Dette cachée, oubliettes budgétaires: comment ces 14 pays africains traquent la bombe à retardement

Dette publique en Afrique: actions clés et enjeux spécifiques de pays africains étudiés par la BAD.. DR

Le 11/11/2025 à 16h46

Un récent rapport de la BAD indique que 26 pays africains ont fourni une couverture complète de leur dette publique en 2024, contre seulement 18 en 2020. Cependant, huit pays présentent encore des données incomplètes, et la dette des entreprises publiques reste un point critique.

Alors que des pays comme le Sénégal font face à des révélations sur des dettes cachées, la Banque Africaine de Développement (BAD) intensifie son action pour transformer la gestion de la dette en Afrique. C’est dans ce contexte que la Banque vient de publier son rapport intitulé «Sustainable debt management- driving debt sustainability and transparency across Africa» sur la gestion durable de la dette. En français, entendez par là «Gestion durable de la dette- Promouvoir la durabilité et la transparence de la dette en Afrique».

Le document offre une radiographie précieuse des efforts en cours et des défis persistants à travers le continent. Il permet également au département Gouvernance et Réformes Économiques (ECGF) de la BAD d’articuler son action autour de cinq piliers indissociables: les réformes politiques, le renforcement des capacités, la transparence de la dette, les partenariats institutionnels, et le leadership/knowledge management.

L’objectif est clair: transformer la dette en levier de développement plutôt qu’en fardeau, en protégeant la stabilité macroéconomique et en dégageant l’espace budgétaire nécessaire aux investissements structurants. En effet, le cœur du défi réside dans cette transformation, où chaque emprunt doit être évalué à l’aune de sa contribution réelle et durable à l’économie, et non simplement de son accessibilité immédiate.

Des progrès tangibles mais inégaux

Ainsi, le rapport de la BAD atteste de résultats significatifs dans la promotion d’une gestion durable de la dette, bien que leur portée reste inégale. Depuis 2021, plus de 45 opérations de gouvernance spécifiquement axées sur la dette ont été approuvées, dont une majorité (30) ciblent des pays en situation de détresse ou à haut risque de surendettement, démontrant un engagement crucial pour la prévention et la résolution des crises.

Parallèlement, le renforcement des capacités institutionnelles constitue un pilier majeur, avec plus de 1 500 fonctionnaires formés aux techniques essentielles que sont l’analyse de la dette, la gestion des risques et la négociation, fondements indispensables d’une gestion proactive et éclairée. Sur le plan réglementaire, des avancées concrètes se matérialisent par l’adoption de plus de 40 lois, politiques et stratégies nationales visant à améliorer la gouvernance de la dette, à l’image de la loi sur les entreprises publiques au Congo ou de la mise à jour de la Stratégie à Moyen Terme de Gestion de la Dette (MTDS) au Mozambique.

En matière de transparence, les données révèlent une nette amélioration globale, le nombre de pays fournissant une couverture «complète» de leur dette publique passant de 18 en 2020 à 26 en 2024. Toutefois, ce chiffre masque des disparités et une fragilité. La régression observée en 2024 (huit pays sans données ou à couverture incomplète, contre six en 2023) et la persistance des lacunes critiques concernant les dettes contingentes et celles des entreprises publiques (EPE) indiquent clairement que l’objectif d’une transparence totale demeure un horizon lointain pour de nombreuses nations africaines, exposant les économies à des risques cachés substantiels.

Les projets soutenus par l’ECGF en 2023 illustrent avec force la nécessité d’adapter les interventions aux défis spécifiques de chaque pays, reflétant une diversité d’approches essentielles. En République Centrafricaine (RCA), l’accent est mis sur la traque des dettes «oubliées» et la standardisation via la publication de bulletins trimestriels incluant ces contrats négligés, tandis qu’à Sao Tomé-et-Principe, l’effort porte sur le renforcement des compétences fondamentales avec la formation du personnel de la Direction de la Dette sur la MTDS et l’Analyse de Soutenabilité de la Dette (ASD), intégrant une dimension d’inclusion avec une participation féminine ciblée.

La digitalisation et l’intégration des données sont des axes forts pour plusieurs nations: Djibouti crée un manuel pour fluidifier l’échange d’informations sur la dette entre institutions et intègre enfin la dette pesante des EPE dans le suivi national; la Somalie et le Ghana déploient le système sophistiqué Commonwealth Meridian, le premier pour moderniser sa gestion avec des mises à niveau TIC et le second pour produire et publier systématiquement des rapports annuels accessibles.

La maîtrise des risques liés aux entreprises publiques et parapubliques (EPE), enjeu majeur de dette cachée, mobilise des actions ciblées. Ainsi, le Zimbabwe consolide leurs rapports financiers et réalise des audits approfondis; la République du Congo impose par la loi la transmission obligatoire de leurs états financiers; le Kenya renforce la supervision des garanties de l’État en publiant des rapports du Comité des Risques Budgétaires.

La planification stratégique à moyen terme est illustrée par la publication ou la mise à jour des Stratégies de Gestion de la Dette à Moyen Terme (MTDS) au Mozambique et en Gambie, doublée au Mozambique d’un renforcement des capacités pour exploiter les instruments de dette innovants liés au climat, tandis que la Mauritanie s’attache à produire un rapport annuel sur la dette conforme aux standards internationaux.

Enfin, la gestion opérationnelle et des risques spécifiques est abordée notamment aux Comores, avec l’élaboration de manuels de procédures rigoureux et d’un bulletin dédié au risque de change/currency. En Afrique du Sud, une action concrète vise à réduire l’exposition aux risques municipaux via la simplification des procédures de révocation de licences pour les municipalités défaillantes.

Maroc: une trajectoire proactive en phase avec les objectifs de la BAD

Le Maroc incarne les progrès possibles. Son ratio dette/PIB est en baisse constante (67,7% en 2024 vs 72,2% en 2020), visant même moins de 60% en 2027. Une performance qui repose sur une combinaison vertueuse: une discipline budgétaire prudente malgré la hausse des charges (intérêts de dette à 3,7 milliards de dollars sur neuf mois en 2025), un financement majoritairement domestique limitant le risque de change (4,5 milliards de dollars sur 7,1 milliards de besoins 2025), et des investissements publics soutenus dans les infrastructures.

Le Royaume est cité en exemple de progression sur la transparence, contribuant à une gouvernance plus rigoureuse. Surtout, les analyses marocaines soulignent un point crucial: la soutenabilité réelle passe par une politique de croissance inclusive, évitant les solutions comptables superficielles. C’est exactement l’esprit des recommandations de la BAD.

Ainsi, les avancées documentées par la BAD redéfinissent fondamentalement les dynamiques pour tous les acteurs économiques. Pour les gouvernements et administrations, notamment les Directions de la Dette (DMO), l’acquisition d’outils technologiques (comme Meridian), de manuels opérationnels et de formations spécialisées renforce leurs capacités techniques, mais s’accompagne d’une pression accrue de redevabilité: l’obligation de publications régulières, l’intégration des données dans le processus budgétaire et le strict respect des Stratégies à Moyen Terme (MTDS) deviennent des impératifs, tout comme la gestion stratégique des dettes des entreprises publiques (EPE), désormais incontournable.

Les parlements et institutions de contrôle voient leur rôle transformé: le renforcement des cadres légaux et la disponibilité croissante de données détaillées leur offrent une assise solide pour exercer une supervision plus efficace de l’endettement et des risques budgétaires, réduisant les angles morts politiques.

Pour les investisseurs et créanciers, la transparence émergente– bien qu’encore imparfaite– atténue l’incertitude liée aux «dettes cachées», tandis que la professionnalisation des DMO et la clarté des MTDS améliorent la prévisibilité des politiques d’emprunt, renforçant la confiance et pouvant potentiellement réduire les coûts de financement à moyen terme.

Les organisations internationales et bailleurs bénéficient quant à elles d’une visibilité accrue sur la soutenabilité réelle et les pratiques nationales, permettant un ciblage plus fin de l’aide (comme les PASDP) et un dialogue technique plus efficace, d’autant que le renforcement des capacités locales consolide les mécanismes multilatéraux comme le cadre commun du G20 pour les restructurations.

Enfin, pour le secteur privé local et les citoyens, ces évolutions constituent une garantie contre les crises brutales: une dette mieux maîtrisée limite le risque de chocs d’austérité ou de défaut, tandis que la préservation d’un espace budgétaire pour les investissements (infrastructures, High 5s) ouvre des opportunités économiques tangibles; la transparence élargie favorise par ailleurs un débat public éclairé sur les choix de financement nationaux, renforçant la légitimité démocratique des politiques d’endettement.

Ainsi, le rapport de la BAD révèle une dynamique africaine incontestable vers une gestion plus saine, transparente et stratégique de la dette publique. Des outils sont déployés, des compétences construites, des cadres renforcés. Des pays comme le Maroc montrent qu’une trajectoire vertueuse est possible. Cependant, les défis restent immenses. L’achèvement de la transparence, notamment sur les dettes cachées des EPE et les risques contingents, est primordial.

La capacité à transformer la dette en véritable catalyseur de développement inclusif et résilient face aux chocs (climat, énergie comme en Afrique du Sud) reste l’épreuve ultime. Pour tous les acteurs, l’implication est désormais de s’engager résolument dans cette voie exigeante mais nécessaire tracée par la BAD: celle d’une dette au service de l’avenir, et non d’un fardeau pour les générations futures.

Transparence et réformes: synthèse des initiatives nationales contre la dette cachée

PaysContexte/ProblématiqueActions/ProgrèsObservations spécifiques
MarocModèle de réussite (baisse dette/PIB)Discipline budgétaire + financement domestique + investissements publicsTransparence citée en exemple, objectif : <60% de dette/PIB d’ici 2027
SénégalRévélations sur dettes cachéesIntégration dans les efforts de transparence de la BADExemple des risques liés à l’opacité
Afrique du SudRisques municipauxSimplification des procédures de révocation de licences pour les municipalités défaillantesRéduction de l’exposition aux dettes locales
CongoDettes des entreprises publiques (EPE)Adoption d’une loi contraignant les EPE à transmettre leurs états financiersRenforcement de la gouvernance des EPE
MozambiqueMise à jour de la stratégie MTDSPublication d’une MTDS révisée + formation aux instruments de dette climatiqueDouble approche : planification et innovation financière
RCADettes « oubliées »Publication de bulletins trimestriels incluant les contrats négligésStandardisation du suivi des dettes contingentes
Sao Tomé-et-PrincipeManque de compétences techniquesFormation du personnel sur la MTDS et l’Analyse de Soutenabilité de la Dette (ASD)Inclusion ciblée de personnel féminin
DjiboutiManque d’intégration des données de dette des EPECréation d’un manuel pour l’échange d’infos + intégration de la dette des EPE dans le suivi nationalDigitalisation et centralisation des données
SomalieModernisation du système de gestion de detteDéploiement du système Commonwealth Meridian + mises à niveau TICAmélioration de l’efficacité opérationnelle
GhanaTransparence des rapportsUtilisation de Commonwealth Meridian pour produire des rapports annuels accessiblesPublication systématique pour la redevabilité publique
ZimbabweRisques liés aux EPEConsolidation des rapports financiers des EPE + audits approfondisLutte contre les dettes cachées via la vérification
KenyaSupervision des garanties d’ÉtatPublication de rapports du Comité des Risques BudgétairesContrôle renforcé des engagements publics
GambiePlanification stratégique de la detteMise à jour de la Stratégie de Gestion de la Dette à Moyen Terme (MTDS)Alignement sur les bonnes pratiques internationales
MauritanieQualité des rapports sur la detteProduction d’un rapport annuel conforme aux standards internationauxAmélioration de la crédibilité des données
ComoresGestion des risques de changeÉlaboration de manuels de procédures + bulletin dédié au risque de changeApproche ciblée sur les vulnérabilités macroéconomiques

Source: BAD.

Par Modeste Kouamé
Le 11/11/2025 à 16h46