Alors que des pays comme le Sénégal font face à des révélations sur des dettes cachées, la Banque Africaine de Développement (BAD) intensifie son action pour transformer la gestion de la dette en Afrique. C’est dans ce contexte que la Banque vient de publier son rapport intitulé «Sustainable debt management- driving debt sustainability and transparency across Africa» sur la gestion durable de la dette. En français, entendez par là «Gestion durable de la dette- Promouvoir la durabilité et la transparence de la dette en Afrique».
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Le document offre une radiographie précieuse des efforts en cours et des défis persistants à travers le continent. Il permet également au département Gouvernance et Réformes Économiques (ECGF) de la BAD d’articuler son action autour de cinq piliers indissociables: les réformes politiques, le renforcement des capacités, la transparence de la dette, les partenariats institutionnels, et le leadership/knowledge management.
L’objectif est clair: transformer la dette en levier de développement plutôt qu’en fardeau, en protégeant la stabilité macroéconomique et en dégageant l’espace budgétaire nécessaire aux investissements structurants. En effet, le cœur du défi réside dans cette transformation, où chaque emprunt doit être évalué à l’aune de sa contribution réelle et durable à l’économie, et non simplement de son accessibilité immédiate.
Nadia Fettah, ministre de l'Économie et des Finances du Maroc. Le Royaume est cité en exemple de progression sur la transparence, contribuant à une gouvernance plus rigoureuse, en matière de gestion de dette en Afrique.. MAP
Des progrès tangibles mais inégaux
Ainsi, le rapport de la BAD atteste de résultats significatifs dans la promotion d’une gestion durable de la dette, bien que leur portée reste inégale. Depuis 2021, plus de 45 opérations de gouvernance spécifiquement axées sur la dette ont été approuvées, dont une majorité (30) ciblent des pays en situation de détresse ou à haut risque de surendettement, démontrant un engagement crucial pour la prévention et la résolution des crises.
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Parallèlement, le renforcement des capacités institutionnelles constitue un pilier majeur, avec plus de 1 500 fonctionnaires formés aux techniques essentielles que sont l’analyse de la dette, la gestion des risques et la négociation, fondements indispensables d’une gestion proactive et éclairée. Sur le plan réglementaire, des avancées concrètes se matérialisent par l’adoption de plus de 40 lois, politiques et stratégies nationales visant à améliorer la gouvernance de la dette, à l’image de la loi sur les entreprises publiques au Congo ou de la mise à jour de la Stratégie à Moyen Terme de Gestion de la Dette (MTDS) au Mozambique.
En matière de transparence, les données révèlent une nette amélioration globale, le nombre de pays fournissant une couverture «complète» de leur dette publique passant de 18 en 2020 à 26 en 2024. Toutefois, ce chiffre masque des disparités et une fragilité. La régression observée en 2024 (huit pays sans données ou à couverture incomplète, contre six en 2023) et la persistance des lacunes critiques concernant les dettes contingentes et celles des entreprises publiques (EPE) indiquent clairement que l’objectif d’une transparence totale demeure un horizon lointain pour de nombreuses nations africaines, exposant les économies à des risques cachés substantiels.
Les projets soutenus par l’ECGF en 2023 illustrent avec force la nécessité d’adapter les interventions aux défis spécifiques de chaque pays, reflétant une diversité d’approches essentielles. En République Centrafricaine (RCA), l’accent est mis sur la traque des dettes «oubliées» et la standardisation via la publication de bulletins trimestriels incluant ces contrats négligés, tandis qu’à Sao Tomé-et-Principe, l’effort porte sur le renforcement des compétences fondamentales avec la formation du personnel de la Direction de la Dette sur la MTDS et l’Analyse de Soutenabilité de la Dette (ASD), intégrant une dimension d’inclusion avec une participation féminine ciblée.
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La digitalisation et l’intégration des données sont des axes forts pour plusieurs nations: Djibouti crée un manuel pour fluidifier l’échange d’informations sur la dette entre institutions et intègre enfin la dette pesante des EPE dans le suivi national; la Somalie et le Ghana déploient le système sophistiqué Commonwealth Meridian, le premier pour moderniser sa gestion avec des mises à niveau TIC et le second pour produire et publier systématiquement des rapports annuels accessibles.
La maîtrise des risques liés aux entreprises publiques et parapubliques (EPE), enjeu majeur de dette cachée, mobilise des actions ciblées. Ainsi, le Zimbabwe consolide leurs rapports financiers et réalise des audits approfondis; la République du Congo impose par la loi la transmission obligatoire de leurs états financiers; le Kenya renforce la supervision des garanties de l’État en publiant des rapports du Comité des Risques Budgétaires.
La planification stratégique à moyen terme est illustrée par la publication ou la mise à jour des Stratégies de Gestion de la Dette à Moyen Terme (MTDS) au Mozambique et en Gambie, doublée au Mozambique d’un renforcement des capacités pour exploiter les instruments de dette innovants liés au climat, tandis que la Mauritanie s’attache à produire un rapport annuel sur la dette conforme aux standards internationaux.
Enfin, la gestion opérationnelle et des risques spécifiques est abordée notamment aux Comores, avec l’élaboration de manuels de procédures rigoureux et d’un bulletin dédié au risque de change/currency. En Afrique du Sud, une action concrète vise à réduire l’exposition aux risques municipaux via la simplification des procédures de révocation de licences pour les municipalités défaillantes.
Maroc: une trajectoire proactive en phase avec les objectifs de la BAD
Le Maroc incarne les progrès possibles. Son ratio dette/PIB est en baisse constante (67,7% en 2024 vs 72,2% en 2020), visant même moins de 60% en 2027. Une performance qui repose sur une combinaison vertueuse: une discipline budgétaire prudente malgré la hausse des charges (intérêts de dette à 3,7 milliards de dollars sur neuf mois en 2025), un financement majoritairement domestique limitant le risque de change (4,5 milliards de dollars sur 7,1 milliards de besoins 2025), et des investissements publics soutenus dans les infrastructures.
Le Royaume est cité en exemple de progression sur la transparence, contribuant à une gouvernance plus rigoureuse. Surtout, les analyses marocaines soulignent un point crucial: la soutenabilité réelle passe par une politique de croissance inclusive, évitant les solutions comptables superficielles. C’est exactement l’esprit des recommandations de la BAD.
Ainsi, les avancées documentées par la BAD redéfinissent fondamentalement les dynamiques pour tous les acteurs économiques. Pour les gouvernements et administrations, notamment les Directions de la Dette (DMO), l’acquisition d’outils technologiques (comme Meridian), de manuels opérationnels et de formations spécialisées renforce leurs capacités techniques, mais s’accompagne d’une pression accrue de redevabilité: l’obligation de publications régulières, l’intégration des données dans le processus budgétaire et le strict respect des Stratégies à Moyen Terme (MTDS) deviennent des impératifs, tout comme la gestion stratégique des dettes des entreprises publiques (EPE), désormais incontournable.
Les parlements et institutions de contrôle voient leur rôle transformé: le renforcement des cadres légaux et la disponibilité croissante de données détaillées leur offrent une assise solide pour exercer une supervision plus efficace de l’endettement et des risques budgétaires, réduisant les angles morts politiques.
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Pour les investisseurs et créanciers, la transparence émergente– bien qu’encore imparfaite– atténue l’incertitude liée aux «dettes cachées», tandis que la professionnalisation des DMO et la clarté des MTDS améliorent la prévisibilité des politiques d’emprunt, renforçant la confiance et pouvant potentiellement réduire les coûts de financement à moyen terme.
Les organisations internationales et bailleurs bénéficient quant à elles d’une visibilité accrue sur la soutenabilité réelle et les pratiques nationales, permettant un ciblage plus fin de l’aide (comme les PASDP) et un dialogue technique plus efficace, d’autant que le renforcement des capacités locales consolide les mécanismes multilatéraux comme le cadre commun du G20 pour les restructurations.
Enfin, pour le secteur privé local et les citoyens, ces évolutions constituent une garantie contre les crises brutales: une dette mieux maîtrisée limite le risque de chocs d’austérité ou de défaut, tandis que la préservation d’un espace budgétaire pour les investissements (infrastructures, High 5s) ouvre des opportunités économiques tangibles; la transparence élargie favorise par ailleurs un débat public éclairé sur les choix de financement nationaux, renforçant la légitimité démocratique des politiques d’endettement.
Ainsi, le rapport de la BAD révèle une dynamique africaine incontestable vers une gestion plus saine, transparente et stratégique de la dette publique. Des outils sont déployés, des compétences construites, des cadres renforcés. Des pays comme le Maroc montrent qu’une trajectoire vertueuse est possible. Cependant, les défis restent immenses. L’achèvement de la transparence, notamment sur les dettes cachées des EPE et les risques contingents, est primordial.
La capacité à transformer la dette en véritable catalyseur de développement inclusif et résilient face aux chocs (climat, énergie comme en Afrique du Sud) reste l’épreuve ultime. Pour tous les acteurs, l’implication est désormais de s’engager résolument dans cette voie exigeante mais nécessaire tracée par la BAD: celle d’une dette au service de l’avenir, et non d’un fardeau pour les générations futures.
Transparence et réformes: synthèse des initiatives nationales contre la dette cachée
| Pays | Contexte/Problématique | Actions/Progrès | Observations spécifiques |
|---|---|---|---|
| Maroc | Modèle de réussite (baisse dette/PIB) | Discipline budgétaire + financement domestique + investissements publics | Transparence citée en exemple, objectif : <60% de dette/PIB d’ici 2027 |
| Sénégal | Révélations sur dettes cachées | Intégration dans les efforts de transparence de la BAD | Exemple des risques liés à l’opacité |
| Afrique du Sud | Risques municipaux | Simplification des procédures de révocation de licences pour les municipalités défaillantes | Réduction de l’exposition aux dettes locales |
| Congo | Dettes des entreprises publiques (EPE) | Adoption d’une loi contraignant les EPE à transmettre leurs états financiers | Renforcement de la gouvernance des EPE |
| Mozambique | Mise à jour de la stratégie MTDS | Publication d’une MTDS révisée + formation aux instruments de dette climatique | Double approche : planification et innovation financière |
| RCA | Dettes « oubliées » | Publication de bulletins trimestriels incluant les contrats négligés | Standardisation du suivi des dettes contingentes |
| Sao Tomé-et-Principe | Manque de compétences techniques | Formation du personnel sur la MTDS et l’Analyse de Soutenabilité de la Dette (ASD) | Inclusion ciblée de personnel féminin |
| Djibouti | Manque d’intégration des données de dette des EPE | Création d’un manuel pour l’échange d’infos + intégration de la dette des EPE dans le suivi national | Digitalisation et centralisation des données |
| Somalie | Modernisation du système de gestion de dette | Déploiement du système Commonwealth Meridian + mises à niveau TIC | Amélioration de l’efficacité opérationnelle |
| Ghana | Transparence des rapports | Utilisation de Commonwealth Meridian pour produire des rapports annuels accessibles | Publication systématique pour la redevabilité publique |
| Zimbabwe | Risques liés aux EPE | Consolidation des rapports financiers des EPE + audits approfondis | Lutte contre les dettes cachées via la vérification |
| Kenya | Supervision des garanties d’État | Publication de rapports du Comité des Risques Budgétaires | Contrôle renforcé des engagements publics |
| Gambie | Planification stratégique de la dette | Mise à jour de la Stratégie de Gestion de la Dette à Moyen Terme (MTDS) | Alignement sur les bonnes pratiques internationales |
| Mauritanie | Qualité des rapports sur la dette | Production d’un rapport annuel conforme aux standards internationaux | Amélioration de la crédibilité des données |
| Comores | Gestion des risques de change | Élaboration de manuels de procédures + bulletin dédié au risque de change | Approche ciblée sur les vulnérabilités macroéconomiques |
Source: BAD.











