Depuis le mois de décembre 2016, la presse économique du continent est focalisée sur le Trans African Pipeline, ce gazoduc pensé par le roi Mohammed VI du Maroc devant longer toute la côte atlantique du Golfe de Guinée à l'Espagne. On en arrive même à oublier qu'avant ce projet pharaonique le Maroc est partie prenante d'un autre gazoduc qui relie l'Algérie à l'Espagne, via le royaume. Il s'agit de l'infrastructure portée par le projet Maghreb-Europe et qui est en exploitation effective depuis 2002.
Justement, à propos de ce gazoduc Maghreb-Europe qui transite par le Maroc, il convient de noter que sa capacité annuelle est de l'ordre de 12,5 milliards de mètres cubes normaux ou normal cubic meter (nm3/an). Mais concrètement, ce sont environ quelque 10 milliards de nm3 qui transitent chaque année par le Maroc pour alimenter le marché espagnol. Comparé à la production annuelle algérienne qui est de 131 milliards de nm3, cela pèse environ 8%.
Pour le Maroc, il s'agit d'un enjeu non négligeable, puisque le pays perçoit comme droits de passage quelque 7% de redevances sur le gaz transitant sur son territoire. C'est ce gaz qui fait fonctionner la centrale à cycle combiné de Tahaddart depuis son démarrage en 2007 ainsi que la centrale de Aïn Beni Tahar. Bon an mal an, ce sont entre 650 et 800 millions de nm3 qui sont prélevés par ces centrales pour la production d'électricité.
Sur le budget, cela se traduit par des recettes non négligeables depuis le début de son exploitation en 2002. La douane marocaine a encaissé pour le compte du Trésor public marocain jusqu'à 2,4 milliards de dirhams dans une année comme 2014. Mais, comme la redevance est calculée en fonction des cours des hydrocarbures (le cours du gaz étant indexé sur celui du pétrole qui lui sert de référence), la baisse des prix du pétrole fait chuter la valeur engrangée par le Trésor pour la ramener à 1 milliard de dirhams en 2016, soit le plus faible montant jamais enregistré depuis 2005.
La carte de la prudence pour le Maroc
Il faut néanmoins constater que depuis mars 2011, l'Algérie a mis en service un nouveau gazoduc baptisé Medgaz qui connecte Hassi R'mel à Almeria en Espagne en passant par le terminal de Béni Saf sur la côte algérienne. Ainsi, le gaz algérien est également acheminé vers l'Espagne via ce canal qui évite le Maroc. Medgaz est porté par la Sonatrach (43%) et les sociétés espagnoles Cepsa (42%) et Gas Natural (15%).
Cependant, il ne s'agit aucunement d'une infrastructure qui vient se substituer au gazoduc Maghreb-Europe. Avec 8 milliards de nm3/an, sa capacité est légèrement plus faible que celle de l'ouvrage qui transite par le Maroc. Donc, il faut y voir une voie suppléant celle du gazoduc Maghreb-Europe, plutôt que lui faisant concurrence.
Par ailleurs, force est de constater que la coopération dans le domaine du gaz résiste, malgré des relations très tendues parfois entre le Maroc et l'Algérie. En effet, depuis des décennies c'est effectivement le gaz algérien qui sert à remplir les bouteilles destinées à la consommation domestique voir semi-industrielle au Maroc.
La prudence voudrait, néanmoins, que dans un domaine aussi stratégique, le Maroc cherche d'autres sources d'approvisionnement. Et c'est justement cette opportunité qu'offre le Trans Afric pipeline. D'ailleurs, juste après l'annonce de la création de ce gazoduc maritime, l'Algérie a invité Yemi Asinbajo, le vice-président nigérian à se rendre dans la capitale pour reparler du projet de gazoduc devant transiter par le Mali et le Niger.
A plusieurs égards, les enjeux du gazoduc devant relier le Nigeria à l'Europe, via le Maroc, sont cruciaux. Il y a d'abord la naissance d'un gigantesque projet entièrement porté par les Africains et destiné avant tout à servir l'intérêt des Africains. Il suffit de voir le tracé du futur gazoduc pour s'en convaincre.
Ensuite, il faut y voir une nouvelle configuration des relations diplomatiques entre le Maroc et l'Afrique de l'Ouest en général, et entre le Maroc et le Nigeria en particulier. C'est dans ce même cadre qu'il faut inscrire la réaction d'Alger qui a décidé de relancer un projet de gazoduc transaharien avec le Nigeria, lequel avait pourtant été enterré dès son lancement en 2001. Seulement, on voit mal ce projet saharien relancé dans l'immédiat à cause de l'insécurité liée aux groupes terroristes présents dans la région, dont le Groupe de soutien à l'Islam et aux musulmans (GSIM) qui regroupe désormais tous les groupes opérant au Sahel, comme Boko Haram, etc.
Enfin, cette future infrastructure permettra de trouver un débouché au gaz nigérian que les compagnies pétrolières brûlent inutilement depuis des décennies, faute de pouvoir l'exploiter.
Partant de l'Espagne qui en sera l'un des plus importants clients, l'ouvrage se connectera au gazoduc déjà existant reliant le Nigeria au Ghana, en passant par le Togo et le Bénin. Outre ces cinq pays, y seront reliés le Maroc bien-sûr mais également la Mauritanie, le Sénégal, la Gambie, la Guinée, la Guinée-Bissau, le Libéria et la Sierra Leone. Le gazoduc longera ainsi toute la côte atlantique du golfe de Guinée aux rives espagnoles sur 5.000 km.
Tracé du gazoduc, allant du Nigeria à l'Espagne en passant par le Maroc et connectant l'ensemble des pays de l'Afrique de l'Ouest
C'est ce qui fait dire à Uche Orji, le directeur général du fonds souverain nigerian que: «Nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère pour l’Afrique, qui façonnera elle-même son avenir. Nous sommes extrêmement fiers de faire partie de cette marche vers la prospérité de notre continent».
Une aubaine pour le Nigeria
D'emblée, on se pose la question de savoir quel intérêt représente cet ouvrage. Pour comprendre l'importance de ce projet de gazoduc transafricain, il faut mettre certaines choses en perspective. D'abord, il faut noter que le Nigeria possède les dixièmes réserves prouvées les plus importantes de gaz au monde. Celles-ci lui posent d'ailleurs un grave problème environnemental. En effet, les compagnies qui exploitent le pétrole sont toutes obligées de procéder au brûlage du gaz qui s'échappe des puits. Ce procédé a le double inconvénient de faire perdre jusqu'à 5 milliards de dollars à l'économie nigériane, tout en causant de graves problèmes de pollution, notamment en provoquant des pluies acides. C'est une chose que les Nations unies ne cessent de dénoncer. Et, "d'après la Banque mondiale, le gaz brûlé au Nigeria représente l'équivalent de la production annuelle totale d'énergie de l'Afrique subsaharienne". Certains puits de gaz brûlent depuis 40 ans. C'est dire l'énorme gaspillage qu'empêchera le futur gazoduc. C'est pourquoi du côté nigérian, on tient fermement à la réalisation d'un tel ouvrage.
Le gazoduc permettra également au Nigeria de faire pression sur des compagnies comme Shell, Total, Texaco pour qu'elles fassent transiter ce gaz inutilement brûlé vers le pipeline afin de fournir aussi bien les autres pays ouest-africains que le Maroc et l'Europe.
Une infrastructure rêvée pour le futur gaz sénégalo-mauritanien
Pour le Sénégal et la Mauritanie, futurs producteurs de gaz naturel, c'est également une aubaine d'être connectés à cette infrastructure. Les premières découvertes font état de réserves estimées à 560 milliards de mètres cubes de gaz. Une telle quantité est relativement importante puisqu'un gazoduc comme celui qui relie l'Algérie à l'Espagne en passant par le Maroc mettrait 127 ans à l'évacuer.
Pour le moment, le projet n'en est qu'à ses débuts. Cependant, le sérieux avec lequel il est abordé par les principaux intéressés, et tout particulièrement par le roi Mohammed VI du Maroc et le président Muhammadu Buhari du Nigeria, laisse penser que l'ouvrage devrait voir le jour dans les années à venir.
D'abord côté financement, il est porté par les fonds souverains des deux pays, notamment la Caisse de dépôt et de gestion (CDG) du Maroc intervenant à travers Ithmar Capital et la Nigerian Sovereign investment authority (NSIA). Ensuite, il est d'un très grand intérêt pour l'ensemble des pays concernés. Même la Mauritanie qui ne s'est pas officiellement prononcée et dont on pourrait redouter la réticence devrait y trouver un avantage certain, du fait des découvertes de gaz à la frontière maritime avec le Sénégal.