Les dernières données de la Banque mondiale (BM), publiées le 9 juillet 2025, dressent un tableau de marchés d’engrais sous haute tension. L’indice des prix des engrais de la BM a grimpé de 15% depuis début 2025, avec des hausses spectaculaires pour le phosphate: +43% pour le triple superphosphate (TSP) et +23% pour le phosphate diammonique (DAP).
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Cette flambée, alimentée par une forte demande, des restrictions commerciales et des déficits de production- notamment pour l’urée- profite clairement à certains acteurs mondiaux. Mais où se situent les pays africains dans cette redistribution des cartes? L’analyse des publications d’avril 2025 de la BM, associées aux plus récentes mentionnées plus haut, nous en disent plus.
Les grands gagnants dont le Maroc et l’Égypte
La BM identifie clairement les bénéficiaires structurels de la crise actuelle des engrais. Le Canada émerge comme principal gagnant sur le marché de la potasse (MOP). Ses exportations, redirigées vers l’Europe selon la BM, remplacent les approvisionnements biélorusses et russes, deux pays sanctionnés. Une réorientation stratégique, couplée à une demande ferme, qui permet au pays d’anticiper une hausse de 5% de ses prix en 2025.
Simultanément, le Maroc et l’Arabie Saoudite capitalisent sur les tensions affectant les phosphates (DAP). Comme le souligne la BM «l’impact est particulièrement évident en Europe» où ces pays fournissent désormais des «approvisionnements plus coûteux» en remplacement des flux chinois et russes paralysés par les restrictions et sanctions. Ils bénéficient ainsi d’une hausse projetée de 6% du DAP en 2025.
Ainsi, son statut de fournisseur de DAP vers l’Europe fait du Maroc un bénéficiaire indirect des tensions géopolitiques.
L’Égypte, bien que confrontée à des «déficits de production» dus au déclin de son gaz naturel, tire parti de sa position géostratégique. Elle s’affirme comme un fournisseur alternatif d’ammoniac pour le marché européen, profitant des disruptions affectant d’autres sources.
Enfin, l’industrie chinoise des batteries électriques constitue un gagnant sectoriel inattendu mais déterminant. La décision délibérée de Pékin de restreindre massivement ses exportations de phosphates– avec une chute de plus de 90% des ventes d’engrais azotés en 2024– vise explicitement à «garantir la disponibilité pour les batteries lithium fer phosphate». Une priorisation industrielle qui sacrifie délibérément le marché agricole mondial au profit d’une filière technologique stratégique, illustrant une recomposition brutale des priorités d’approvisionnement mondiales.
Une configuration qui consacre ainsi des bénéficiaires diversifiés, tant nationaux que sectoriels, dont les gains découlent directement des déséquilibres géopolitiques et des arbitrages industriels.
Accessibilité réduite en Afrique
Contrairement aux bénéficiaires identifiés de la crise, la situation africaine se caractérise par une vulnérabilité systémique accrue. La détérioration brutale de l’accessibilité des engrais constitue un choc immédiat. Comme le souligne la Banque mondiale, «après être revenue aux niveaux d’avant la pandémie, l’accessibilité des engrais s’est détériorée». Ce recul est particulièrement marqué pour le phosphate diammonique dont l’indice a «dépassé son pic début 2022», atteignant 1,72 en juin 2025 – un niveau supérieur à celui de l’urée (1,46) et de la potasse (0,86). Cette tendance, où un ratio ascendant signale une accessibilité réduite, frappe de plein fouet les petits producteurs africains.
La Banque mondiale précise que «la récente flambée des prix des engrais, conjuguée à la baisse des prix des produits agricoles, a rendu les engrais moins abordables», érodant de manière drastique leurs marges économiques déjà fragiles.
Une pression qui s’inscrit dans une dépendance structurelle aux importations qui expose le continent aux chocs exogènes. En tant qu’importateur net majeur, l’Afrique subit de manière disproportionnée les effets des «restrictions commerciales et des sanctions qui jouent un rôle de plus en plus important dans la refonte des marchés mondiaux».
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La contraction de 90% des exportations chinoises d’azote en 2024, couplée aux restrictions sur les phosphates, aux sanctions contre la Biélorussie et aux droits de douane européens contre la Russie, génère des pénuries artificielles et renchérit les coûts logistiques pour des acheteurs africains souvent relégués en fin de chaîne d’approvisionnement.
L’absence criante de dynamique intra-africaine achève ce tableau. Aucune référence n’est faite à des initiatives régionales substantielles– telles que des pools d’achat collectifs, le développement accéléré de capacités de production locales (hors Maroc) ou des corridors logistiques dédiés – dans les analyses de la Banque Mondiale. Une lacune stratégique qui maintient les pays africains dans une logique fragmentée de dépendance au marché mondial, les privant de leviers pour atténuer collectivement les chocs. La crise actuelle souligne ainsi le paradoxe d’un continent riche en potentialités agricoles mais structurellement vulnérable par défaut d’intégration et de souveraineté des chaînes d’approvisionnement.
L’analyse prospective de la Banque Mondiale : un horizon contraint
Les projections de la Banque mondiale dessinent un paysage économique peu favorable à l’Afrique à court et moyen terme. La persistance structurelle de prix élevés constitue la première tendance lourde. La BM anticipe que «les prix devraient rester nettement supérieurs à leur moyenne 2015-2019», attribuant cette dynamique à la combinaison des «coûts des intrants élevés, une consommation résiliente et des restrictions à l’exportation en cours». L’absence de résolution prévisible des tensions géopolitiques clés – notamment les restrictions chinoises, les sanctions contre la Biélorussie et les tarifs douaniers européens visant la Russie – confirme la nature durable de cette pression.
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Cette projection s’accompagne d’un profil de risques asymétriques défavorable. Comme le précise explicitement la BM «les risques pour les perspectives incluent des hausses des coûts des intrants et un éventuel assouplissement si les exportations chinoises reprennent à la baisse». Une formulation qui souligne que les menaces inflationnistes (nouveaux chocs sur les intrants, extension des restrictions commerciales) apparaissent plus probables et impactantes que le scénario positif d’une reprise des exportations chinoises– pourtant seul facteur identifié de potentielle détente.
La stabilisation attendue en 2026 reste soumise à des conditions strictes. Bien que la Banque mondiale prévoie un apaisement des marchés grâce à de nouvelles capacités de production en Asie de l’Est et au Moyen-Orient, cette évolution reste tributaire de «l’absence de nouveaux chocs» et ne signifiera pas un retour aux niveaux pré-crise.
Pour l’Afrique, cette temporalité pose un défi immédiat: l’impact dévastateur sur les saisons culturales 2025/2026 est déjà enclenché, rendant illusoire l’attente d’un soulagement à court terme.
En définitive, la publication de la Banque mondiale agit moins comme une prédiction que comme une alerte: sans stratégies audacieuses pour développer des capacités de production locales d’engrais, diversifier les sources d’approvisionnement, promouvoir des alternatives agroécologiques et renforcer les mécanismes d’achat régionaux, l’Afrique restera à la merci des prochaines secousses géopolitiques sur le marché des engrais. Le temps n’est plus à observer qui se frotte les mains, mais à agir pour que l’agriculture africaine ne se les torde plus.
Position du Maroc et de l’Égypte dans la crise des engrais
Critère | Maroc | Égypte |
---|---|---|
Secteur clé | Phosphates (DAP) | Ammoniac |
Avantage principal | Statut de fournisseur alternatif vers l’Europe | Position géostratégique proche du marché européen |
Opportunité exploitée | Restrictions sur les exportations russes et chinoises de DAP | Disruptions des approvisionnements en ammoniac d’autres sources |
Bénéfice économique | Hausse projetée de 6% des prix du DAP en 2025 | Positionnement comme fournisseur alternatif malgré des déficits de production |
Marché cible | Europe (remplacement des flux russes et chinois) | Europe |
Défis structurels | Dépendance aux tensions géopolitiques pour maintenir les gains | Déficits de production liés au déclin du gaz naturel (matière première clé) |
Impact des tensions | Bénéficiaire indirect des sanctions et restrictions commerciales | Tire parti des disruptions logistiques et commerciales |
Source : Banque Mondiale.