En crise aiguë, résilientes et les entre-deux: l’appréciation de la Banque mondiale des monnaies africaines

Des billets de banque de monnaies africaines.

Le 19/05/2025 à 15h31

Le rapport Africa’s Pulse de la Banque mondiale dessine une Afrique subsaharienne à trois vitesses: les pays réformateurs qui capitalisent sur une gouvernance monétaire crédible, les économies fragiles qui peinent à juguler les crises de change et les «autres», notamment les pays en situation intermédiaire où l’inflation recule mais reste élevée, ou ceux en pause monétaire.

Le dernier rapport Africa’s Pulse de la Banque mondiale souligne que «7 pays sur 10 en Afrique subsaharienne ont une inflation stabilisée à un chiffre», tandis que les autres peinent à atteindre leurs cibles. Le document offre une radiographie contrastée d’un certain nombre de monnaies africaines. Si la désinflation s’accélère, portée par la modération des prix alimentaires et une relative stabilisation des devises, les disparités régionales et les vulnérabilités structurelles persistent.

Ainsi, face à l’inflation et aux réformes de change observée ça et là, la Banque mondiale note qu’en matière de stabilisation monétaire, les réformes sur les marchés des changes (Nigeria, Éthiopie) et l’assouplissement des conditions financières ont renforcé certaines devises.

Zoom sur les dynamiques monétaires, les réformes en cours et les défis des pays africains, en mettant en lumière les devises performantes, les crises aiguës et les choix de politiques économiques.

Un paysage contrasté

Le rapport Africa’s Pulse souligne une désinflation marquée en Afrique subsaharienne, avec une médiane de l’inflation passant de 9,8 % fin 2022 à 4,2 % début 2025. Cependant, cette amélioration globale cache une fragmentation croissante entre les économies de la région. L’écart interquartile des taux d’inflation, qui mesurait 6 points de pourcentage en novembre 2022, a bondi à 10 points en janvier 2025, signalant une divergence accrue entre les pays. Entendez par «écart interquartile des taux d’inflation», l’étendue dans laquelle se situent les valeurs centrales de la distribution, en se concentrant sur les 50 % du milieu.

Si certains États comme le Kenya ou le Botswana maîtrisent leur inflation, d’autres, tels que l’Angola, le Ghana, le Nigeria ou le Zimbabwe, subissent encore des taux à deux chiffres, dépassant même 40% au Soudan en raison de conflits et de déséquilibres macroéconomiques profonds. La Banque mondiale relève que «la variabilité des taux d’inflation reste élevée, reflétant des défis structurels et des chocs asymétriques», une formule qui résume les inégalités de résilience entre nations. Le ralentissement de l’inflation est principalement porté par la baisse des prix alimentaires, passés d’un pic historique de 14,8% en 2022 à 6,1% début 2025.

Toutefois, cette désinflation sectorielle reste fragile: l’inflation alimentaire demeure supérieure à la moyenne générale, et une légère remontée des prix internationaux des denrées (+8,2% en glissement annuel en janvier 2025) menace les pays dépendants des importations, comme ceux d’Afrique de l’Ouest ou de l’Est. Des dynamiques qui soulignent la vulnérabilité persistante des économies africaines aux chocs externes et aux défaillances structurelles des marchés locaux.

Les devises résilientes

Parmi les monnaies africaines, certaines se distinguent par une performance notable, fruit de réformes structurelles et d’un environnement financier assoupli. Le shilling kényan, par exemple, s’est apprécié de 20% en 2024, une progression attribuée à la stabilisation des attentes de change, à l’amélioration des liquidités sur le marché des devises et aux effets cumulés des politiques de transparence initiées par la banque centrale. Le rand sud-africain, ainsi que les devises qui lui sont rattachées (dollar namibien, lilangeni du Eswatini et loti du Lesotho), ont quant à eux affiché une volatilité modérée, oscillant autour des niveaux de fin 2023 malgré les pressions inflationnistes régionales. Ces résiliences s’expliquent par une crédibilité renforcée des institutions monétaires, des flux de capitaux moins erratiques et, dans le cas du Kenya, par des réformes visant à limiter les distorsions sur le marché des changes.

La Banque mondiale note que ces succès relatifs illustrent l’impact positif d’une gouvernance monétaire prévisible, capable d’attirer les investisseurs étrangers et de contenir les anticipations spéculatives. Toutefois, cette stabilité reste conditionnelle: elle dépend étroitement de la poursuite des ajustements structurels et de la capacité à absorber les chocs externes, tels que les fluctuations des prix des matières premières ou les tensions géopolitiques globales.

Les devises en crise aiguë

À l’opposé des devises résilientes, plusieurs monnaies africaines ont subi des effondrements spectaculaires en 2024, révélant des vulnérabilités structurelles et des déséquilibres macroéconomiques profonds. La livre sud-soudanaise, le birr éthiopien et le naira nigérian ont perdu plus de 40% de leur valeur sur cette seule année, plombés par des pénuries chroniques de devises, un service de la dette extérieure étouffant et des recettes d’exportation en berne, notamment dans les secteurs pétrolier (Nigeria) et agricole (Éthiopie).

Au Nigeria, par exemple, les recettes d’exportation du secteur pétrolier connaissent une période difficile au printemps 2025. Plusieurs facteurs, dont la baisse des prix du pétrole, une concurrence accrue sur les marchés internationaux et des difficultés structurelles internes pèsent sur les revenus du pays issus du pétrole.

Malgré une reprise de la production et des exportations en 2024 (+10% en volume par rapport à 2023), la situation s’est détériorée début 2025. Plus de 80 millions de barils de brut prévus pour l’exportation en avril et mai 2025 n’ont pas trouvé preneur, une situation exceptionnelle qui met l’économie nigériane sous pression.

La chute des prix du pétrole, accentuée notamment par des décisions politiques internationales (nouvelles taxes américaines), intervient alors que la production nigériane est au plus bas depuis des années. La concurrence du pétrole américain, surtout en Asie, réduit les débouchés traditionnels du brut nigérian. Une situation qui pourrait priver le Nigeria de plusieurs centaines de millions de dollars de recettes, alors que la rente pétrolière représente environ 70 % des recettes publiques et 90% des revenus en devises du pays.

La Banque mondiale souligne que «les pays confrontés à des pénuries de devises ont vu leurs monnaies se déprécier brutalement», un constat qui illustre l’engrenage entre illiquidité des marchés de change, défiance des investisseurs et pressions inflationnistes. L’illiquidité des marchés de change désigne une situation où il devient difficile d’acheter ou de vendre des devises rapidement, sans provoquer de variations importantes des prix ou sans devoir accepter des conditions de transaction désavantageuses.

Au Nigeria, la chute historique du naira a conduit à des réformes audacieuses. L’unification du taux de change et son ancrage aux mécanismes de marché ont permis une stabilisation relative début 2025, soutenue par une amélioration des liquidités et une réduction des écarts entre taux officiel et parallèle.

En Éthiopie, la dépréciation de plus de 50% du birr en 2024 a précipité une refonte monétaire incluant un taux directeur fixé à 15% et des opérations d’open market pour réguler les taux interbancaires. Si ces mesures ont endigué l’hémorragie en 2025, la stabilisation reste précaire, tributaire d’une gestion rigoureuse des réserves de change et d’une reprise des exportations. Des cas qui soulignent le cercle vicieux liant dette souveraine, dépendance aux matières premières et instabilité monétaire.

Politiques monétaires: entre prudence et divergence

Face à un environnement économique incertain, les banques centrales africaines adoptent des postures contrastées, marqué par des risques inflationnistes résiduels et des impératifs de croissance. Dans les pays où l’inflation se rapproche des cibles, comme le Kenya, l’Afrique du Sud ou la Namibie, les autorités ont opté pour un assouplissement monétaire, abaissant les taux directeurs pour stimuler l’investissement et la consommation. À l’inverse, des économies comme le Ghana, le Nigeria ou la Zambie ont récemment relevé leurs taux, réagissant à une résurgence de l’inflation, notamment alimentaire, exacerbée par des chocs climatiques et des tensions sur les prix internationaux.

Les «entre-deux»

Entre ces extrêmes, se trouvent «les autres», terme qui désigne les économies africaines dans une situation intermédiaire, ni en crise aiguë ni pleinement stabilisées. Il s’agit de pays où l’inflation, bien qu’en recul, demeure au-dessus des cibles des banques centrales (Tanzanie, Malawi, Angola), où les autorités monétaires ont choisi de mettre en pause leur cycle de resserrement après des mois de hausses de taux.

Ces pays, comme le décrit la Banque mondiale, font face à des déséquilibres persistants: une inflation alimentaire résiduelle, des marges de manœuvre budgétaires limitées par la dette, et des taux de change parfois rigides (cas des pays membres de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale - CEMAC et de l’UEMOA, dont les devises sont ancrées à l’euro). Leur approche «attentiste» reflète un arbitrage délicat: contenir les prix sans étouffer une croissance déjà atone, dans un contexte de risques externes élevés (prix volatils des matières premières, tensions géopolitiques). Ces économies illustrent ainsi le défi de la transition post-crise : réussir à ancrer les anticipations inflationnistes tout en évitant un ajustement monétaire trop brutal pour les acteurs locaux.

La Banque mondiale rappelle que « l’orientation des politiques monétaires dépendra de trois facteurs: le niveau d’inflation, la marge de manœuvre économique et la vitesse souhaitée de retour aux cibles», une équation complexe dans un contexte de ralentissement de la croissance mondiale.

Soulignons également que les chocs climatiques (sécheresses, inondations) ajoutent une couche de complexité. En perturbant les récoltes et en renchérissant les denrées de base, ils contraignent les banques centrales à arbitrer entre le contrôle des prix et le soutien à des populations déjà fragilisées. Une divergence des politiques qui reflète autant les spécificités nationales que l’absence de consensus sur la réponse optimale à un environnement global volatil.

Risques futurs: incertitudes globales et vulnérabilités locales

La Banque mondiale alerte sur deux risques majeurs susceptibles de compromettre les progrès récents en Afrique subsaharienne : le protectionnisme mondial et l’endettement souverain. Le premier, matérialisé par des mesures commerciales restrictives, menace de renchérir le coût des importations (denrées alimentaires, intrants industriels) et de fragmenter les chaînes d’approvisionnement, pénalisant des économies déjà dépendantes des marchés extérieurs.

Le second, lié à l’explosion du service de la dette libellée en devises (dollars, euros), érode les réserves de change et accroît la vulnérabilité des monnaies locales face aux chocs externes. Au Nigeria, malgré la stabilisation technique du naira grâce à l’unification des taux de change, la fragilité persiste en l’absence de diversification économique hors hydrocarbures. Une dépendance aux ressources extractives qui limite la capacité à générer des devises via des exportations compétitives, perpétuant le cycle de la dette et de la dépréciation.

La Banque mondiale insiste sur l’urgence de politiques structurelles: renforcement des institutions, diversification productive et gestion prudente de la dette. Des défis qui, combinés à un environnement géopolitique tendu, rappellent que la stabilité monétaire en Afrique reste un équilibre précaire, tributaire de réformes internes ambitieuses et d’un soutien international coordonné.

Afrique subsaharienne : une stabilité monétaire à trois vitesses face aux défis structurels

CatégorieCaractéristiquesExemples de PaysIndicateurs clésDéfis
Pays réformateursGouvernance monétaire crédible, inflation maîtrisée, réformes structurelles.Kenya, Botswana, Afrique du SudAppréciation du shilling kényan (+20% en 2024), inflation stabilisée (4,2% début 2025).Maintenir les réformes, absorber les chocs externes (prix des matières premières, géopolitique).
Crises aiguësDépréciation monétaire (>40%), pénuries de devises, dette élevée, inflation à 2 chiffres.Nigeria, Éthiopie, Soudan, ZimbabweNaira et birr en chute, inflation >40% au Soudan, dépendance aux hydrocarbures.Gestion des réserves de change, diversification économique, stabilisation politique.
Situations intermédiairesInflation en baisse mais supérieure aux cibles, politiques monétaires en pause.Tanzanie, Angola, Malawi, pays CEMAC/UEMOAInflation alimentaire résiduelle, taux de change rigides ancrés à l’euro.Arbitrage entre contrôle des prix et soutien à la croissance, dette publique limitant les marges de manœuvre.

Source : Banque Mondiale.

Par Modeste Kouamé
Le 19/05/2025 à 15h31