Côte d’ivoire: du cacaoyer à la tablette de chocolat, voilà une filière qui cultive les paradoxes

Avec une production de 2,2 millions de tonnes par an, la filière emploie près de 600.000 planteurs et fait vivre plus de 6 millions de personnes en Côte d'Ivoire.

Le 30/03/2024 à 12h48

Avec une production annuelle dépassant souvent 2 millions de tonnes, le cacao est le pilier de l’économie ivoirienne contribuant à hauteur de 15% dans la formation du PIB. La filière assure 40% des recettes d’exportation du pays et fait vivre environ 6 millions de personnes. Pourtant, les agriculteurs disent ne pas tirer profit des revenus des récoltes et les Ivoiriens ne consomment que très peu de chocolat, trop cher à leur goût.

Il aura suffit que la production de deux pays africains, Ghana et Côte d’Ivoire, chute pour que le cours de la fève flambe pour atteindre des niveaux jamais égalés depuis de nombreuses années. Le 29 mars 2024, le cours s’est établi à 9.800 dollars, dépassant de loin son plus haut niveau qui remonte à 1977 à 5.379 dollars, affichant une croissance annuelle de 325%.

Devant cette folie des prix, l’on était en droit de s’attendre à de revenus plus conséquents pour les producteurs ivoiriens de fève. Mais la réalité est tout autre.

Les botanistes décrivent le cacaoyer comme un arbre tropical de 5 à 10 mètres qui entre en production vers l’âge de 10 ans. Le fruit, jusqu’à 100 par arbre, est une cabosse qui renferme jusqu’à 50 graines comestibles, les fèves.

La Côte d’Ivoire est le premier producteur mondial de ces fèves depuis plus de 20 ans et participe à hauteur de 40% à la production mondiale. Les plantations, souvent familiales, représentent le cœur de l’industrie cacaoyère. Chaque année, lors de la saison des récoltes, les cacaoculteurs se lancent dans un travail ardu pour récolter les précieux fruits. «Durant l’année, il y a deux saisons de récoltes, la petite saison qui va de mars à juillet et la grande saison, appelée également la traite, qui s’étale d’octobre à décembre», explique Célestin Adia, cacaoculteur à Tiassalé, ville au nord de la capitale économique du pays, Abidjan.

Sans de réelles retombées pour les exploitants

Le prix bord champ de la campagne principale de commercialisation 2023-2024 du kilogramme de cacao bien fermenté, bien séché et bien trié est fixé à 1.000 Fcfa contre 900 Fcfa la campagne précédente. Le prix bord champ est décidé sur la base du prix à l’international, des coûts supportés par les planteurs et les autres acteurs de la chaîne.

Il devrait y avoir dans cette manière de calculer le prix de quoi réjouir les producteurs, cependant cette renommée à l’international a son revers local. Les planteurs disent ne pas tirer suffisamment profit de leurs récoltes.

Bien que le cacao soit une source de revenus pour des millions de personnes, la réalité des conditions de vie de la plupart des exploitants agricoles est souvent bien sombre. Beaucoup d’entre eux luttent pour pouvoir joindre les deux bouts, confrontés à des revenus instables et à des conditions de travail difficiles.

«Certes, le prix est fixé à 1.000 Fcfa, mais nous ne le ressentons pas dans nos revenus. Les produits d’entretien des cacaoyers tels que l’engrais, en plus du transport… sont de plus en plus chers au point que nos entrées financières vont quasiment dans les dépenses post-récoltes. Nous implorons, encore une fois, le gouvernement pour revoir encore à la hausse le prix du kilogramme afin de nous venir en aide, nous les paysans», implore Eugène Kacou, cacaoculteur.

Malgré son importance économique, l’industrie cacaoyère ivoirienne est confrontée à de multiples problèmes. Les cacaoculteurs, en particulier ceux travaillant dans les petites exploitations familiales, font face à des difficultés telles que la fluctuation des prix, les maladies des cultures et le changement climatique. Obligatoirement protégé par des brise-vents, le cacaoyer est un arbre fragile qui exige un climat chaud. Mais le dérèglement climatique peut perturber le cycle biologique de l’arbre.

Un chocoladrome pour aiguiser l’appétit

Une fois récoltées, les fèves de cacao voyagent des plantations aux unités transformation, où commence leur métamorphose en chocolat et autres dérivés.

Les fèves subissent un processus de fermentation et de séchage soigneusement contrôlé (deux semaines environ), essentiel pour développer les arômes complexes du cacao. Après cette étape cruciale, les fèves sont torréfiées pour libérer leur saveur caractéristique, puis broyées en une pâte de cacao. Cette pâte est ensuite transformée en divers produits et dérivés, tels que le beurre de cacao, la poudre de cacao, la boisson de chocolat et bien sûr, le chocolat...

Dans un pays qui produit une grande partie du cacao mondial, il est surprenant de constater à quel point cette douceur est inaccessible aux Ivoiriens.

Ces derniers se contentent seulement des fèves, sans exploiter les multiples dérivés dont regorge le fruit. Un Ivoirien ne consomme en moyenne que 500 grammes de chocolat par an contre 3,6 kilos pour un Français. Paradoxal pour un pays qui détient 41% du marché mondial.

Mais pourquoi donc les Ivoiriens mangent-ils si peu de chocolat? Le prix, bien entendu, est le premier frein à la consommation d’un produit peu transformé, ignoré des promotions commerciales et des campagnes de communication.

A ces facteurs inhibiteurs se greffent d’autres faiblesses. La fève récoltée localement n’est que faiblement transformée au pays. On estime que moins de la moitié de la récolte est exportée à l’état brut, le reste expédié sous forme de produits semi-transformés. Le manque à gagner pour la filière est d’autant plus important que la création de valeur ajoutée n’intervient qu’en bout de chaîne, c’est-à-dire une fois le chocolat et dérivés obtenus.

«C’est un manque de volonté politique. La Côte d’Ivoire gagnerait à exporter son cacao en produits transformés et en produits finis. Nous ne transformons que 35% de la production totale, la plupart du temps en produits semi-finis destinés à l’étranger. Le produit fini est fabriqué en Europe puis réimporté chez nous, ce qui coûte cher en transport. Mais si on en est là, c’est qu’il n’y a pas de demande en Côte d’Ivoire. La consommation de chocolat ne fait pas partie des habitudes alimentaires locales», explique Fulbert Koffi, promoteur du Chocoladrome à Cocody, un espace dédié à l’univers du chocolat où il tient des séances de dégustation.

Dans les rayons des supermarchés d’Abidjan et même dans les boutiques, les prix des produits chocolatés sont très élevés pour un Ivoirien lambda, la tablette est cédée à 1.500 francs CFA (2,30 euros).

Pour convaincre les Ivoiriens que le chocolat n’est pas une gourmandise sans intérêt, le patron du Chocoladrome a son idée. «Il faut créer des usines dans les grandes villes du pays et donc des emplois autour du cacao pour éduquer les travailleurs, leur entourage et la population à consommer un produit bon pour la santé, ce que la plupart des Ivoiriens ignorent», explique Fulbert Koffi.

Sa stratégie est claire: valoriser les bienfaits du chocolat noir, pur et naturel sur la santé humaine pour susciter la demande et développer une économie locale. «Persuader les planteurs, les producteurs, quel que soit leur rang, de consommer au moins une tablette de chocolat, ce qui peut, à terme, faire grimper le prix à l’échelle internationale», souhaite l’initiateur du Chocoladrome.


Par Emmanuel Djidja (Abidjan, correspondance)
Le 30/03/2024 à 12h48