui ont signé un partenariat pour mettre en œuvre et promouvoir l’Equip4Safety, une plateforme qui rendra les équipements aéronautiques au sol plus accessibles aux pays en développement. L’Arabie Saoudite a également signé plusieurs accords avec des pays africains dont les Seychelles.

Parallèlement, l’annonce d’une nouvelle liaison Casablanca-Koweït City par Royal Air Maroc, qualifiée de «levier pour les flux économiques et touristiques», élargit l’influence marocaine au-delà du continent. Comme le souligne le ministre Abdessamad Kayouh, ces initiatives s’inscrivent dans une vision cohérente. Ces partenariats confirment la vocation du Maroc comme hub régional et acteur de l’intégration aéronautique africaine, renforçant sa position de plaque tournante entre l’Afrique et les marchés mondiaux.

Infrastructures et conformité en progrès

L’Assemblée a mis en lumière des progrès différenciés en matière d’infrastructures et de conformité technique parmi les États africains. Le Togo a accédé au cercle restreint des nations affichant plus de 90% de conformité aux normes OACI, un statut valorisé saluant ses réformes en sûreté aérienne et consacrant Lomé comme hub crédible en Afrique de l’Ouest. Un pays comme le Sénégal s’est vu doublement distingué.

Le Tchad a quant à lui scellé un Plan Directeur Aviation Civile (CAMP) jusqu’en 2050, intégrant sécurité aérienne, modernisation des infrastructures et capital humain dans une vision alignée sur son Plan national de développement.

Le Maroc poursuit son ambition expansionniste avec la stratégie «Aéroports 2030», visant à doubler sa capacité d’accueil à 80 millions de passagers, tandis que Royal Air Maroc prépare l’extension de sa flotte à 200 appareils d’ici 2037. Ces avancées, qui engage un certain nombre de pays à maintenir l’excellence, contrastent avec les retards structurels persistant dans d’autres, soulignant la nécessité de mécanismes de solidarité technique renforcés pour une mise à niveau continentale homogène.

Entre dynamisme et fractures structurelles

La 42e Assemblée révèle des impacts économiques contrastés pour le continent. D’un côté, les accords de libéralisation comme le «Open Sky» avec l’UE/USA dopent le tourisme marocain (17,4 millions de visiteurs en 2024), tandis que les nouvelles liaisons telles que Marrakech-New York par United Airlines (+43% de capacité hiver 2025) stimulent les échanges intercontinentaux.

Des avancées qui s’inscrivent dans une stratégie de hub où Royal Air Maroc dessert déjà 27 pays africains via 600 vols hebdomadaires. Pourtant, ces opportunités masquent des défis tenaces: la dette chronique du Burundi (115.581 dollars canadiens) et de la RDC (134.707 dollars canadien), classés en Groupe C*, les exclut des organes décisionnels de l’OACI, limitant leur accès aux programmes d’assistance technique.

Parallèlement, l’inadéquation des infrastructures aux Comores ou au Lesotho (Groupe D*), où les arriérés excèdent rarement 72.000 dollars canadiens mais reflètent des capacités opérationnelles précaires, entrave leur intégration au Marché Unique Africain du Transport Aérien (SAATM), creusant l’écart avec les pôles émergents.

En définitive, la 42e Assemblée dessine une Afrique aéronautique fracturée. D’un côté, une minorité dynamique capitalise sur la gouvernance technique pour booster son économie, transformant les normes OACI en leviers d’attractivité touristique et d’intégration régionale. De l’autre, une majorité de pays (dont 20 accumulant 11,35 millions de dollars canadiens de dettes) qui voit son influence politique et sa sécurité technique compromises par les arriérés, comme en témoignent les suspensions de vote touchant 8 États du Groupe B.

Ainsi, sans règlement durable des dettes et sans mécanismes accrus de transfert technologique, l’Agenda 2063 pour un ciel africain unifié restera illusoire. Le Maroc, désormais membre du Conseil, incarne ce paradoxe – à la fois modèle de réussite et pont obligé entre les exigences de l’OACI et les réalités du terrain.

Après ce qui précède, l’on pourrait conclure que l’aviation civile africaine gagnerait à concilier excellence opérationnelle et soutenabilité financière. Sans cela, la fracture entre hubs émergents et États vulnérables s’aggravera. De quoi stimuler une coopération repensée où les succès des uns deviennent tremplins pour les autres.

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N.B. :

- Le groupe A est composé de Antigua-et-Barbuda, Djibouti, Grenade, Guinée, Haïti, Libéria, Sierra Leone.

- Le groupe B est composé de l’Afghanistan, Dominique, la Gambie, le Liban, le Malawi, Palaos, et la République arabe syrienne, Sao Tomé-et-Principe.

- Le groupe C est composé de Burundi, République islamique d’Iran, Kiribati, États fédérés de Micronésie, Papouasie-Nouvelle-Guinée, République démocratique du Congo, Yémen.

- Le groupe D est composé de l’Érythrée, le Lesotho, le Mozambique, Nauru, le Tadjikistan, Tuvalu, le Venezuela, la Zambie.

Pays africains à l’OACI: Leadership, dettes et vulnérabilités

PaysRôle/StatutDonnées clés
MarocÉlu au Conseil de l’OACI- Gouvernance : Leadership géostratégique (hub Casablanca, 25 aéroports).
- Conformité : 87% USOAP (2024), engagement CORSIA/ACT-SAF.
- Économie : Stratégie « Aéroports 2030 » (80M passagers), flotte RAM à 200 appareils d’ici 2037.
- Diplomatie aérienne : Accords techniques avec Bénin, Gambie, Rwanda, Niger ; siège de l’ACAO à Rabat.
- Risque : Exposition aux fragilités financières continentales malgré son statut.
TogoPays performant- Sécurité : >90% de conformité OACI (top continental).
- Infrastructures : Hub crédible à Lomé (Afrique de l’Ouest).
- Gouvernance : Modèle de réforme en sûreté aérienne.
TchadPlanificateur- Stratégie : Plan directeur aviation (CAMP 2050) intégrant sécurité, infrastructures et capital humain.
- Vulnérabilité : Dépendance à l’assistance technique pour la mise en œuvre.
BéninPartenaire technique- Coopération : Accord aérien actualisé avec le Maroc.
- Défi : Modernisation des infrastructures pour tirer profit des accords.
GambiePays endetté (Groupe B*)- Dette: Suspendu (droit de vote) selon Art. 62 Convention de Chicago.
- Paradoxe: Partenaire technique du Maroc malgré les arriérés.
- Risque systémique: Exclusion des programmes d’assistance OACI.
RwandaPartenaire technique- Intégration : Accord aérien avec le Maroc visant le SAATM.
- Ambition : Positionnement comme hub d’Afrique de l’Est.
NigerPartenaire formation- Capital humain : Mémorandum avec le Maroc pour formation technique (pilotes, sécurité).
- Défi : Insuffisance chronique d’experts locaux.
MalawiPays endetté (Groupe B*)- Sanctions : Suspendu pour arriérés financiers.
- Impact : Marginalisation dans les décisions OACI et accès limité aux fonds d’assistance.
São Tomé-et-PrincipePays endetté (Groupe B*)- Crise financière : Suspendu pour dettes.
- Vulnérabilité : Capacités opérationnelles précaires (maintenance, contrôle aérien).
BurundiPays endetté (Groupe C*)- Dette : 115 581 $ CA.
- Exclusion : Non-éligibilité aux organes décisionnels OACI.
- Conséquence : Handicap pour l’intégration au SAATM.
RDCPays endetté (Groupe C*)- Dette : 134 707 $ CA.
- Gouvernance : Exclusion des instances clés malgré son potentiel de hub.
- Sécurité : Conformité USOAP <60%.
ComoresPays vulnérable (Groupe D*)- Infrastructures : Inadéquates (aéroports obsolètes).
- Dette : Arriérés < 72 000 $ CA.
- Enjeu : Exclusion de fait du Marché Unique Africain (SAATM).
LesothoPays vulnérable (Groupe D*)- Opérationnel : Capacités techniques limitées.
- Dette : Arriérés < 72 000 $ CA.
- Géopolitique : Enclavement aggravant les coûts de mise à niveau.

Source: OACI, MAP.

Par Modeste Kouamé
Le 04/10/2025 à 12h34